Notre peuple a su être exemplaire. Aujourd’hui, le monde entier a les yeux braqués sur nous. Nous inspirons désormais tous les peuples asservis et qui vivent encore dans la peur. Mais le combat ne s’arrête pas là. Cette valeur d’exemple qui nous a été transmise nous impose maintenant une responsabilité considérable. Nous devons à présent prouver la valeur de nos sentiments, la force de notre volonté et la sagesse de notre conduite.

La révolte qui est née au coeur de notre pays a donné lieu à une véritable Révolution. Elle a chassé la peur de nos vies. Mais cela ne suffira pas à faire partir les dangers qui pèsent encore au-dessus de nous. Et comme le soulignent déjà beaucoup d’observateurs, ce n’est qu’en adoptant les mesures politiques qui garantiront la souveraineté de notre peuple, protègeront les acquis de notre lutte, que nous aurons pleinement réalisé notre mouvement vers la Liberté.

Déjà, des voix s’élèvent pour comparer notre expérience à d’autres, prestigieuses, pour commenter les alliances ou jeter le doute sur les intentions véritables de ceux qui se battaient hier encore contre la dictature. Mais gardons-nous bien de ce piège, il a été souvent question de révolutions ces dernières années, mais dès que le peuple relâche son attention des problèmes véritables, dès que sa fierté est tellement gonflée qu’il en oublie sa propre fragilité, il en redevient manipulable. Il y a en vérité beaucoup plus de révolutions évènementielles que d’évènements réellement révolutionnaires…

Dans l’immédiat, le plus important pour nous est d’assurer la stabilité politique de notre pays. C’est à cette seule condition que nous pourrons remettre sur pied notre économie, rétablir la Justice et préparer nos premières élections sereinement. Mais cela ne suffira évidemment pas. Il n’est pas seulement question pour nous de changer quelques visages. Nous voulons le contrôle de notre propre destin. Et pour cela, de nombreux changements sont encore nécessaires.

Pendant des années, et même des décennies, la corruption a fait partie de nos vies. Elle n’était pas seulement présente à la tête de l’État, elle régissait l’ensemble de notre système. Le paiement d’un bakchich pour éviter une amende ou faciliter une procédure, la désignation d’un chef d’entreprise ou d’un responsable politique en raison de ses liens familiaux ou de son appartenance au parti, tout ou presque était régi par l’arbitraire et l’opacité. Pour changer, il nous faut maintenant inventer un autre système, entièrement neuf, qui ne porterait pas en lui les crimes de notre passé. Il ne s’agit donc pas pour nous de faire une deuxième République, mais de faire la première vraie Démocratie tunisienne.

Nous sommes d’ores et déjà entrés dans une phase de transition, elle nous mènera vers l’avenir de notre pays, mais conditionnera également le cours de notre vie future. Les choix que nous allons faire dans les prochains jours, semaines, mois et années seront probablement les plus importants de notre histoire. Contrairement à une idée trop répandue, nous avons le temps. C’est même là notre principal atout contre le risque d’échec, la division ou les ambitions personnelles de chacun.

Mais avant cela, il nous faut considérer honnêtement les conditions dans lesquelles nous nous trouvons actuellement et les objectifs que nous pouvons nous fixer. Un certain nombre de partis d’opposition sont déjà présents dans notre paysage politique, quelques-uns étaient déjà autorisés, d’autres sont en passe de le devenir. Mais qui pourrait affirmer aujourd’hui que tous les courants existants dans la société sont déjà représentés en Tunisie? La plupart des partis sont plus connus pour leurs leaders que pour leurs programmes, lesquels sont même souvent inconnus de tous. Comment pourrions-nous nous étonner de cette situation, nous venons de vivre plus de cinquante ans d’un régime à parti unique. Il suffisait d’ailleurs souvent d’appartenir à une région ou à une grande famille pour faire carrière dans le parti et beaucoup de ceux qui forment encore notre classe politique n’ont jamais eu à faire véritablement leurs preuves ou à convaincre leurs électeurs. À titre de comparaison, lorsque l’Espagne a entamé son processus de transition démocratique, plus de deux cents partis ont vu le jour en un an.

Mais d’autres problèmes apparaissent à ceux qui veulent bien prendre le temps de les voir. Le premier d’entre eux pourrait être le conflit des générations, ou plutôt son apparente absence. Voilà des décennies que nous sommes gouvernés et représentés, jusque dans l’opposition politique et dans les journaux par des personnes de la même génération, aujourd’hui âgés pour la plupart de plus de soixante ans, voire soixante-dix. Pourtant, il est nécessaire de reconnaître l’importance fondamentale de la jeunesse dans la Révolution, celle-ci est parfois même qualifiée de « révolution Facebook », et nul n’oserait contester le rôle joué par internet dans la contestation. La question qui se pose donc à nous est celle du rôle de la jeunesse dans cette transition, et surtout, dans la Tunisie démocratique. Il est indispensable de commencer sans plus attendre le passage de relais générationnel.

Outre cette question, il en est d’autres, qui paraissent presque plus primordiales tant elle conditionnent toute véritable liberté. À commencer par celle de l’indépendance des médias. Une fois proclamée la liberté d’expression, encore faut-il que les journaux, radios, télévisions et sites internet qui ne demandent qu’à naître ou à continuer d’exister puissent garantir leur indépendance financière. Or cela dépend souvent de leur capacité d’investissement à court et moyen termes. En clair, s’ils veulent se procurer du matériel et surtout pouvoir rémunérer leurs collaborateurs, les groupes médiatiques vont avoir besoin d’argent, ce qui risque de n’être pas chose facile dans un pays où la libéralisation des médias n’a jamais été effective et où certains investisseurs privés, possédant par ailleurs d’autres intérêts, sont déjà présents. Le secteur médiatique n’est pas comme le reste de l’économie, il est une des conditions indispensables à l’information du citoyen, à la liberté d’opinion, à l’égalité des partis et à bien d’autres aspects de la vie démocratique. Il est donc essentiel de le laisser s’épanouir et se développer avant d’envisager toute élection.

Enfin, il faut aussi considérer le démantèlement des structures de l’ancien régime. Le parti unique bien sûr, mais pas seulement. Le système précédent reposait en grande partie sur la surveillance des citoyens, il faut maintenant nous assurer du sort des informations consignées et recycler les hommes qui assuraient cette mission, sans qu’ils puissent tirer avantage de ce qu’ils faisaient auparavant. Mais il faut aussi garantir leur relative impunité, dans la mesure où ils n’auraient pas commis d’actes trop graves. Là, apparaît bien sûr la question de l’amnistie des crimes de la dictature et des violations des droits de l’homme. Rendons-nous à l’évidence, nous ne pourrons poursuivre tous ceux qui ont profité de la situation, malgré cela, il est inconcevable de procéder à une amnistie générale. Trop de gens ont souffert et pendant trop longtemps pour que nous puissions fermer la porte sans regarder derrière nous. De plus, cela ne ferait que menacer la stabilité de notre démocratie naissante. Il nous faut en terminer avec la dictature avant de pouvoir avancer à nouveau.

C’est bien là d’ailleurs ce qu’il y a de plus rassurant dans la transition que nous avons commencée, elle n’est pas le résultat d’une concession du pouvoir ou du parti, comme cela avait pu être le cas de l’Espagne. Ben Ali n’est pas mort, il a fui devant la Révolution populaire et le cri de la jeunesse : « Dégage! ». Nous n’avons pas à accepter toutes les conditions que nous proposent les éléments restants de l’ancien régime. C’est à nous de fixer nos propres règles. Mais il nous incombe en contrepartie une grande responsabilité si nous ne voulons pas perdre tous nos droits et faire face à une contre-révolution. C’est pourquoi nous ne devons pas pêcher par empressement, et éviter ainsi de voir un jour nos enfants nous reprocher notre legs.

Nous devons dès à présent fabriquer le tissu qui nous permettra de recoudre notre drapeau. Et cela peut passer par des modalités nouvelles et inédites. Les Révolutions engendrent de nouveaux horizons. L’essentiel des principes qui régissent les sociétés démocratiques découle des révolutions anglaise, américaine et française, qui se sont déroulées entre le milieu du dix-septième et la fin du dix-huitième siècle. Cela fait déjà plus de deux cents ans et beaucoup reconnaissent le caractère sclérosé des systèmes européen et américain. Ensemble, nous pouvons inventer une société nouvelle, adaptée à notre temps et à nos exigences. La Tunisie ne manque ni de juristes compétents et habiles, ni d’esprits brillants. Il est donc tout à fait possible d’imaginer les conditions qui garantiraient non seulement le respect de nos droits et de nos libertés, mais nous assureraient également la souveraineté sur notre pays. Déjà, le peuple nous montre à nouveau l’exemple dans les rues, il s’organise et dépasse les clivages dans l’intérêt de tous.

Bien sûr, pour amener notre Révolution jusqu’à son terme, il nous faut aussi savoir la protéger tant qu’elle est encore fragile. Mais là encore des moyens existent et peuvent être mis en oeuvre. Nous pouvons surmonter nos craintes et travailler ensemble, à l’image de notre peuple, à l’intérêt général de notre pays. Afin de diminuer les pouvoirs des dignitaires de l’ancien régime et de limiter la prise de contrôle de l’État par une classe politique que nous ne connaissons pas encore suffisamment, rien ne nous empêche de considérer la constitution abrogée par la volonté souveraine du peuple, exprimée par sa mobilisation extraordinaire et continue. Dès lors, il nous est possible d’organiser un gouvernement provisoire répondant de ses actes à un conseil de surveillance constitué de personnalités de confiance, issues de la société civile et des différents partis politiques. Cette situation peut tout à fait être complétée par l’organisation d’élections législatives dans un délai qui laisserait le temps à un certain nombre de partis d’émerger et de se renforcer, garantissant ainsi un début de démocratie.

Le gouvernement provisoire ainsi formé pourrait assurer une gestion du pays sous le contrôle du parlement et du conseil de surveillance, tout en rendant possible le travail d’une commission indépendante en vue de produire une nouvelle constitution. On peut dans cette optique envisager que celle-ci soit constituée d’experts et de représentants des principales tendances politiques et sociales tunisiennes dans toute leur diversité. L’avantage de cette modalité, inspirée par d’autres expériences de transition démocratique, serait d’accorder à notre démocratie naissante tout le temps et l’énergie nécessaires à la renforcer et à lui assurer la stabilité dans la durée.

D’autres questions inhérentes aux spécificités de notre société et à l’établissement d’une démocratie dans un pays de culture et de tradition islamiques commencent déjà à poindre, semant ça et là le doute et la méfiance. Notre Révolution est partie de la jeunesse et du peuple, en cela, elle est totalement inédite, elle ne visait ni à limiter le pouvoir absolu d’un monarque, comme la révolution anglaise, ni à chasser une puissance jugée trop encombrante en imposant plus de justice, comme la révolution américaine, ni à chasser la monarchie pour substituer la classe bourgeoise à celle des nobles. Non, notre Révolution est inédite dans l’histoire, elle sera celle qui, partie du peuple, imposa les principes de démocratie participative et de contrôle des décisions par le peuple et pour le peuple. Depuis déjà trop longtemps, la politique dans notre pays est affaire de grandes familles et de régions riches. Nous pouvons changer, aujourd’hui, nous pouvons tout changer. Nous pouvons créer un système parlementaire en Tunisie. Créer un système dans lequel les régions s’administrent elle- même en assemblées. Nous pouvons donner naissance à un système politique dans lequel un enfant de Sidi Bouzid pourrait devenir député de sa région, puis être élu député au parlement national et enfin un jour, pourquoi pas, chef de gouvernement. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous avons la possibilité de vraiment donner le pouvoir au peuple, à ce peuple qui, seul et sans leaders, sans commandement, nous a libérés. Aurons-nous le courage de le libérer à notre tour ?

Mourad BESBES