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Par Hassouna Mansouri, Amsterdam,

Tout… Rien… Quelque chose… est le titre de la conférence inaugurale de Marie-Josée Mondzain au colloque international sur Image et pouvoir organisé les 9 et 10 décembre 2010 par l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Elle analysait l’expérience de Jean-Luc Godard face à la révolution au Mozambique. La philosophe se référait aux trois questions de l’Abbé Sieyès (1) qui enclenchèrent la Révolution française : Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. / Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. / Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose.

Remplacez “le tiers état” par la jeunesse tunisienne et vous aurez une description de la révolution du jasmin commencée le 17 décembre 2010.

Dans chaque révolution il y a trois moments : le premier est la nécessité d’agir parce qu’on n’a Rien et on est réduit à Rien, le second est de vouloir réaliser quelque chose qui reste de l’ordre de l’absolu pour palier tout ce qu’on n’avait pas et donc on cherche un Tout et on devient Tout ; le troisième est de n’avoir que ce que la réalité aura permis, c’est-à-dire Quelque chose. Après plus de 20 ans d’oppression, après quatre semaines de désobéissance civile qui a mis le régime à genoux face à la volonté du peuple, un système vient de déclarer forfait devant la pression de la rue et d’une jeunesse qui a refusé toutes les promesses de compromis, décidée à prendre son propre sort entre ses propres mains.

RIEN : C’est donc ce que la jeunesse avait appris à vivre avec, des années durant. Depuis les années 90, le régime mis en place après le coup d’État de 1987, tenait le pays de main de fer en faisant miroitant prospérité, confort et accès à la modernité. Le baromètre économique et les observateurs des grandes puissances occidentales tenaient la Tunisie pour un modèle de développement, cautionnant ainsi la politique de Ben Ali et son régime. Outre l’indigence donc, les libertés politiques, celles de la presse et celles de la création et même celles de l’entreprenariat économique étaient étouffées par la corruption et la mainmise d’une mafia sur les grandes entreprises, colonne vertébrale de l’économie tunisienne. Dans cette atmosphère, le petit peuple se retrouvait avec rien entre les mains… et réduit à Rien.

TOUT : peut être la traduction de ce que tout peuple aspire à être dans une démocratie. Ce qu’il voudrait : justice sociale, équilibre entre les régions, prospérité qui profite à tous… Les jeunes Tunisiens n’étaient pourtant pas aussi exigeants au départ. Ce qu’ils réclamaient était presque un minimum : du travail, de la justice sociale,… autrement dit la répartition équilibrée des richesses du pays selon les régions et selon les classes. Or ceci n’était pas possible vu que le pays n’était plus régi par un État de droit, ni par les institutions républicaines comme stipulé par la Constitution, mais par un groupe réuni autour de la famille du président et des proches. À la riposte démesurée de l’État qui mobilisa ses services de sécurité pour réprimer les manifestants, le peuple a répondu par des exigences plus importantes et plus pressantes contre le régime et donc qui touchent de plus en plus au fond du problème. À partir du moment où le bras de fer a été engagé entre le régime et le peuple, que personne n’a voulu faire machine arrière, il fallait que l’un deux s’écrase et, de toute évidence, ce ne pouvait pas être tout un peuple. C’est à ce momentlà que les jeunes Tunisiens, comme le tiers état en 1789, sont devenus tout simplement TOUT.

C’est là que la réclamation du TOUT s’est exprimée d’une façon évidente : changement radical du régime et garantie des libertés fondamentales pour tous, droit du peuple de disposer des richesses du pays, refus de laisser le monopole du pouvoir entre les mains d’une minorité privilégiée ni, et c’est historique pour un pays comme la Tunisie, à un seul et unique parti politique.

QUELQUE CHOSE : au lendemain de la Révolution Française le tiers état n’avait pas

vraiment tout ce qu’il voulait et son pouvoir révolutionnaire absolu s’est retourné contre lui. Il n’y a qu’à penser au retournement des événements contre un Danton en un premier moment et Robespierre dans un second. On pourra dire la même chose de la Révolution bolchevique. Lénine et ses amis ont dû faire des compromis historiques pour asseoir le régime soviétique avant de chercher à le propager plus tard au reste du monde. Il en va de même de cette révolution Tunisienne. Alors qu’elle n’est même pas achevée à l’heure où nous écrivons ce texte, les forces vives du pays cherchent à dessiner une voie pour sortir la société de la débâcle et remettre de l’ordre. Les débats tournent autour des compromis auxquels cette révolution doit faire face entre la crise économique et la reconstitution du pays, entre la menace islamiste et le pari d’un modèle de démocratie qui réponde aux besoins du moment et à la spécificité de la société. C’est que la révolution ne sera donc en aucun cas un Tout, mais ce ne sera certes pas le statu quo d’avant ces quatre semaines de bouillonnement. Ce que le peuple tunisien a déjà acquis et c’est beaucoup c’est l’impossible retour en arrière. Le reste viendra ou ne viendra pas vraiment, le temps s’en chargera.

Tout cela se passe dans la totale surprise du monde entier. Personne, ni le régime tunisien, ni les services secrets et la garde présidentielle dont la force est incontestable pour avoir tenu un peuple sous contrôle pendant plus de vingt ans, ne pouvait prédire ce qui s’est passé. Les jeunes Tunisiens qui ont manifesté dans les rues et tout le peuple avec eux n’avaient jamais pensé que cela aurait pu arriver. Aucun des partis politiques ni les organisations ni les corps des métiers ne pouvaient non plus en avoir le moindre espoir. C’est pourquoi le mouvement a été totalement spontané et non encadré. Aucun leadership ni de personne ni de parti ni d’organisation quelconque n’a préparé ni supervisé le soulèvement de la Tunisie.

Les puissances qui dirigent le monde n’avaient pas non plus vu le changement venir et surtout pas de cette manière. Elles le souhaitaient peut-être. La Tunisie est un petit pays donné comme exemple de stabilité sociale et économique par tous les observateurs. Les grandes puissances trouvaient même en son régime un allié important pour les jeux de stratégie et de politique de domination. Ce sont ces mêmes puissances qui fournissaient les outils de répression en termes de matériel technologique et de formation des agents. C’est-à-dire que c’est en fait la philosophie sécuritaire définie par les grandes puissances mondiales, par régime local interposé, qui assurait le maintien de l’ordre en Tunisie. Et cette faillite du régime local est en fait celle de toute cette philosophie qui est encore en vigueur dans le monde entier et qui autorise toutes formes de fascisme qui souvent ne dit pas son nom.

Partout dans le monde, les mesures sécuritaires passent avant toutes les autres options pour le maintien de la paix. Depuis la guerre du Golfe et les attaques du 11 septembre 2001, le monde ne jure que par la sacro-sainte sécurité des citoyens et par la guerre contre le terrorisme au détriment de l’éducation, de la culture et du développement durable. Toute l’énergie des politiques et des sociétés part donc dans les techniques et les technologies sécuritaires : brigades spécialisées à n’en plus être capable de les dénombrer, missions de “pacification” dans les quatre coins du monde, développement des techniques de surveillance et des bases de données, etc. Toutes ces énergies sont investies pour pouvoir être capable de lutter contre tout danger déstabilisateur, mais aussi pour pouvoir être capable de le prévoir.

Le drame du 11 septembre, c’est d’avoir eu lieu mais le pire c’est comment les services de renseignement n’ont pas pu le voir venir. Mais cela reste un drame qui est le fruit d’une technique qui s’est retournée contre elle-même. Ceux qui l’ont commis et ceux qui auraient dû les empêcher ont été formés à la même école et maîtrisaient les mêmes outils logistiques et technologiques. La Révolution du Jasmin en Tunisie ne pouvait être prévue parce que d’une part elle est issue d’une

autre logique et ne correspond à aucun schéma ni de cas d’école et d’autre part parce que les défenseurs de la politique sécuritaire ont été aveuglés par leur arrogance et leur force technique.

Ils se sentaient invulnérables.

Or voici que le plus vulnérable, une jeunesse défavorisée et démunie, vient donner une leçon historique pas seulement à son oppresseur direct, mais aussi à tout le système mondial. Elle met à défi toute une philosophie qui règne dans le monde. Et si elle peut faire cela, c’est parce qu’elle s’est trouvée à un certain moment complètement poussée en dehors de tout, privée de tout, exclue d’office de jouer aucun rôle, à commencer par son inscription dans l’économie. Sa révolution est exceptionnelle parce qu’elle n’a pas agi suivant des schémas habituels. Le soulèvement ne s’est pas fait dans une perspective définie. Il n’est dicté par aucune orientation idéologique ni stratégie politique ni nulle autre forme de structuration du mode ni des objectifs du mouvement.

Il y a eu donc un clash entre deux énergies complètement opposées : d’une part celle issue d’une idée arrêtée sur la manière dont la société devrait être contrôlée et développée avec la méthode la plus étudiée et les moyens techniques les plus sophistiqués en la matière ; et d’autre part celle d’un peuple qui, sous l’oppression la plus cruelle, a tellement été poussé dans ses derniers retranchements sociaux et psychologiques qu’il n’avait plus rien à perdre parce que de toute façon il n’avait plus rien, sinon la vie.

C’est le sens du geste de Mohamed Bouazizi ce jeune qui s’est immolé devant le symbole du régime, en l’occurrence le siège du Gouvernorat. Dans cette posture, il y a toute l’opposition entre la manière moderne de concevoir l’organisation de la société et un individu représentant ce qu’il y a de simplement humain en toute nudité. Et cela dépasse de toute évidence le contexte tunisien. Il y a certes une opposition entre un régime local despotique et une jeunesse tunisienne défavorisée.

Mais il convient d’y voir aussi une opposition entre le degré le plus sophistiqué de la civilisation humaine dans son aspect techniciste et matérialiste extrême et le degré d’humanité le plus premier.

Que cherchait ce jeune homme en venant se prosterner dans toute sa petitesse et en toute humilité devant l’énorme bâtisse colossale du pouvoir : de quoi se nourrir et la possibilité de vivre dans la dignité de son propre travail. Le système, en l’empêchant d’avoir une activité économique qui puisse assurer sa survie, lui refuse jusqu’à son droit à la vie. Son geste de suicide est donc une suite tragiquement logique. Il a été formé selon le système moderne de scolarité conformément aux exigences de la Banque Mondiale et du Fond Monétaire International. Une fois diplômé, il n’a pas accès au marché de travail selon les promesses du système. Il se recycle et cherche à survivre dans la marge grâce à une activité économique minimale. Le système, parce qu’il est une machine qui ne tolère pas ce qui sort du rang, le rattrape et le presse encore plus. Il essaye de trouver une issue en recourant au représentant du système (le gouverneur) à la recherche d’un compromis mais on lui ferme la porte au nez ne lui laissant aucune possibilité de survie, aucune soupape de sécurité ni valve de respiration.

Plus tard la communauté internationale fera de même face au nombre croissant des morts et face à la machine de la répression qu’elle avait soutenue pendant trop longtemps. Les États-Unis réclamaient une modération dans la gestion de la crise et demandaient le retour à l’ordre le plus vite possible. L’Union Européenne se contentait de réclamer la libération des manifestants pacifistes en affichant plus de sévérité. La France était tentée de continuer de jouer le rôle du complice de la répression en offrant d’assister les brigades tunisiennes de la répression avant de rectifier le tir et de se montrer plus à l’écoute du peuple tunisien. Ceci se passe pendant les événements, alors que tous les jours, les rues tunisiennes sont arrosées de sang.

Cette politique de réserve a été mise sur le compte de la non-ingérence alors que pendant 23 ans, ces puissances ont cautionné le régime tout en sachant sa nature et ses pratiques. C’est à se

demander si elles ne sont pas coupables de complicité ou du moins de “non-assistance à un peuple en danger”. C’est l’ordre de la post-colonie comme l’entend Achille Mbembe : les pays du tiers-monde sont tenus sous contrôle par une élite politique à la solde des puissances internationales dont ils garantissent et surveillent les intérêts, comme l’a rappelé Cohn-Bendit au parlement Européen.

La Révolution du Jasmin est donc un signal d’alarme pour dire que le statu quo, pas seulement celui des dictatures du tiers-monde mais aussi celui du système mondial, va à sa perte.

Tout va trop dans un sens unique et à tous les niveaux. C’est un système mis au service d’une minorité qui se permet tout et n’accepte aucun compromis avec les vraies forces vives qui se trouvent du coup écrasées.

Bouazizi a tout fait pour survivre, c’est quelqu’un qui s’est accroché à la vie avec tout ce qu’il avait comme forces. Il s’est suicidé mais ceci est seulement l’apparence des faits, la réalité est qu’il a été tué. Il a été tué par ceux qui lui ont enlevé ses moyens de survie, et il a été tué par celui qui ne lui a pas prêté assistance, le gouverneur, il a été tué par le système mondial qui ne prend en considération les faibles économiquement. De fait, ce jeune tunisien est plus qu’un cas. Il a déchaîné une jeunesse tunisienne qui s’est reconnue en lui. Non pas seulement qu’il est l’un de ces plus de 500.000 jeunes chômeurs et autant de jeunes opprimés dans ce pays, mais parce qu’il a montré qu’il y a une machine qui n’aura pitié de personne.

Les jeunes qui se sont soulevés en Tunisie voulaient venger un des leurs, cela pourrait paraître sentimental, romantique, anecdotique, idéaliste,… mais ils ont aussi agi par instinct de survie parce qu’ils se sont identifiés à lui, ils se sont vus en lui. Ils savent tous que le rouleau compresseur de la mondialisation qui avait permis au régime qui les a réprimés est encore là. Ils ont compris qu’ils ne peuvent rien espérer des puissances mondiales qui avaient refusé de les assister voyant bien qu’ils étaient en danger. Il a fallu que Bouazizi soit la première flamme pour que le feu prenne. S’éteindra-t-il aux frontières de la Tunisie ? D’autres peuples sont encore en danger, leur prêtera-t-on assistance ? Combien faudra-t-il de Bouazizi dans le monde arabe, dans le tiers-monde et dans le monde tout court afin d’ériger un bûcher assez grand pour brûler le démon de la cupidité, des multinationales, des bonus, des spéculations immobilières et boursières, des subprimes, la dette internationale… ?

Parce que c’est aussi cela, la révolution tunisienne. Sa grande leçon d est de démontrer qu’aujourd’hui encore, le peuple est capable de changer un régime politique. Alors que l’Occident s’est lancé dans une opération gigantesque pour imposer la démocratie en Irak et en Afghanistan, le peuple tunisien impose la démocratie chez lui par des moyens modernes et civilisés : la grève, la désobéissance civile, la manifestation… La démocratie ne s’exporte pas, elle s’arrache de l’intérieur avec le prix humain que l’on sait.

A l’heure de la rédaction de ce texte, le processus est en cours. Le peuple n’a encore accepté aucune configuration, ni les offres du président déchu, ni la relève de son premier ministre, ni encore celle du président du Parlement… Même la participation de quelques partis de l’opposition n’est pas vue d’un bon œil. Le peuple réclame la rupture totale avec le système qui a tenu le pays pendant cinquante ans, c’est-à-dire le parti unique. Le peuple refuse encore de cautionner un compromis fait par une opposition qui a récupéré quelques enveloppes tandis que le parti garde les grands ministères comme l’Intérieur et les Affaires étrangères avec à leur tête les mêmes personnes. Plusieurs ministres se sont retirés de ce gouvernement et contestent la reconduite d’anciens ministres de l’ancien parti.

Comment les choses vont-elles continuer ? Là encore personne ne pourra deviner. Le peuple tunisien va-t-il encore surprendre avec son entêtement et pour rompre complètement avec un

système qui n’a que trop duré ? Ou bien les leaders chevronnés de ce parti pourront-ils contourner ce soulèvement et rétablir le même système ? Il semble que beaucoup sont encore prêts à donner leur vie pour que cela n’arrive pas. Entre-temps, l’Occident semble attendre les aboutissements pour savoir à qui avoir affaire. Les Etats-Unis et tout l’Occident soutiennent encore le gouvernement provisoire sans écouter sérieusement les aspirations du peuple. Mais ce dernier n’a pas dit son dernier mot et ne semble pas se laisser faire.

Nous sommes en effet à un autre temps, un temps où un changement sans coup d’État militaire, ni intervention étrangère américaine, française ni même des forces onusiennes est possible. En même temps, la révolution du Jasmin est au centre des discussions de toutes les assemblées du sommet de la Ligue Arabe, au Parlement Européen et en France où l’opposition attaque sur ce sujet la majorité au pouvoir. Chacun est en train de revoir sa politique et de refaire ses calculs à l’aune de la mutation que connaît Tunisie. Le pays du jasmin a décidé de changer de lui-même et par lui-même et la jeunesse tunisienne est peut-être en train de remettre toutes les pendules à l’heure.