Le suédois Johan Petter Johansson avait inventé la clé à molette. Cet outil remarquable a l’avantage de permettre une ouverture adaptable des mâchoires de la clé suivant la tête de la vis. Il semble que l’article 39 de la Constitution Tunisienne a les mêmes qualités puisqu’il possède des mâchoires réglables au gré de la tête d’écrou se trouvant au sommet de l’Etat, qu’il soit un président élu à ce titre ou qu’il soit un président intérimaire. Ont-ils les mêmes vertus ?

Il est écrit dans l’Article 39 de la Constitution Tunisienne ceci :

En cas d’impossibilité de procéder en temps utile aux élections, pour cause de guerre ou de péril imminent, le mandat présidentiel est prorogé par une loi adoptée par la Chambre des députés, et ce, jusqu’à ce qu’il soit possible de procéder aux élections.

L’auteur anonyme de cet article devenu poussiéreux au fil du temps, car n’ayant jamais servi, mérite aujourd’hui les honneurs et les compliments que pourraient lui adresser le duo M.Ghannouchi et M Mebazza. Cet auteur, a eu la présence d’esprit en temps de paix sociale et de docilité politique régnante dans le pays, de confectionner la plateforme de détresse idéale, faite aux fins de faire atterrir en toute urgence en plus des meilleurs conditions qu’elle puisse offrir, y compris par mauvais temps, à tout équipage au sommet de l’Etat se trouvant en état de perdition.

Nul n’aurait soupçonné que l’inconnu bougre qui certainement a dû passer au yeux de ses collègues parlementaires, au moment où il avait proposé cet article, pour un zélé, pour un fêlé avec une imagination débordante, accomplisse une telle prouesse.

Cet inconnu, aujourd’hui se révèle être l’homme providentiel dont M Ghannouchi pourra affirmer qu’il a sauvé la République. Car grâce à sa clairvoyante prévenance, il pourra clamer tout haut, à la télévision et partout ailleurs, qu’à aucun moment, il n’a dévié de la trajectoire que la Constitution l’assigne d’emprunter, ce depuis qu’il avait pris les commandes un certain soir du 14 janvier 2011. Ainsi, M.Mebazza et M. Ghannouchi peuvent déclarer avant deux semaines qu’ils viennent de passer le tunnel de l’article 57 de la Constitution avec ses contraintes pour entamer le tronçon qui les sépare des premières élections.

Voyons si cet article est applicable à la situation actuelle de la Tunisie ?

Il envisage l’éventualité suivante : « En cas d’impossibilité de procéder en temps utile aux élections ».

Rien ne nous empêche de s’accorder sur le constat, qu’il est en effet quasiment difficile de tenir des élections dans les jours qui suivent et dans les circonstances actuelles, autant qu’il n’est souhaitable pour personne qu’elles aient pu s’organiser ces dernières semaines, même si ce “manquement” constitue une entorse à l’article 57 de la Constitution. Aujourd’hui encore, ni les partis politiques ni les composantes de la société civile ne peuvent affirmer qu’ils sont suffisamment constitués à cette date pour s’embarquer dans des élections sérieuses devant les électeurs. En revanche, qui a tenu à mettre en application les dispositions de cet article si ce n’est le Premier ministre en personne, qui se trouve être le principal relais entre l’ancienne et la nouvelle équipe gouvernementale ?

Sur le motif qui figure dans l’article : « Pour cause de guerre ou de péril imminent. »

La situation actuelle en Tunisie ne correspond pas tout à fait aux cas évoqués dans l’article puisque le pays vît des troubles mais il n’est pas en état de guerre. Y a-t-il un péril imminent qui guette la Tunisie ? Pas tout à fait.En tout cas on ne l’espère pas. Les troubles à l’ordre public, comme on peut les constater et à la vue de tous, sont maitrisables et sous contrôle. S’il y a un véritable danger, il est plutôt derrière dans la nuit du 14 au 15 janvier dernier. Par ailleurs, le principal hommage dans l’établissement de la transition dans l’ordre revient à l’armée, aux forces de police qui se sont révélées dignes de porter l’uniforme durant les épreuves difficiles et à la majorité de la population civile qui a pris son destin en mains en faisant preuve d’une maturité exemplaire. L’éventualité d’un risque de débordement est infiniment réduit. Dire qu’il y a “une cause de guerre ou de péril imminent” ne peut qu’être prise pour une exagération.

Sur la prorogation du mandat présidentiel

Il est dit ceci dans l’article : « Le mandat présidentiel est prorogé par une loi adoptée par la Chambre des députés. »

Cet article octroie à la Chambre des députés le pouvoir de proroger le mandat présidentiel sans fixation précise des prérogatives et obligations qui vont avec la fonction de chef de l’Etat. Nous nous trouvons en fait devant un cas assez cocasse puisque nous avons une Chambre des députés qui est contestée dans sa légitimité par la rue actuellement. Cette chambre a acquiescé aux injonctions de suspendre ses travaux dans l’attente que de nouvelles élections s’organisent sans résistance. Or, il serait curieux que cette même chambre fantomatique, devra légiférer une loi qui donnera des pouvoirs à un chef de l’Etat qui, rappelons le, est l’un des siens. Et qu’en principe, ce même président de la République par intérim aurait dû se trouver au sein de l’assemblée pour donner les pleins pouvoirs à un autre président de la République au sens de l’article 39.Le législateur n’a pas imaginé un instant que celui qui est en place pourrait se trouver être un président par intérim. Cependant, je ne vois pas comment on peut empêcher ce que la loi n’interdit pas. L’article 39, ne fait aucune distinction entre types de présidents ( président par intérim ou président tout court). Aucun article annexe ne pose des barrières pour que le président par intérim, dans le cas précis M Mebazza, ne puisse user des dispositions contenues dans l’article en question.

L’article 39 de la Constitution est réglable comme une clé à molette car il permet au président par intérim d’occuper les pleins pouvoirs de la présidence au même titre qu’un président élu à cet effet par le suffrage universel. A l’argument que ce président ne proposera pas de lois organiques mais qu’il ordonnera l’administration du pays par coups de Décrets, la question s’impose d’elle-même : Comment peut-on administrer un pays sans le gouverner, notamment à une étape cruciale telle qu’elle est vécue en ce moment, sans s’attendre à subir les effets néfastes de l’attentisme et du provisoire, surtout en matière de politique étrangère et en ce qui concerne les liens et les échanges économiquee et économiques ? Sachant que ces derniers parlent peu alors que leurs sanctions sont douleureuses et sans ménagement.

Ce même article ne définit aucune limitation dans la durée du mandat présidentiel. L’évocation de la possible tenue d’une élection ultérieure, non seulement n’est pas une définition sérieuse mais encore, elle révèle encore une fois de plus, les largesses du législateur avec le pouvoir exécutif avec qui il avait des liens de proximité au moment de la rédaction de l’article.

Je n’ose pas imaginer l’état dans lequel sera la société civile, si on lui oppose systématiquement l’argument de l’impossibilité de tenir des élections libres et en toute sérénité, dès l’instant qu’elle affirmera son empressement de les voir se réaliser rapidement, mais véritablement rapidement !