Par Salah Kedidi

Responsable est celui qui casse, qui détruit, qui incendie et qui pille. Responsable est celui qui incite à la destruction et au désordre. Responsable est celui qui pratique le « sit in » (Ytissam) provoquant la gêne et l’embarras à autrui.

Responsable est le syndicaliste qui pousse à la revendication et à la grève, qui les encourage par ce temps fébrile de transition et qui crée la confusion. Responsable est le dirigeant d’un parti politique qui élève la voix au nom du peuple, dont il ne représente qu’une fraction, pour appeler à la révolte. Responsable est le journaliste qui prend position qui pousse son invité à l’emportement ou bien soutient les idées de ses interlocuteurs politiques.

Responsable est le gouvernant qui ne réagit pas avec force et rigueur aux actes barbares perpétrés pendant les manifestations par des criminels sauvages et déchainés. Responsable est le service « d’ordre » qui assure mal la sécurité supposée être son rôle principal et le but de son travail.

Responsable est l’armée qui se cantonne dans son observatoire construit de réserve et de civilité.

Responsable est l’habitant (je dis l’habitant parce que je n’ose pas dire le citoyen) qui garde le silence face aux dangers qui l’entourent et le terrorisent. Responsable est le peuple, si peuple il y a encore, de ce qu’il subit et endure.

Où est ce peuple ? Imed Ben Hamida, dans sa chronique de Tunis Hebdo du 28 février affirme qu’il ne l’a pas croisé depuis le 14 janvier et ajoute «il a quasiment disparu de la circulation…il s’est volatilisé, évaporé… Il n’est plus de ce monde… visiblement, il manque à l’appel, mais était-il là ?» Malheureux constat !

Où est la maturité du Tunisien à laquelle on a fait souvent allusion dans les débats politiques ? Où sommes-nous de la douce Tunisie des slogans publicitaires touristiques diffusés partout et longtemps? Où est le savoir faire du Tunisien tant admiré, pendant les quelques jours de la deuxième moitié de janvier dernier, par la plupart des pays du monde ?

Entre le 14 janvier et le 27 février je suis passé de la fierté à la honte.

J’ai été ému, lorsque j’ai vu sur mon écran la furie et la rage du tunisien revendiquant sa dignité et sa liberté sur l’avenue Bourguiba, bravant gaz lacrymogène, matraque et coups de pieds, impressionnant par sa détermination et ses slogans qui n’ont fait allusion à aucune idéologie.

J’ai été heureux de voir le Tunisien débarrassé de ses carcans « BenAlistes et BenAliens » et de l’entendre s’exprimer librement dans la rue et à travers tous les médias.

J’ai été aux anges quand la Tunisie a reçu les félicitations de tous les pays du monde, ou presque, et les hommages rendus à ce chef d’œuvre qu’est cette merveilleuse révolte.

La semaine qui a suivi, j’ai été fier aussi de voir ce peuple s’organiser dans toutes les villes et les villages en comités de quartiers pour défendre ses biens et ses acquis contre les gangs de pillards, de voleurs et de malfrats démunis de conscience et d’âme.

Une semaine après, mon bonheur s’était transformé en inquiétude. Braquages, pillages, attaques à main armée dans toutes les villes et villages et jusqu’à la tentative de coup d’état et de contre révolution. Les rumeurs les plus terrorisantes circulent…, Casses, incendies, vols…Et ça continue encore…

Je ne suis plus fier, je ne suis plus heureux. Je suis déçu et j’ai honte.

Osons-nous encore affirmer que Carthage, dont la civilisation a régné pendant des siècles sur la Méditerranée, a enfanté la Tunisie ? Que ce pays a tenu tête à l’empire romain, au colonialisme turque et français ? Qu’il a vu naître Hannibal, Ibn Khaldoun, Kheireddine Pacha et Bourguiba ? Ces pages de notre passé ont été arrachées du livre d’histoire des barbares qui ont déferlé sur Tunis et autre villes ces derniers jours.

Nous sommes tous responsables de ce qui nous arrive parce que nous avons perdu le sens de la responsabilité. Où est notre éducation ? A qui la faute ? Dois-je reprendre le réquisitoire de Imed Ben Hamida -encore lui- dans « Les dits du lundi » de Tunis Hebdo du 13 février 2011 :

« Les notions de citoyenneté, d’éducation citoyenne ou de responsabilité dans ce pays ont été évacuées, voire combattues par le régime déchu qui s’est évertué des années durant à faire d’une bonne partie des Tunisiens des sujets complètement résignés, lâches, irresponsables, incultes, inciviques, irrespectueux, corruptibles, sans foi ni loi, ni principes, se haïssent à mort les uns les autres, portés sur la violence, le pillage, le crime sous toutes ses formes et sur la barbarie la plus primitive »

Le régime déchu est-il le seul responsable de nos malaises ? Si la réponse est oui, cela veut dire que les administrateurs, les enseignants ainsi que les parents et grand parents, sexagénaires et septuagénaires que nous sommes, sommes aussi responsables de la propagation de ces tares. Pourtant notre éducation a commencé depuis les années cinquante et a continué bien avant l’arrivée de Ben Ali au pouvoir. Nous le sommes à mon avis parce que nous avons vu et vécu les dérives sans rien faire pour les redresser. Notre laisser-faire dans tous les domaines, notre comportement de « ça ne me regarde pas », notre résignation et notre façon d’occulter les incivilités dans la rue, sur les routes et même dans les bureaux et dans les magasins ont beaucoup aidé au développement de nos maux.

Dans son livre « Le Défi Mondial » publié en 1981, J.J. Servan-Scheiber défend la thèse de ” l’économie de la ressource humaine “. Il rapporte qu’à la suite du boom pétrolier des années soixante-dix, un consultant allemand, invité en Arabie Séoudite par Zaki Yamani, Ministre du Pétrole de l’époque, pour visiter le pays et donner des recommandations sur les secteurs qu’il faut développer, commence son rapport par trois mots « education, education and education ».

Il semble que notre pays a besoin d’une refonte totale de la société. Cela demandera du temps, beaucoup de temps même. Ce changement doit commencer par la révision du système éducatif pour faire des générations futures des organismes sains. C’est notre affaire à tous. Nous devons montrer que nous sommes tous responsables. Seulement nous donnera-t-on l’occasion de le réaliser ?