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Par Skander Ben Attia

L’ambiance postrévolutionnaire en Tunisie a engendré dans les premières semaines de la transition démocratique une importante série ravivant la bonne vieille théorie du complot. Se succédaient ainsi les constructions intellectuelles les plus folles et aux fondements les plus étranges, pour expliquer les événements ou pour les diriger en élaborant des mensonges, ou en travestissant les réalités pour faire croire qu’une « vérité cachée » serait à l’œuvre. Complot maçonnique, complot sioniste, influence et interventionnisme de pays étrangers, ingérence néo-colonialiste, complot NessmaTV, complot américain, complot laïque ou islamiste… Que de théories farfelues et de thèses abracadabrantesques étayées à forces de textes et de vidéos truquées sur Facebook ou Twitter. Comment expliquer ce phénomène devenu véritable mode ? Quelles en sont les origines ? Comment le combatte, et est-ce réellement possible ?

Le complot comme échappatoire à la résignation

Constatons, tout d’abord, que les théories du complot ne connaissent de succès que dans les pays non démocratiques, car, bien que connues dans les pays démocratiques, elles y ont un bien moindre succès, une audience marginale et un crédit infinitésimal. Le succès de ces élucubrations dans nos pays pourrait donc très bien trouver son explication dans le faible niveau de démocratie que ceux-ci ont connu jusqu’à aujourd’hui.

En effet, dans un pays où la majeure partie de la population a toujours été tenue à l’écart de la réflexion et de la participation politique, trouver les raisons de ses problèmes, et se donner les moyens de les dépasser était chose impossible. Ainsi, pour expliquer cette réalité qu’ils subissaient et qu’ils ne contrôlaient pas, les gens se sont crées leurs propres mythes afin qu’ils servent de bouc-émissaires et de coupables providentiels. Le coupable en question serait fait de forces occultes et de puissances obscures, jamais visibles mais toujours présentes et quasiment omnipotentes. Le complot serait partout mais intangible et donc invérifiable, indémontrable. Précisément, l’idée même du complot apparaît alors comme une échappatoire, une explication au désespoir d’une situation qui nous échappe et face à laquelle nous sommes résignés.

Rationaliser le désespoir, voilà la réelle finalité d’un tel mythe : en donnant une explication ou un raison ayant l’apparence de la vérité face à une situation désespérée, il permet de justifier son incapacité et surtout de se défausser de sa responsabilité. Le complot rend possible ce tour de passe-passe qui permet à celui qui y croit de se dire : « Si j’en suis là, ce n’est pas de ma faute, mais celle d’une manipulation générale très savamment orchestrée, et qui ne me permet pas de changer ».

L’efficacité du mythe se base donc sur la croyance, la foi, quasi religieuse, dans ce qui reste une paranoïa confortable. La théorie et le mythe se transformant alors en dogme, s’y opposer et les réfuter revient à se culpabiliser et se retrouver accusé de servir les fins (inconnues) du complot en question.

Sortir du mythe

Forces surnaturelles qui contrôlent notre vie politique et notre société, différents complots seraient donc à l’œuvre. L’explication la plus réaliste de ce phénomène serait à chercher dans l’exclusion du peuple de la sphère la politique et de la définition du projet sociétal du pays. Une fois que la population des nouveaux citoyens sera effectivement impliquée par le biais de ses représentants légitimes, la tentation du complot se dissipera d’elle-même dès lors que les raisons qui l’ont fait naître et prospérer auront disparu. Il n’y aura alors plus de raisons de chercher un plan diabolique ou une vérité cachée puisque nous sommes seuls responsables de notre situation, quelle qu’elle soit, bonne ou mauvaise. Les citoyens, face à leurs propres responsabilités, ne pourront plus se défausser et renvoyer la faute à un gouvernant dictateur ou à une force étrangère occulte. Un peuple façonnant lui-même sa destinée et ayant un accès plus transparent aux arcanes du pouvoir (au travers des élections, des débats, des associations…) ne pourra plus se permettre de croire à ces mythes et ne pourra plus se laisser bercer par le confort de la pensée « conspirationniste ».

La démocratisation graduelle de la société Tunisienne participera sans aucun doute à la démystification du pouvoir, en augmentera la transparence et renforcera, souhaitons-le, le sentiment de représentativité et de participation du citoyen à la vie publique. Comment pourrait-on encore continuer à croire et crier au complot quand le gouvernant et le pouvoir, politique ou médiatique qu’il soit, est légitime, crédible et diversifié ?

Cette tentation de la paranoïa politique, qui a trouvé naissance dans le déficit démocratique de notre société et qui s’est développée en poussant sur le terreau du désespoir d’un peuple, devrait aujourd’hui diminuer, pour peu à peu disparaître, à mesure que le pays se démocratise et que le peuple participe de plus en plus au débat d’idées, au pouvoir et à la gouvernance publique.

Il faut cependant rester vigilant, car en attendant cette démocratisation tant voulue, les théories du complot connaissent un succès grandissant et seront certainement utilisées à des fins politiques dans les prochains mois. Les exemples, dès aujourd’hui, ne manquent pas : Kamel Morjane serait payé par les USA et Israël, les RCDistes seraient tous des tueurs, Ennahda ferait des attentats si elle n’arrivait pas au pouvoir, NessmaTV serait sioniste… Nous avons même aujourd’hui un exemple de théorie du complot ayant fonctionné, celle visant l’appartenance supposée de M. Mohammed Ghannouchi à la Franc-Maçonnerie, qui sans en être la cause principale, à sans doute participé à discréditer le personnage et en accélérer la chute. Prenons garde à ce que ces théories, ridicules en apparence, mais qui peuvent potentiellement influencer les plus crédules des citoyens (et il y en a malheureusement encore beaucoup), ne nous rapprochent pas un peu plus chaque jour du chaos qui, toujours, guette chaque fois que l’incertitude domine.

Le 23 mars 2011