Photo : Zaineb Henchiri

Desmond TUTU, président de la Commission de la vérité et de la réconciliation de l’Afrique du Sud, a été chargé en 1995 de faire la lumière sur les crimes et les exactions politiques commis, durant la période de politique d’apartheid, au nom des gouvernements sud-africains, mais également les crimes et exactions commis au nom des mouvements de libération nationale.

Voilà quelque chose d’extraordinaire. Cette commission a non seulement révélé la vérité sur l’horreur de l’apartheid et ses victimes mais elle a en même temps protégé ces mêmes victimes des abus qui ont été fait en leur nom, au moment de la libération.

Le rendu de cette commission est encore plus révolutionnaire vu qu’en présentant le document au public, Nelson Mandela, présente ses excuses aux victimes au nom du gouvernement sud-africain.

Imaginez donc qu’un futur chef du gouvernement tunisien élu, issu nécessairement des forces démocrates tunisiennes, qui a été humilié voire torturé dans les caves de la honte, fasse un discours où il présente ses excuses aux victimes tunisiennes des actes commis par ben ali et compagnie.

Nous ne sommes pas l’Afrique du Sud. Nous n’avons pas de sud africains blancs et sud africains non blancs (noirs, métis, indiens,…), nous n’avons pas 11 langues parlées ni une dizaine de religions. L’impact de la colonisation française fait partie intégrante de notre mémoire collective, sans complexe majeure, et le tribalisme, s’il existe encore faiblement, n’a pas d’autorité morale. C’est dans tout cela que réside l’originalité tunisienne à construire après le 14 janvier.

Ce qui est très intéressant, c’est que nous sommes à peine un peu plus de 10 millions de tunisiens, aujourd’hui, pour une « nation » qui a été construite autour de 4 millions à l’aube de l’indépendance. Si nous fantasmons sur le fait que notre pays a été un creuset de toutes les civilisations méditerranéennes dans ce qu’elle a de mixage d’occident et d’orient, nous sommes réellement issus de quelques familles, quelques noms.

Ce constat nous permet de dire bêtement que chaque famille tunisienne, à part quelques exceptions, a en son sein à la fois le tortionnaire, le militant, la victime, le silencieux, l’opportuniste, l’affairiste, le traître, l’extrémiste de tout bord, le modéré actif.
Chaque famille tunisienne a son destourien zaitounien, son destourien radical, son destourien libéral ou socialiste, son yousséfiste déchu, son bourguibiste fanatique, son communiste idéaliste, son communiste radical, son islamiste d’Ennahdha et aujourd’hui, chose très intéressante, son islamiste d’Ettahrir. Comment peut-on dans ce cadre construire la Tunisie du 14 janvier, révéler les horreurs passées et réconcilier les membres d’une même famille ?

J’ai pu voir au cours de cette période historique des réactions très différentes mais somme toute compréhensibles. C’est ainsi que des Tunisiens se sont sentis complexés du fait qu’ils n’étaient pas présents le 14 janvier en face du ministère de la honte, comme si, ceux qui étaient là, avaient gagné par cet acte, un héroïsme qui efface plus de 20 ans de silence et de complicité. J’ai vu d’un autre côté des activistes de salon se croire libérateurs de la nation.

J’ai vu par ailleurs les plus grands profiteurs de l’ancien règne, ceux-là mêmes qui étaient dans les premiers cercles devenir les victimes du despote et crier vengeance et ceux qui ont cru, naïvement ou par ambition légitime, au travail politique, y compris au sein du RCD, ou au travail au sein de la société civile se sentir coupables.

La culpabilité est, aujourd’hui, le sentiment qu’a en commun la majorité des tunisiens. Ceux qui ne se sentent pas coupables aujourd’hui sont soit des citoyens qui étaient dans l’horreur des prisons (encore qu’il est admis que des victimes de tortures se sentent coupables), soit des citoyens pour qui les droits humains fondamentaux ne veulent absolument rien dire.

Qu’on se le dise une bonne fois pour toute, nous sommes tous des trabelsi qui n’avons pas eu le pouvoir entre nos mains et ben ali est un des nôtres. ben ali, représente peut être ce que nous avons de plus horrible, le membre de notre famille le plus dangereux, mais il reste quelqu’un qui est issu de la même culture que tout autre citoyen tunisien.

Je me méfie de ceux qui veulent couper des têtes, ce sont généralement les futurs despotes de demain, je me méfie également des super héros et des adorateurs des super héros, ce sont généralement les futurs despotes de demain et les fanatiques apparatchik de demain qui construisent ou alimentent le culte de la personne de demain.
La chasse aux sorcières, tout au long de l’histoire de l’humanité, n’a fait que des horreurs et n’a jamais été constructive du futur. Par contre, un débat honnête au sein de chaque noyau familial tunisien est primordial.
Chaque famille tunisienne doit se réconcilier avec ses membres, chaque famille doit purger ses sentiments de culpabilité, de révolte, de peur. Chaque membre doit assumer ses fautes, son silence, sa trahison, sa spontanéité, son courage.

Le temps doit être conjugué au futur, l’espoir est dans la mobilisation, l’action est dans la rupture avec le passé.

“Can you imagine had Nelson Mandela been consumed by hatred and bitterness, baying for the blood of his tormentors and his people’s oppressors, can you imagine what would have happened to our land? South Africa would have been devastated by the racial bloodbath so many had feared and predicted. Mercifully, quite almost incredibly, he emerged from jail as magnanimous, eager to promote not revenge and retribution, but reconciliation and forgiveness. And so the miracle of South Africa came to be. You know at his inauguration as the first democratic and elected president of South Africa, one of the VIP guests he invited was his former white jailer. So, the pariah was transformed into the global flavor of the month. The repulsive caterpillar metamorphosed into a glorious multicolored butterfly. » Desmond Tutu speech “Tribute to Community” August 5, 2005

Par Mohamed Madhkour