Il ne sera pas parti sans avoir marqué son court passage au Ministère de l’Intérieur, et sur la scène politique tunisienne après le 14 janvier 2011. Farhat Rajhi a su, en effet, être étonnamment rassurant, dans des circonstances d’extrême trouble et désarroi. Ses deux apparitions télévisées auraient été suffisamment convaincantes pour que la population facebookienne le voie déjà futur président de la Tunisie libre. Et les inconditionnels de rajouter qu’on lui aurait même interdit de paraître sur les plateaux de télévision par crainte de séduire davantage.

Il faut dire qu’à cette époque, l’on se préparait, avec fébrilité, au sein du gouvernement Ghannouchi, pour des élections présidentielles, et l’on avait même un candidat tout prêt. Le scénario envisageait principalement d’élire un président de l’opposition, pour servir de belle façade à la nouvelle démocratie tunisienne, et de faire une réconciliation, derrière, avec les structures, les personnalités et les pratiques de Ben Ali. Et à ce propos, beaucoup d’observateurs pressentaient M. Ahmed Najib Chebbi, dans le premier rôle de ce pamphlet, mais ceci est une autre histoire.

En tous cas, la démission de ce dernier, ainsi que la conférence de presse houleuse qu’il avait donnée, lors de la rupture définitive avec le choix présidentiel, en disent long sur ces hypothèses. Mais ce qui nous intéresse de cette conférence dans nos propos sur M. Rajhi, ce sont les révélations de M.Chebbi concernant la fameuse décision de geler les activités du RCD, où il apparaît clairement le rôle déterminant de Messieurs Rajhi, Ammar et Jallali, dans cette décision historique, et où il apparaît implicitement la position de Rajhi et Ammar entant que front indépendant vis-à-vis du gouvernement Ghannouchi 2.

C’est justement de ce tandem Ammar/Rajhi qu’il est question dans nos propos, cette association de bienfaiteurs, au sens de la révolution, qui faisait face, pratiquement seule, à l’un des appareils sécuritaires les plus répressifs du monde moderne. Ce tandem n’était certainement pas « constitutionnel » mais, à situation exceptionnelle ne valent que des moyens exceptionnels. Sauf qu’a priori, ces deux personnes dérangeaient plus d’un, au point où la première instruction que M. Caied Essebsi aurait donné, dès son établissement à la tête du gouvernement, c’était de rappeler le Général Ammar vers sa caserne.

Pourquoi briser ce couple au moment où il était demandé de faire le ménage dans le plus problématique des Ministères, si ce n’est pour priver Farhat Rajhi de ce soutien moral et objectif évident du Général Ammar, qui lui garantissait aussi bien sa sécurité physique que sa souveraineté au sein de son Ministère. Le verdict n’aura pas trop tardé, à mon sens, et le bras de fer, au sein de ce Ministère aurait été résolu au profit des forces du mal, quand on sait qu’une pétition contre Farhat Rajhi, aurait circulé il y a quelques jours au milieu des employés de ce même Ministère ; et la suite on la connaît tous.

On connaît également que Farhat Rajhi n’est pas une lumière en matière d’administration et encore moins en gestion des crises, et n’a pas plus d’expérience que la pléiade des ministres technocrates novices en la matière. Mais je pense qu’il avait cet avantage discriminant d’avoir manifestement de bonnes intentions. Certes, il n’a pas su grand-chose des rouages du Ministère de l’Intérieur, et il n’en saura pas davantage maintenant, mais dans tous les cas, pas moins que M. Mahdi Houas n’en sait du Ministère du Tourisme ou que M. Yassine Ibrahim n’en sait du Ministère de l’Equipement et du Transport.

Il est vrai que les dérives sécuritaires sévissent encore dans le pays, cependant, il n’en est pas moins vrai que cet échec n’est pas la responsabilité exclusive de Farhat Rajhi, mais plutôt celle d’une politique commune aux trois gouvernements en matière sécuritaire, qui a beaucoup de mal à rompre avec l’esprit et les pratiques de Ben Ali. Aussi, serait-il fort déplacé, à mon sens, de motiver son limogeage pour non maîtrise des débordements sécuritaires.

Mais, d’abord de quels débordements on parle ? D’aucuns évoquent les interventions musclées des forces de l’ordre lors de la tentative de l’installation du sit-in de la Kasba3, ainsi que les arrestations injustes qui s’en sont suivies, soldées par des non lieux, surprenants, de la part de la justice. Rentreraient dans ce même registre, les récents actes de tortures qu’auraient perpétrées des policiers sur des jeunes de Sidi Bouzid et de Kasserine ayant participés au sit-in de Kasba2 et finalement, la cerise sur le gâteau, vient le communiqué de menace du Ministère envers la communauté facebookienne, rappelant, dans les moindres détails douloureux, les mêmes communiqués sous l’ère de Ben Ali.

Egalement, sous le signe de Ben Ali, s’inscrivent, à mon sens, les autres lectures des débordements sécuritaires dans le pays. En effet, certains analystes, partisans de la répression sélective, trouvent absolument impardonnables que des « extrémistes » aient publié sur Facebook « des appels au meurtre et à la vindicte populaire à l’encontre de citoyens ». Impardonnables le seraient également, selon ces mêmes personnes, « les dérapages constatés sur la place El Kasbah, notamment la semaine écoulée quand Béji Caïed Essebsi a fait l’objet de jets de pierres », ainsi que « les actes d’intimidation et de violence perpétrés par des extrémistes qui ont empêché l’organisation de spectacles et manifestations culturelles allant jusqu’à se rassembler devant le siège de NesmaTV pour protester contre la liberté de ton de la chaîne ».

Farhat Rajhi, victime ou looser ? On ne le saura certainement pas de sitôt sous la nouvelle « Béjicrature ». Aussi, en attendant la version officielle, qui ne viendra probablement pas, des raisons d’un remerciement pour le moins discutable, libre cours à tous les esprits, de s’approprier de ce nouvel accomplissement ou de s’apitoyer sur la révolution après cette nouvelle déception.