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REUTERS/Jean-Paul Palissier

Par H. Hachem et M. Mathlouthi.

Notre révolution s’est arrêtée à quelques mètres de la ligne d’arrivée. Il aurait fallu qu’elle continue sur sa lancée, aidée par son élan et son énergie initiale pour débarrasser le pays de ses plus grands maux, qui sont :

* Les caciques de l’ancien régime mafieux et corrompus,

* Un ministère de l’intérieur, bastille de la torture et de la répression depuis 50 ans (y compris du temps où Béji Caïd Essebsi était ministre de l’intérieur), et sa police criminelle et corrompue,

* Une justice servile qui justifia les excès des gouvernements successifs de Bourguiba et de Zaba,

* Et des médias (radio et télé) complices de tous les crimes commis contre le peuple.

Trois mois et demi après, les caciques de l’ancien régime sont toujours là et même au gouvernement, le ministère de l’intérieur toujours une forteresse qui s’adonne à son commerce favori : la répression du peuple et la torture des jeunes manifestants ; sa police est toujours la même (penseriez-vous qu’on allait la doter d’une nouvelle tenue pour aider à distinguer l’avant de l’après , rien !) et même en civil (ne nous a-t-on pas annoncé la dissolution de la police politique ? 200 seulement “recyclés“ dans d’autres services , sur un total de plus de 6000); les même juges véreux trônent toujours dans les tribunaux et au ministère de l’injustice, et la radio continue à nous servir du matin au soir un programme fort en chansonnettes alors que la révolution a grand besoin de soutiens médiatiques 24 heures sur 24 et dans toutes les régions du pays.

Qu’a-t-on gagné ? La liberté d’expression sur la place publique ? Une apparence de liberté et de démocratie. Mais cela peut nous être confisqué en un rien de temps si l’on n’assure pas les fondements de la démocratie; tâche qui exige une rupture totale avec l’ancien régime, ses institutions, ses agents, et ses méthodes.

Jusqu’à maintenant on n’a rien fait de cela : les mafieux et proches de Zaba sont toujours en fuite, les corrompus du RCD, bien engraissés par plus de deux décennies d’une pratique d’exploitation et de spoliation sont en liberté et ne cessent de fomenter des complots pour faire dérailler le train de la révolution. Ils ont recruté des casseurs par ici, des snipers par là, des brigands et voleurs libérés de prison comme par miracle. Les juges auto-satisfaits ne sont pas pressés d’engager les poursuites contre tous ces criminels, et cela parce que personne n’est allé dans leur bureau pour leur donner un coup de pied au cul et leur dire de dégager.

Quant à la radio et télévision nationales et leurs antennes régionales, elles sont à des années lumière de retard par rapport à ce qu’exigent ce moment historique et la construction de la démocratie. Des medias (presse écrite, radio, télé, Internet, etc…) libres et indépendants constituent le quatrième pouvoir et un pilier essentiel à toute vraie démocratie. Ces médias sont l’œil alerte, averti, et éveillé qui scrute constamment les trois autres pouvoirs (le législatif, la judiciaire, et l’exécutif). Il est difficile de justifier l’extrême inertie et la totale inaptitude de la radio et télévision nationale à se transformer pour se hisser au niveau des attentes du peuple et de sa révolution. Comme dit un proverbe américain : you can’t teach an old dog new tricks (‘tu ne peux pas apprendre de nouvelles astuces / habitudes / à un vieux chien’), je pense que les dinosaures dans ces institutions ont dépassé l’âge de la retraite (en tout cas sur le plan professionnel). Un coup de pied dans cette fourmilière ferait le plus grand bien.

En fait, la seule vraie institution à bénéficier de la révolution est la police. Elle continue d’agir comme par le passé : tabasser les manifestants pacifiques à Kasbah1 et 2, (en s’aidant de l’armée pour Kasbah3) leur jeter des pierres du haut de leur bastille-ministère, continuer à arrêter et à sévir, agir en tenue civile (bien sûr qu’ils ne vont pas la dissoudre cette police de la honte), refuser de bouger quand des têtes d’épingles et fanatiques d’Allah ont violemment attaqué une manifestation pacifique à Sousse en faveur de la laïcité, et en prime de tout cela on leur donne un syndicat, et une augmentation de salaire.

Tout ce qu’on a vu du gouvernement de Sebsi pour réformer la police c’est le limogeage de Rajhi, un ministre de l’intérieur certes un peu amateur, mais qui a essayé dans les limites étroites des degrés de liberté qui lui sont alloués de faire quelque chose. Au lieu de réforme l’ancien titulaire du ministère nous a sorti des caves de l’intérieur, un millésime de l’oppression bien conservé, M. Habib Essid pour continuer à faire régner l’ORDRE « Haybat Eddaoula », dit-il. Et lorsqu’on lui reproche ce choix, il se prend pour un premier ministre légitime –lui dont la légitimité ne tient qu’à un concours de circonstances- pour dire que personne ne me guidera dans mes choix et que si on devait ne pas choisir les collaborateurs de l’ancien régime, il faudrait écarter la moitié des tunisiens des responsabilités. Pourquoi n’a-t-il pas choisi les responsables parmi l’autre moitié ? Mais passons, ce n’est que du provisoire. Nous attendrons la nouvelle constitution, la nouvelle république.

Il faudrait aussi nous rendre compte que la meilleure constitution que nos plus brillants constitutionalistes vont pondre, et toutes les commissions de sauvegarde des acquis de la révolution que l’on peut avoir seraient sans effets si l’on ne nettoie pas, dare-dare, les quatre corps et institutions que je viens de mentionner à savoir: les anciens du RCD, le ministère de la torture et sa police omniprésente et efficace seulement quand il s’agit de réprimer, les juges, et la radio télé nationales ; et que justice soit faite sans plus de délais. Certains politiciens qui n’ont à cœur que de sauver leurs seuls intérêts – comme ceux qui se préparent aux prochaines élections présidentielles -fustigent la chasse aux sorcières. Je leur demanderais à quoi sert une révolution si l’on fait table rase du passé, qu’on oublie tout, et qu’on pousse la poussière sous le tapis pour continuer comme si de rien n’était.

Mais Messieurs. Chebbi, Marzouki, et les autres: peut-on cacher un éléphant sous le tapis? Il y a tellement eu de tués, de torturés, et des victimes d’exactions et d’abus qui crient justice. Et justice doit leur être rendue. Les procureurs de la république (qu’il faudra choisir sur des critères d’éthique et de probité plus encore que sur leur expérience passée sous Zaba) doivent se presser pour ouvrir des informations judiciaires et se constituer parties civiles, et il va falloir y travailler avec une équipe du matin et une équipe du soir. La chasse aux sorcières est une chose, que personne ne souhaite, rendre justice qui est due depuis longtemps en est une autre, que tout le monde réclame. Autant on célèbre le bannissement de la peine de la mort, autant on tient à ce que Zaba et les siens, et les autres tortionnaires et criminels soient passés en justice.

On ne peut tout de même pas sacrifier le droit des victimes sur l’autel de la réconciliation sociale parce que cela arrange quelques politiciens qui ne pensent qu’à enfourcher le pouvoir. Personne n’est au-dessus de la loi, chacun doit répondre de ses actes et crimes. Cela doit servir d’exemple pour le présent et les futures générations, et aider à enraciner la démocratie par la justice. Il n’est pas de démocratie sans justice. Une justice indépendante qui aurait joué son rôle pleinement aurait jugé tous ces voyous de Trabelsi voleurs de yacht et ces autres mafias de « couscous connexion » et nous aurait permis d’être dignes. La dignité c’est justement le vœu le plus cher à la jeunesse qui s’est révoltée. N’amputons pas cette révolution de sa composante la plus emblématique. Restons dignes.

Alors, dignement, il faudra reprendre le travail, retourner à nos champs, écoles, usines, bureaux, pour travailler, produire et relever le défi économique et financier pour le développement de notre pays. Mais à vous ministres, juges, et journalistes qui par votre inertie, vos reniements, conspirations, et machinations contre la révolution, je dis que vous nous obligez à utiliser notre énergie à être vigilants pour contrer vos complots et cette énergie serait mieux utilisée à relancer l’économie du pays. Faites votre travail proprement, on fera le nôtre remarquablement

Décidons donc des priorités, et agissons sans hésitation ni délai. Au lieu de manifester devant la Kasbah, donnons un peu de répit à Essebsi, et portons nos efforts contre les juges, la radio nationale, et la forteresse de la torture et de la répression, une chose à la fois, et cela tout en nous méfiant des barbus même s’ils se présentent rasés de près.

Une autre revendication consisterait à modifier l’emblème de la nouvelle république. Ce n’est pas LIBERTE – ORDRE – JUSTICE qu’il nous faut, mais LIBERTE – DIGNITE – JUSTICE. L’ordre avec les flics de Bourguiba et de Zaba, on a vu où cela nous a menés. N’a-t’on pas appelé notre révolution la révolution de la dignité. N’a-t-on pas crié « Du pain et de l’eau, mais pas de BenAli ? Eh bien que ce cri du cœur, soit gravé dans l’emblème de la république, par fidélité au martyre Mohamed Bouazizi, mort justement pour la dignité et la justice. Donc « HOURRIA – KARAMA – ADALA » devrait être l’emblème. Et surtout que le notable Caïd Essebsi ne vienne pas nous réchauffer le plat de l’ordre et de « Haybet Addaoula » naguère servi par Bourguiba. L’ordre, la discipline et autres postures de père fouettard ne sont plus de mise. Il faut de la dignité.

Note pratique : Afin d’éviter que des casseurs ou provocateurs ne s’infiltrent dans les manifestations il faudrait en assurer l’encadrement. Un groupe (5 à 10 % du nombre des manifestants) dédié et bien entrainé, portant des signes distinctifs (brassards, casquettes, etc…) devrait veiller à canaliser les manifestants, à identifier les provocateurs et les casseurs, et à prévenir les dérapages avant qu’ils ne se produisent. Comme tout le monde – ou presque – porte une caméra ou vidéo, toute provocation pourrait ainsi être enregistrée.