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Par Nizar Gribâa,

J’ai cherché à maintes reprises des témoignages écrits sur ce qui s’est passé le 14 Janvier et même avant, mais il n’en existe que très peu. J’ai donc pensé qu’il serait utile de partager avec vous ce que j’ai vécu, car c’est notre mémoire collective que l’on se doit de transmettre aux générations futures, pour qu’elles n’oublient pas que des gens sont morts pour que nous puissions vivre en liberté.

Je m’appelle Nizar Gribâa, j’ai 29 ans, et je suis tunisien, oui « tunisien » et enfin fier de l’être car toutes ces années, ce mot n’avait pas vraiment de sens pour moi, ou du moins, il n’avait pas le sens qu’il méritait. J’étais comme un étranger dans mon propre pays, ce pays où tout semblait figé, maquillé, confisqué par une famille mafieuse que le dictateur Ben Ali protégeait et avec qui il magouillait et se remplissait les poches.

Comme beaucoup d’entre vous, je n’étais là que pour suivre et consommer et ne penser qu’à ma personne. Quand j’étais plus jeune, entre 15 et 20 ans, j’étais bien plus politisé car j’avais de grandes aspirations pour la Tunisie. J’étais sans doute trop optimiste, mais au fur et à mesure que les années passaient, je perdais espoir, la monotonie m’étouffait, et petit à petit je prenais du recul et me consolais en regardant la démocratie dans les télés françaises et je finissais par me réfugier dans la culture de ce grand pays par rejet de ma propre culture, de la politique en Tunisie, de la censure et de la répression. En fait, je n’avais de citoyenneté en moi que le nom, je ne décidais de rien et on ne m’avait jamais invité à participer à quoi que ce soit. Ben Ali avait tout fait pour tuer en moi mon appartenance à cette Tunisie.

« Enrichissez-vous ! », disait t’il un jour à ses proches, et ils se sont enrichis à nos dépens, à tel point qu’on se demandait ce qu’il leur fallait de plus pour épargner à la Tunisie une faillite économique.

Nous étions déjà dans une crise de l’investissement depuis plusieurs années, étant donné le mauvais climat des affaires et la corruption à tous les niveaux, en plus de la concurrence déloyale des sociétés fondées ou accaparées par le clan. Les hommes d’affaires n’avaient plus confiance et finissaient par mettre à l’abri une bonne partie de leur argent dans les banques européennes. L’Etat essayait malgré tout de limiter la catastrophe, mais face à un régime mafieux aussi puissant et un RCD gangrénant en profondeur nos administrations, c’était perdu d’avance, et ce n’est pas ça qui allait faire baisser le chômage. Ce même chômage qu’un certain Mohamed Bouazizi redoutait au point que lorsqu’il fut menacé de perdre son gagne pain quotidien et de façon abusive, il finit par se donner la mort, préférant ainsi ne plus vivre plutôt que de vivre dans un monde injuste où la dignité est bafouée.

Bien sur que le chômage existe dans tous les pays, mais ajoutez à cela un Etat policier, un système mafieux, une information verrouillée, une administration aux abonnés absents, et vous obtenez une bombe à retardement, car nous avions tous à l’intérieur de nous-mêmes une marmite bouillante qui attendait le bon moment. En fait, Ben Ali a causé sa propre perte.

La révolution aurait pu, selon moi, se faire lors des évènements qui ont eu lieu dans le bassin minier de Redeyef en 2008, mais ce n’étaient pas plus que des révoltes, et peu de fuites filtraient, le régime de Ben Ali avait fait un blackout total, il avait fini par « maitriser » la situation. Les morts de Gafsa n’avaient pas mobilisé les tunisiens, à ce moment là, peu nombreux sur facebook.

Ces deux dernières années, les scandales, c’est en veux tu en voilà ! et c’est peu dire puisque facebook est le nouveau vent de liberté qui souffle sur nos terres et apporte un peu d’oxygène et de réconfort à qui veut se venger de la censure et de la désinformation de nos médias traditionnels. Je croquais à pleines dents les articles que certaines pages de facebook relayaient, je discutais avec mes amis des dernières fuites de Wikileaks et j’imprimais la Régente de Carthage à ceux qui cherchaient ce livre, bête noire de Leila Trabelsi qui a tout fait pour interdire sa publication en France, mais la France n’est pas la Tunisie, elle ne lui appartient pas. Autant de scandales que les Tunisiens finirent par se raconter dans nos cafés mais qui ne suffisaient pas pour faire boom.

Décembre 2010, comme tous les jours ou presque, je me connecte, et là une vidéo circule sur facebook… une vidéo comme on n’en voit jamais dans cette Tunisie si tranquille… qu’avait t’elle de si spécial ? pour certains, ce n’était qu’un évènement banal, mais voir Sidi Bouzid se soulever de la sorte contre l’injustice ne pouvait passer inaperçue, en fait, on ne réalisait la portée du suicide de Mohamed Bouazizi que durant les heures qui suivirent. Un fait nouveau dans l’histoire de la Tunisie et même de l’humanité, une révolution qui se prépare sur Internet. Cette fois, ce qui était différent par rapport au bassin minier de Redeyef, c’est que nous étions plus de 2 millions de Tunisiens sur facebook, avec en prime le soutient du groupe Anonymous qui milite pour la liberté d’expression. Notre arme ? un téléphone portable et une connexion. La violence des images qui nous arrivaient peu après l’immolation de Bouazizi faisait qu’on ne pouvait que s’émouvoir et adhérer à la cause. Une grande partie des tunisiens ne partagent plus que les vidéos des révoltes. Ces dernières se propageaient progressivement aux villes et villages avoisinants puis aux régions traditionnellement contestataires, c’est-à-dire Gafsa, Kasserine, Thela etc… Hammamet et Nabeul quant à elles sont largement couvertes par les témoignages, Bizerte aussi, on se rapprochait de Tunis mais le pouvoir a tout fait pour que la capitale reste à l’écart.

Ceux qui n’avaient pas accès à facebook pouvaient suivre Al-Jazeera ou France24 (etc…) qui reprenaient les vidéos postées sur la toile, désormais les 10 millions de Tunisiens étaient au courant de tout, mais facebook relayait des vidéos trop violentes pour passer à la télé. Cela renforçait le sentiment de haine vis-à-vis du régime chez les jeunes, les langues se déliaient sur facebook et l’on commençait petit à petit à commenter les vidéos et critiquer le pouvoir car nous étions désormais des milliers à le faire, et l’on se disait que tout ce monde ne pouvait être jeté en prison et que le régime lui-même était occupé pour l’instant à réprimer les manifestations. Il se limitait ainsi à censurer Internet, mais les tunisiens excellaient dans l’art du contournement de la censure, notamment grâce à des logiciels tels que Hotspot, seul proxy qui fonctionnait à coup sûr.

Les jours se suivent, chacun apportant son lot de morts et de haine en nous qui passions des heures à courir derrière les vidéos… la charge émotionnelle était de plus en plus forte, le stress, la fatigue, le sentiment d’impuissance, l’envie de réagir, de sortir dans la rue, oui mais à Ariana, là où j’habite, il ne se passe encore rien, et j’ai moi-même peur de prendre le risque de me retrouver en prison. Je me console en suivant l’actualité, d’un côté je prie le seigneur pour que le massacre s’arrête, et d’un autre côté je me dis que la liberté s’arrache parfois avec le sang.

Début Janvier, tout le monde parle d’une vidéo qui se passe à Sfax, une vidéo de 8 minutes. En plein affrontement avec la police, un jeune filme avec son téléphone une jeep et un camion de l’armée qui traversent une rue à pleine allure et il décrit la scène : « c’est l’armée ! c’est l’armée ! ». En voyant cette première séquence, et comme de nombreuses personnes, je me dis : « merde, c’est foutu, l’armée va aider la police et va réprimer les révoltes dans le sang », mais la scène qui suit ramène en moi un espoir que je ne peux vous décrire. C’est la scène qui va changer la donne dans toute la Tunisie. L’armée est avec nous ! elle est du côté du peuple ! une colonne de camions de l’armée avance très lentement dans une avenue de Sfax, entourée d’une centaine de personnes qui chantent l’hymne national. A l’avant, un soldat qui s’avance vers les voitures de flics et leur demande de se replier d’un signe de la main, et en même temps, empêche les manifestants d’avancer, pour qu’il n’y ait pas de confrontation. Les policiers se replient, on apprend ensuite que la capitale du sud, ainsi que Gabès sont tombées aux mains de l’armée. Les gens fraternisent avec nos soldats, l’espoir s’est embrasé au sud.

D’autres vidéos nous parviennent de policiers qui lèvent les bras vers le ciel comme à Jebniana, rejoins par la population qui les applaudit. Le policier dit : « nous sommes du peuple, nous sommes avec vous ! ».

A Kasserine si je me souviens bien, une autre vidéo qui montre des manifestants courir pour se réfugier derrière les soldats. Les flics leurs disent : « donnez les nous ! lâchez les ! », et l’un des soldats qui pointe son arme vers le policier et qui dit : « hors de question, vous aurez affaire à nous si vous les touchez ! Retournez là d’où vous venez ! »

L’armée tunisienne, probablement la seule institution épargnée par la corruption et la main mise de Ben Ali, et qui était jusqu’à ce jour mise à l’écart et appauvrie, a refusé de tirer sur les manifestants, mais elle est restée neutre durant plusieurs jours, ces mêmes jours pendant lesquels nous continuâmes à regarder notre jeunesse tomber. Qu’attendait-elle pour chasser le dictateur du palais de Carthage ? ça reste à ce jour une question sans réponse. L’histoire retiendra cependant que c’est une révolution non encadrée qui se préparait. Il n’y avait ni parti, ni groupe religieux, ni organisation, il y’avait juste une nation à reprendre, une Tunisie à libérer. Ce n’était pas seulement pour le chômage, c’était aussi pour la dignité, pour la justice, pour la démocratie. 23 ans de dictature, les tunisiens ont dit d’une seule voix : « dégage ! ».

11 Janvier, Tunis se prépare enfin à entrer en guerre. C’est dans la cité Ettadhamen qu’on voit les premières images. Le lendemain, les snipers sont toujours sur les toits de Tunis, et l’on voit un homme tomber sous une de leurs balles à l’avenue Chedly Kallela. D’autres manifestations ont lieu devant le siège du RCD ainsi qu’à Lafayette, évacuée et vide vers 15h. On y est monsieur le président, cette fois, le point de non retour est atteint. Tunis que vous redoutiez tant, est désormais acquise à ce vent de liberté qui est à portée de main.

13 Janvier, troisième et dernier discours du dictateur, « je vous ai compris », disait t’il. Oui, nous aussi nous avons compris, nous avons surtout compris que c’est encore une comédie du RCD qu’on nous fait sur TV7 avec toutes ces voitures de location au quartier Ennasr et ces gens qui attendaient tranquillement dans des bus avant de simuler une manifestation soit disant spontanée pour remercier Zaba de cette soudaine générosité. Ces gens n’ont toujours pas compris que le tunisien n’est plus dupe, que le tunisien comprend tout. J’avoue quand même que Zinochet a réussi à m’émouvoir pendant deux secondes, car ce n’est pas tous les jours qu’on voit un président seul !

Eh oui, il était seul, il était lâché par l’armée, et même par la coiffeuse paraît t’il… 23 ans de dictature pour en arriver là, à presque s’excuser d’avoir été « dupé » par des gens qu’il n’a même pas l’audace de citer, quelle honte, quelle bassesse et quel déshonneur ! Durant un soir, il a été la risée de tout le monde. Mais au-delà du show, c’est l’avenir de la Tunisie qui se jouait le lendemain.

Ce discours télévisé de 6 minutes nous a montré une seule chose qui ait vraiment compté : Ben Ali est politiquement fini, l’armée a pris les reines de l’appareil sécuritaire, une chance incroyable s’offre à nous d’arracher enfin notre liberté, et une telle occasion ne se présente qu’une fois dans la vie. Allions nous donc rester de marbre ou se ruer vers Carthage ?

14 Janvier, à 1h du matin, je me reconnecte sur facebook, encore des vidéos de bain de sang, décidemment, Ben Ali ment comme il respire, la répression n’est pas finie, et ce n’est pas une pseudo libéralisation de l’Internet qui va nous calmer.

Je tombe sur une page qui nous invite à une ultime manifestation. En fait il y’avait deux pages, la première pour la manif à 9h place Mohamed Ali devant le siège de l’UGTT, la deuxième à 11h devant le ministère de l’intérieur, avenue Habib Bourguiba. Cette dernière, à 1h du matin regroupait 1500 personnes environ qui avaient confirmé leur participation. A 6h du matin, mes amis me réveillent, ils me disent qu’ils vont à la première manif, j’hésite un peu mais je me lève quand même. Je jette un coup d’œil sur mon pc, la manif a maintenant plus de 9000 confirmés.

A 8h30, je rejoins mes amis au centre ville, la présence policière est discrète mais elle est bien là. On est une dizaine, on se dirige vers le siège de l’UGTT, quand on arrive vers 8h50, il devait y avoir 200 personnes, et une dizaine de journalistes, reporters etc… mais pas de flics sur la place, du moins je n’en ai pas vu à proximité. C’était la première manif de ma vie, croyez moi ce n’était pas évident de crier comme ça dans la rue des slogans anti-Ben Ali, c’était d’un côté jouissif et d’un autre côté dangereux. Je me demandais si j’allais pouvoir revenir chez moi ce jour là où bien croupir en prison sous la torture. Néanmoins la présence des journalistes occidentaux me rassurait, l’armée quant à elle n’était pas si loin que ça, elle était comme tout le monde le sait, sous la statue Ibn Khaldoun. Bref, j’en profite pour parler à un reporter suisse une vingtaine de minutes, il me dit qu’il pensait qu’il y’aurait au moins quelques islamistes parmi les manifestants, je lui dis que nous ne sommes pas là pour défendre une religion, mais une nation. Je lui demande de faire passer mon message, de dire au monde entier que le peuple tunisien ne peut plus se contenter de manger et de boire, mais qu’il a aspire à vive en démocratie. Pour la petite histoire, le reporter me dit de faire attention car selon lui, les snipers privilégient les cibles qui comme moi sont corpulentes. Merci, ça me rassure…

Au bout d’une heure, nous n’étions pas plus de 400. Je me demandais pourquoi il y’avait si peu de monde, Plus on était nombreux, moins c’était risqué… je regardais au bout de la rue, mais personne ne nous rejoignait… bon sang, que se passait t’il ?

A 10h30, notre groupe se dirige enfin au ministère de l’intérieur pour rejoindre la deuxième manifestation, celle de 11h. On sort de la place Mohamed Ali, et au bout de la rue, je me rends compte qu’il y’a deux murs de policiers, un de chaque côté. C’était donc pour cela que personne ne pouvait plus nous rejoindre. Nous avançâmes coté Ibn Khaldoun, les policiers ne résistèrent pas longtemps, derrière eux, il y’avait l’armée que tout le monde s’empressa de saluer, d’embrasser, de remercier… je demande à un soldat : « vous êtes avec nous ? », il me dit : « oui, nous sommes là pour vous protéger ».

Ce qui se passa ensuite, je ne peux vraiment vous le décrire, il aurait fallu être là pour réaliser à quel point je vivais un moment fort. Plus notre groupe avançait vers le ministère, plus on était nombreux. Les gens venaient de partout, c’est comme s’ils nous attendaient. Lorsque j’arrivais devant le palmarium, on devait être 5000, les gens se parlaient spontanément, on se mêlait les uns aux autres, il y’avait des hommes, des femmes, des enfants, j’ai même vu une femme enceinte, il y’avait aussi une mamie, quelques barbus, quelques occidentaux, des rockeurs… il y’avait même un homme encore ivre, en fait il y’avait toute la Tunisie qui s’unissait le temps d’un jour autour d’une cause universelle, la liberté, la démocratie, cette fois, nous nous sommes donnés rendez-vous pour bâtir ensemble la première pierre de l’édifice pour qu’enfin le mal qui a régné pendant 23 ans soit chassé de cette terre.

Lorsqu’on arrive devant le ministère, on devait être 30 000, je perdis mes amis à ce moment là, et comme j’étais juste devant la porte du building, je ne voulais pas prendre le risque de les chercher car reprendre ma place plus tard aurait été difficile tellement on était serrés les uns contre les autres. Les policiers étaient là, inoffensifs à vrai dire, je lisais l’émotion dans leurs visages, ils semblaient vraiment tiraillés entre l’envie de se rallier au peuple, ou protéger le système, c’est un dilemme que je ne souhaite à personne. En tout cas l’un des policiers ne résista pas longtemps avant de s’effondrer en larmes, le sentiment de culpabilité était là, mais les manifestants le consolaient, et le prenaient dans leurs bras. C’était tout simplement surréaliste, et ça résumait parfaitement la situation : tout le monde était victime du système Ben Ali, et en premier lieu, les forces de l’ordre.

Il y’avait aussi des flics positionnés sur le toit du ministère, mais ce n’était pas ce qui nous préoccupait le plus. Nous étions surtout préoccupés par le fait que cette manifestation, bien que géante, soit la plus pacifique possible, aussi bien au niveau des gestes que des mots. Hors de question pour nous de provoquer les flics, nous voulions prouver que nous étions à la hauteur, contrairement à la logique du ministère de l’intérieur, que l’ont traitait de ministère terroriste. Les slogans s’enchaînaient, les idées ne manquaient pas, ça durait depuis des heures, j’en perdais ma voix à force de crier. Chaque fois qu’une personne montrait son visage depuis les fenêtres de l’immeuble, on la pointait du doigt avec en prime « dégage ».

Les journalistes et reporters, on aurait dit que c’étaient eux qui s’amusaient le plus, il y’avait parmi eux une femme que le sourire ne quittait jamais, elle était surement heureuse de couvrir la première révolution de sa carrière, elle qui assistait en direct et physiquement à une « indépendance » d’un pays. Les manifestants commencèrent à s’emparer un peu plus du ministère, en même temps que deux avocats montaient sur le toit de l’entrée, et qu’un jeune brandissait le drapeau.

Peu après, certains voulaient qu’on marche vers le palais de Carthage, pour virer le dictateur, d’autres étaient prêts, mais il y’avait aussi beaucoup de gens qui disaient que ce n’était pas possible de marcher autant de kilomètres, et que si on quittait le ministère, c’était foutu. On était loin de savoir à ce moment là que l’armée encerclait le palais.

Vers 14h, une colonne de motos se frayait un passage au milieu de la foule, suivie d’un camion, c’était apparemment une simulation d’un cortège funèbre, on m’informa plus tard que les flics ont tiré au gaz sur eux quand ils s’éloignèrent. Peu après, ça commençait à chauffer, et certains lançaient des bouteilles en plastique vides sur les forces de l’ordre, c’est là que ça dégénère. Les flics tirent au gaz partout, le bruit est assourdissant, et je ne vous raconte pas le mouvement de foule… nos jambes, on s’en servait juste pour rester debout, et on se laissait emporter par la vague, on n’avait plus aucun contrôle sur soi, on était comme des sardines, ne sachant où aller dans ce nuage de gaz toxique made in Israel et périmé. On est bousculés jusqu’à devant le Claridge, c’est là qu’on est confronté à un mur de policiers, pendant qu’on continue à nous gazer, c’était la peur de ma vie, je voyais la mort passer, le gaz faisait qu’on ne pouvait plus rester debout et qu’à n’importe quel moment, si on tombe parterre, on se fait écraser. Une fille de petite taille est juste collée à moi, elle a la tête en l’air collée au dos d’un homme, elle est presque évanouie, son amie à coté de moi ne cesse de l’appeler « respire ! respire ! » je la tiens par le bras pour qu’elle reste debout. Dès qu’à ma gauche, les gens se libèrent, je l’entraine avec moi et on court tout le long de l’avenue, c’est là que je la laisse. Eh oui, les flics nous ont gazés alors qu’on était des milliers, on aurait pu y laisser notre peau, en plus, on était encerclés sur plusieurs axes. Ca ne les empêche pas de nous pourchasser encore, je me réfugie alors sur le toit d’un immeuble près de la rue Farhat Hached, avec une douzaine de jeunes. Les voisins nous apportent gentiment de l’eau et nous proposent même de nous cacher chez eux, mais nous pensions que nous étions saints et saufs sur le toit du moment que nous restions discrets. Depuis le toit, je regardais une scène de chaos, toutes les rues étaient des lieux d’affrontements, et un peu plus bas, il y’avait un flic étendu parterre, ainsi qu’un manifestant qui ne bougeait plus, une ambulance est venue le secourir… un jeune homme me dit « bon, il faut redescendre maintenant », je lui dit « non, surtout pas maintenant, il faut attendre que ça se calme, et il faut descendre un par un, sinon on est repérés ».

Je reste le plus longtemps possible sur le toit, entre temps j’appelle mes amis, tous sont rentrés, il ne restait plus que moi, il était 16h environ. Je descends avec le jeune homme en question, j’avance vers le sud car il est impossible de traverser l’avenue Bourguiba. J’avance yeux baissés pour que les flics ne me tabassent pas. Plus loin, une policière nous ordonne de rejoindre d’autres manifestants dans une impasse, ce n’était pas méchant, c’était juste pour préserver notre sécurité, selon ses dires. Effectivement, on a pu ensuite s’en aller, mais en ce qui me concerne, j’aurais dû me retrouver de l’autre côté de l’avenue, coté rue de Paris ou rue de Marseille, car je devais rentrer chez moi à Ariana. Je n’avais pas le choix, il me fallait passer le temps. Je rejoins d’autres manifestants, du coup je me retrouve à la rue Ali Darghouth, devant la concession KIA de Sakhr El Matri, gardée par deux Hummer de l’armée. Les affrontements continuent du coté de la rue de Carthage, des fois ce sont les manifestants qui avancent, d’autres fois ce sont les flics. On m’a même dit qu’un flic a laissé son uniforme et a rejoint les manifestants. En tout cas, le gaz, on en était servis. Nous, nous avions la chance de le fuir, mais les soldats qui étaient devant KIA, eux, ne pouvaient pas quitter leur position, du coup les voisins chargeaient les jeunes de leur donner du lait pour s’essuyer les yeux. J’en profitais pour bavarder un peu avec les soldats. Ils m’écoutaient critiquer Ben Ali mais ils faisaient semblant de ne pas faire attention à ce que je disais, c’était marrant. Je revenais ensuite vers quelques voisins qui nous rapportaient les dernières nouvelles sur Al-Jazeera, et moi, j’en informais à mon tour les soldats… c’était un petit moment rigolo, mais ça devenait vite sérieux car aussitôt un homme me dit que l’aéroport est encerclé et que Ben Ali a annoncé l’Etat d’urgence pour 18h, or il était déjà 16h50. Comment faire pour rentrer ? il n’y avait plus aucun taxi qui circulait. Quelques minutes après, on me dit que l’Etat d’urgence est à 17h, à ce moment là je ne comprends plus rien, la seule chose que je sais, c’est que les rues se sont vidées, un peu après que la gare de train Barcelone ait été brulée et dévalisée. Entre temps, les membres de ma famille m’appellent les uns après les autres, ils ont eu peur pour moi, certains me proposent de passer la nuit chez leurs amis au centre ville etc… de toute façon, j’étais toujours de l’autre côté de l’avenue Bourguiba. Je réussis quand même à traverser du coté de l’assurance COMAR, en direction de Jean Jaurès, c’est là que je regarde de loin le ministère de l’intérieur, une vision apocalyptique, pas un chat dans la rue, uniquement des flics partout, des bus parqués à coté, et des blindés de l’armée qui encerclent le bâtiment. Un silence total, c’est incroyable de voir ainsi l’artère principale de Tunis. Je traverse Mohamed 5, et là un flic pointe son arme sur moi et crie : « qu’est ce que tu fais encore là toi, tu sais que j’ai ordre de tuer tous ceux qui se baladent lors du couvre feu ? » et je réponds « oui monsieur, il est 17h50 là, je vais me cacher dans un immeuble ». Je ne vous cache pas que j’ai eu la peur de ma vie.

J’atteins enfin le bureau dans lequel je devais me réfugier. L’immeuble est gardé par un vieil homme que je connais, il m’ouvre la porte. Je lui explique tout, et voilà, je suis enfin en lieu sûr. Le gardien écoute la radio, et semble imperturbable. Il va dans une autre pièce pour faire la prière, et en même temps, j’assiste à une scène incroyable. J’entends des flics courir derrière d’autres flics, et beaucoup d’insultes : « bande de déserteurs, vous trahissez Ben Ali, vous quittez vos postes ? tuez les avec de vraies balles ! », et là, l’un des flics tire, je ne sais pas ce qui s’est passé exactement… le gardien revient, je lui dis d’éteindre la lumière car on ne sait jamais, les flics pourraient peut être débarquer dans le hall de l’immeuble étant donné qu’ils vont s’apercevoir qu’il y’a des gens… et là il me répond : « pourquoi tu as si peur ? » je lui réponds que ce n’est pas tous les jours qu’un président prend la fuite et que les flics font des bavures… il me répond : « tu sais, moi quand j’étais plus jeune, je vivais au Cambodge, j’ai vécu l’époque des Khmers rouges », et là stupéfait je lui réponds que moi je n’ai rien vécu de tout ça et que je n’étais point habitué aux cartouches.

Bref, le gardien m’ouvre le bureau, et je passe la nuit au balcon, à regarder des scènes de pillage, et le reste des manifestants, avec tous ces hélicos qui survolent Tunis. C’est une nuit où on ne réalise pas encore ce qui vient de se passer, c’est une impression bizarre, où on se dit que c’est soit le chaos, soit la renaissance d’un pays. A 7h du matin, je sors dans la rue, et je constate les dégâts… stations de bus brulées, vitrines cassées, les pierres sont partout sur la chaussée, je me balade un peu dans l’avenue de Paris, là il y’a la boutique BATAM saccagée, et une partie de l’électroménager brulée dans la rue. Plus loin, c’est le centre commercial Médina qui a été attaqué le soir, surtout les boutiques d’opticiens et de chaussures. Tunis est une ville fantôme, il y’a très peu de gens, quasiment tous les commerces sont fermés, une seule boulangerie est ouverte à la rue de Ghana, avec une queue tel qu’on en voit au mois de ramadan. J’attends une demi heure pour trouver un taxi, je rentre à Borj Louzir, ma mère m’attendait, elle m’embrasse et me dit : « Nizar, vous avez réussi ! vous avez viré Ben Ali ! ».

Je prends mon petit déjeuner, et je vais dormir, cela faisait deux jours que je n’avais pas dormi, je me disais à ce moment là que je pourrai réaliser tout ce qui venait de se passer une fois que je me serais connecté sur facebook ou regardé les infos.

Nous avions vécu la révolution de l’intérieur même, nous n’étions pas au courant de tout, nous ne savions pas qu’en même temps que Tunis manifestait, d’autres villes partout en Tunisie vivaient la même situation, et que des dizaines de postes de police brulaient, et que l’Etat s’effondrait, et que le chaos avait remplacé l’ordre. Ce sont probablement tous ces évènements qui ont fait peur à Zinochet et qui l’ont amené à fuir son propre pays. 23 ans de dictature pour au final sa cacher dans un palais en Arabie Saoudite, 23 ans de règne sans partage, et tout ça pour l’argent et le pouvoir.

Monsieur Ben Ali, vous êtes entré dans l’histoire non pas de la Tunisie seulement, mais celle de l’humanité entière, comme étant le seul président des temps modernes à avoir été viré par son propre peuple, et cela à l’aide d’Internet, outil que vous avez tout fait pour étouffer, mais ça c’est retourné contre vous. Oui, c’est la première e-révolution, et ce n’est pas la dernière, regardez l’Egypte, le plus grand pays arabe avec ses 90 millions d’habitants, qui se sont libérés, et d’autres pays suivront. Il a suffit qu’un jeune s’immole pour qu’un pays entier s’embrase, vous nous avez volé notre argent, mais nous avions toujours gardé en nous le plus important, notre tunisianité.

Maintenant, et comme tous mes concitoyens, j’attends le moment où vous et votre clan mafieux serez jugés en Tunisie, pour que ce soit une leçon pour tous les tyrans de ce monde.