Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Préliminaires :

Il est bien connu que la vie des fleurs est trop courte et l’odeur, même odoriférante, de celles qui ne sont, de plus, que virtuelles ne saurait longtemps trop faire illusion. Le jasmin de ce qu’on a bien voulu appeler Révolution tunisienne n’échappe pas à cette règle, sauf peut-être à réussir d’y faire l’exception qui viendrait la confirmer grâce à un réel investissement et une volonté sincère et sans faille de la part des plus honnêtes de ses représentants et laudateurs pour conjurer la fatalité du sort. Et les scènes de désespérance actuelles en France, jusque dans Paris, d’une partie de la jeunesse qui fut le fer de lance de la révolution ainsi que les sévères convulsions minant en Tunisie un corps politique travaillé par des impératifs divergents, ne rendent que plus impérative l’acuité d’une initiative en ce sens et qui soit à haute teneur symbolique pour espérer avoir une portée réelle.

Pourtant rien n’est fait au non de la sacro-sainte realpolitik. Même la récente visite des responsables actuels en France a été une occasion supplémentaire de ratée avec la sempiternelle langue de bois déconnectée des réalités et des aspirations de tout un peuple! Comme si la vraie diplomatie n’était pas l’art de faire en sorte que l’impossible devienne peu à peu possible! Comment y arriver, cependant, si l’on n’ose bousculer le conformisme et aller à l’encontre du convenu? Comment espérer l’entrevoir si l’on ne saisit pas une occasion historique comme celle que vit la Tunisie pour faire se rejoindre l’idéal et le réel, au moins au niveau de nos intentions, nos actions?

En effet, la situation en France des récents migrants tunisiens interpelle tout Tunisien car la précarité et la gravité de telle situation n’a d’égale que la pléthore possible d’initiatives à mettre en oeuvre par les autorités représentatives tunisiennes en France pour le respect de la dignité du Tunisien. Or, il n’en a rien été à ce jour au grand dam de tous les Tunisiens et leurs amis.

Pourtant, il était — et est toujours — possible d’initier sans délai une stratégie au niveau du service social de l’ambassade coordonnant des initiatives à prendre par les services sociaux consulaires pour l’aspect national (par exemple : identification des personnes, de leur origine régionale, leurs aptitudes, qualifications et motivations, identification de projets à financer en Tunisie, etc.) et les autorités françaises régionales et locales dans le cadre notamment de la politique de la ville et de la coopération décentralisée (par exemple : hébergement, identification de secteurs de travail, d’opportunités d’emploi et de projets entre les deux pays, rapatriement dans le cadre d’un projet identifié ou même répartition éventuelle sur le territoire français où certains villages verraient d’un bon oeil l’arrivée de sang neuf, y compris étranger, pour les faire revivre, aiguillage vers certains secteurs d’activité économique à la recherche de main-d’oeuvre, etc.). Faute de cela, nos concitoyens se font malmener par les autorités de police en France, qui redoublent de zèle pour des raisons de politique intérieure, et ce malgré des titres légaux de circulation obtenus en Italie. Et chose encore plus grave, ils se sentent abandonnés par leurs autorités nationales censées les défendre et les assister au moment où s’effrite la confiance du peuple dans les autorités censées représenter et défendre les acquis de sa révolution.

Puisse ce cri du coeur contribuer, si modestement soit-il, à l’entretien d’un tel espoir paraissant désormais si ténu au vu de l’évolution en cours!

I – La révolution 2.0 ou le « coup du peuple » :

Le basculement de la Tunisie en démocratie a été salué partout dans le monde comme un modèle du genre destiné à marquer l’histoire des idées politiques, sinon de l’Histoire tout court. Au reste, son empreinte certaine et immédiate sur certains pays du monde arabe a permis de mieux l’asseoir, lui évitant de connaître assez tôt un autre sort que celui qui est encore le sien; mais pour combien de temps?

On a parlé de révolution bien que, techniquement, elle ne le fut point. On a aussi fait référence à Internet, qui y a joué le rôle capital qu’on connaît, pour signifier une catégorie de nouvelle génération de révolution. De fait, il s’agit bien d’une révolution virtuelle ou, plus exactement, d’un nouveau type de coup de force où le renversement de l’ancien régime s’est fait au nom du peuple, lequel, sans avoir directement initié l’action ayant démantelé l’ordre politique défait, n’y était pas totalement étranger, l’ayant préparée et facilitée grâce à une pression continue, montant crescendo. Aussi, bien mieux que d’user des catégories connues et bien identifiées en science politique pour qualifier ce qui s’est passé en Tunisie, et ensuite en Égypte (qui fut son parfait émule malgré d’indéniables différences dans l’entame avec le scénario tunisien), il serait plus judicieux de créer une catégorie nouvelle qui pourrait faire date pour peu que la Tunisie réussisse à aller jusqu’au bout de sa réalisation historique. C’est ce qu’on croit pouvoir appeler un « coup du peuple », par analogie avec « coup d’État », car sans l’action de l’armée, en Tunisie comme en Égypte, les choses n’auraient probablement pas connu le sort qui fut le leur; mais, de même, rien n’aurait été possible sans la pression populaire et sa volonté à laquelle l’armée a bien voulu déférer en se gardant — en Tunisie pour le moins — d’investir ostensiblement la scène politique préférant rester, certes active, mais dans les coulisses, à l’écoute malgré tout des palpitations de la rue avec l’intelligence de savoir y accorder ses initiatives calculées et mesurées lucidement. Et elle le fit adroitement en demeurant en phase avec les contingences politiques et géostratégiques de la situation du pays dans son environnement mondialisé où, bien évidemment, le dernier changement à la tête du principal pays du concert des puissances occidentales n’a pas peu compté dans la nouvelle donne en Méditerranée malgré l’aveuglement, quant à son occurrence, des puissances secondaires européennes censées être mieux informées, ne serait-ce que du fait de leur proximité. Notons, au demeurant, que le rendu en arabe de cette expression de coup du peuple est encore plus pertinente d’éloquence, les termes « coup » et « État » y étant traduit par « renversement » et « militaire » ce qui donne l’expression « renversement populaire », parfaitement appropriée à la réalité de la situation telle qu’elle fut.

II – Le démon arabe ou une exigence de dignité :

Or il est patent qu’en Tunisie les événements se sont emballés bien au-delà de ce qui était prévu grâce à l’élan populaire auquel a donné lieu une forte aspiration à la liberté et à la modernité et qu’on a qualifié à juste titre par un mot à l’éloquence inégalable en terre arabe : Dignité; aussi, le scénario prévu par les initiateurs directs du renversement de l’ancien régime a dû être changé, la situation risquant d’échapper à tout contrôle. À l’instar du génie des mille et une nuits subitement devenues les glorieux jours d’un printemps radieux, il aura donc fallu composer avec un démon tout juste libéré de sa prison, ce démon que l’artiste génial Farid Al-Atrache glorifiait déjà, le chantant, le voyant partout dans le monde arabe. Ce même démon, rebaptisé berbère par Bourguiba, qui avait pourtant l’avantage d’être un dictateur éclairé, passant pour un modèle à côté de ses pairs, était invoqué pour rejeter tout droit à la contestation et à la différence, la moindre liberté risquant à ses yeux d’être libertaire. Aussi cela lui permit-il d’ériger en dogme la symbolique du souverain puissant et omnipotent qu’on ne manqua pas de continuer de faire après lui en Tunisie, comme on le fit aussi ailleurs aussi bien avant qu’après lui. De fait, cette symbolique du chef absolu est bien présente dans la tradition arabe s’accompagnant de la présence d’une réelle propension dans la psychologie des masses à la quête permanente des limites à prévoir pour contrer une tendance tout à la liberté absolue autant assumée que connue comme excessive pour être reconnue irrépressible; et les dictateurs arabes ont eu beau jeu d’en abuser pour faire de leurs citoyens de simples sujets dociles. De même ces dictateurs n’ont pas hésité d’instrumentaliser à bon escient la religion, dont la prégnance, à la faveur du sous-développement économique, est demeurée exceptionnelle auprès des larges couches populaires, au profit d’une vision absolue du pouvoir au service — au mieux — de l’État, comme ce fut le cas avec Bourguiba et — au pire, le plus souvent — d’intérêts privatifs égoïstes et maffieux, comme ce fut le cas avec son successeur. Ce faisant, avec le temps, ces dictateurs ont cru réussir à émasculer les velléités démocratiques de leur peuple dont l’attachement excessif à la liberté demeure cependant sans limites, versant volontiers quand l’occasion se présente de l’exprimer dans le désordre au lieu d’être cette multiplicité d’ordres (des ordres) qu’il aurait pu — et pourrait toujours — devenir grâce à des freins et des balises en mesure de faire de tout peuple arabe un foyer de démocratie eu égard à sa propension naturelle à l’originalité et à cultiver la différence ainsi qu’à son attachement viscéral à la polémique. Or si cela contribue à fausser la nature profondément démocratique de l’anarchie arabe, cela n’y ôte nullement, pour autant, un autre de ses aspects fondamentaux qu’est le sens exacerbé de la dignité. C’est ce sens qui a motivé pour l’essentiel les mouvements actuels, en Tunisie d’abord puis en Égypte pour s’étendre ensuite ailleurs, et qui qualifie le mieux l’atmosphère de ce qu’on a appelé le printemps arabe.

III – L’essence de la révolution ou le casse-tête de l’esprit et de la forme :

Or c’est cette soif de dignité qui fut l’essence des révolutions arabes, qu’elles soient qualifiées de réelles ou virtuelles; car la soif, quant à elle, est bien réelle. Et c’est cette réalité, justement, qui permet de saisir la vraie nature du phénomène auquel elle a donné naissance au-delà de sa forme et de son esprit ou sa symbolique. En Tunisie, cela a permis d’influer sur le cours des événements en imposant une évolution qui n’était pas programmée au départ, qui a laissé le pays dans une situation précaire, étant grosse de trop d’incertitudes et de périls, et dont n’avaient pas voulu les auteurs des derniers réglages du scénario du pire degré dans la honte pour un militaire, la fuite du général-président, qu’elle fut voulue ou imposée. Aussi, après une période de flottement, ayant plié et cédé pour pouvoir se redresser aussitôt, le pouvoir provisoire en place a essayé de jouer à fond la carte de la forme notamment en termes d’autorité de l’État et de la nécessité de son respect — pour ne pas dire sa crainte — alors que les masses populaires auraient voulu entendre davantage et, bien mieux, voir mises à l’oeuvre des mesures concrètes en rapport avec leur quête de dignité. Il est sûr que du point de vue de chacun, le discours de l’esprit ou du symbole et celui de la forme sont justifiés et s’imposent par la logique même de la situation du pays et la dynamique propre à l’action des parties en action et de leurs convictions. Il n’en demeure pas moins que pour ne pas vider de tout sens concret un mouvement populaire voulu comme une révolution, pour qu’elle ne se réduise pas définitivement en une pure virtualité, il était impératif de davantage sacrifier la forme à la symbolique en vue de garder à la révolution son esprit sans l’altérer ou le dénaturer. En effet, une révolution étant d’abord un bouleversement brusque et violent ou, à défaut, un changement pacifique mais total quitte à être progressif dans son évolution et son déploiement, on ne pouvait garder les symboles du régime abattu au service du nouveau appelé à le remplacer sans vider celui-ci de toute originalité et du moindre sens au profit du respect du sacro-saint principe de continuité de l’État et de son imperium à travers le maintien de ses commis, même ceux compromis avec l’ancien régime, pour ne pas se priver de leur expérience. D’autant qu’il est incontestable qu’on ne peur obtenir du jour au lendemain qu’un personnel élevé dans une culture de l’arbitraire, de l’excès et de la force, qu’il relève du domaine de la politique ou du maintien de l’ordre, change de méthode et d’esprit du jour au lendemain. Or si l’intérêt est ainsi bien servi de l’Administration du pays et partant, mais sur le long terme, de la Révolution, les acquis de celle-ci ne seront pas nécessairement garantis dans une telle violation immédiate de ses symboles, car les réflexes conditionnés de la nature humaine et les mauvaises habitudes enracinées dans une tradition d’abus excessifs sont bien trop durs pour s’effacer rapidement devant un esprit révolutionnaire par trop réducteur et insuffisamment outillé encore pour venir à bout de leur résistance acharnée quasi naturelle.

IV – La révolution politique et la révolution sur soi :

En effet, pour réussir durablement, toute révolution doit être avant tout une révolution sur soi, une révolution des mentalités qui n’a lieu qu’avec le renouvellement radical du personnel politique, le sang neuf jouant le rôle de régénération des pratiques au risque d’accepter les excès de l’inexpérience et les aléas de l’amateurisme, ce qui suppose un bouleversement complet du paysage politique s’imposant généralement par un changement violent. Or la Tunisie, conformément à une nature enracinée en elle, ayant cherché à réussir l’ambition d’allier les avantages d’une révolution sans les inconvénients du changement, risque de se retrouver face à la quadrature du cercle ou de ne faire que tourner en rond dans le cercle vicieux des illusions; bonjour alors aux pires déceptions! Un sérieux retour en arrière n’est ainsi point exclu avec la violation continue des acquis majeurs tout juste entrevus ou le heurt avec les dérives de l’extrémisme et des divisions, qui sont encore plus probables étant donné l’impétuosité de l’élan, patent désormais et sans entraves, vers la liberté dans toutes les couches populaires où il est d’autant plus exacerbé qu’il a été longtemps comprimé, outre et surtout les soubresauts travaillant toutes les sociétés et régimes arabes; or, comme la maladie d’un membre affecte tout le corps, on sait à quel degré de syntonie atteint le monde arabe notamment en temps de crise. De plus, une révolution sur soi est autrement plus longue à aboutir qu’une pure révolution politique, l’hétérogénéité du corps social étant démultipliée à l’infini par des nuances d’autant plus légitimes les unes les autres que difficiles à saisir ou à catégoriser sans le facteur temps et le bénéfice de l’expérimentation. Aussi s’avère-t-il absolument nécessaire une action ciblée sur certains symboles fédérateurs des consciences, susceptibles de confirmer l’orientation dans la bonne direction du personnel en charge provisoire de la destinée de la révolution et de la réelle protection de ses intérêts nonobstant les réserves quant au passé de ce personnel, la persistance en lui des mauvais réflexes hérités du passé ou l’absence de réelle légitimité qui demeure en ces temps-ci celle du peuple. Et pour être acceptée, faire consensus, pareille action se doit de privilégier l’apport d’une réponse concrète et populaire ayant la portée symbolique la plus large et des retombées réelles assurées pour tout le peuple gagné qui plus est et de plus en plus par une méfiance grandissante à l’égard du personnel politique en charge de ses intérêts. En premier lieu, cette action se doit pouvoir réussir à redonner confiance aux masses populaires en son personnel politique nonobstant ses éventuelles imperfections. Or quelle meilleure démarche incarnerait ce rôle qu’une initiative pour la dignité du Tunisien, notamment le plus jeune qui a été à la pointe de la révolution; et quel meilleur symbole de dignité que celui de se sentir relevant de la modernité politique car appartenant à un concert de nations dont les ressortissants ont accès aux pleins droits d’une citoyenneté digne du monde libre avec notamment un droit total et sans restriction de circuler, particulièrement dans son environnement immédiat auquel l’attache, de plus, nombre de liens aussi importants les uns que les autres?

V – De la révolution tunisienne à la révolution des mentalités occidentales :

On l’aura compris, c’est du visa opposé aux ressortissants tunisiens qu’il s’agit et qu’il s’agirait de s’employer à faire lever pour atteindre à cette ambition de recoller l’unité du peuple tunisien qui commence à s’effriter et retrouver notamment la confiance de la jeunesse révolutionnaire en son élite politique tout en préservant ce qui fait la spécificité de ce pays, son ouverture sur l’altérité et son sens de la mesure dont on ne doit jamais présumer de la pérennité par-devers les courants aux relents de xénophobie et d’extrémisme qui travaillent les profondeurs de l’inconscient des sociétés arabes musulmanes. Certes, la question n’est pas du ressort exclusif des autorités tunisiennes, mais la responsabilité de celle-ci sera énorme à ne pas en faire un axe majeur de sa diplomatie, ne serait-ce que par pur usage symbolique, quitte à paraître faire du don-quichottisme. Dans un précédent article publié ici, j’ai déjà appelé le ministre tunisien des Affaires étrangères, il y a déjà quelque temps, à procéder à pareille démarche indispensable pour retrouver l’adhésion populaire en parfaite conformité avec mon attachement à la dignité du Tunisien qui a marqué de bout en bout mon action durant mon service diplomatique. C’était au lendemain des malheureuses frasques de l’éphémère ministre Ounaïes qui, non seulement s’était laissé aller à cette tendance néfaste de la diplomatie tunisienne de trop s’effacer devant ses interlocuteurs par esprit de conciliation et une conception excessive du réalisme, mais en avait rajouté en puisant dans ses propres sentiments et souvenirs, qui étaient d’autant plus malvenus qu’ils étaient déconnectés d’avec la réalité du moment du pays et en flagrante opposition avec son esprit, ce qui n’eut pour résultat que d’occulter ses talents diplomatiques et qualités humaines réels et ternir son image de marque en heurtant de front le sentiment encore exacerbé et toujours à fleur de peau à la dignité du peuple. C’est justement cette exigence de dignité qu’il conviendra de satisfaire par la demande de principe de levée du visa à faire, au nom de la Révolution, auprès de tous les partenaires de la Tunisie, notamment au plus important d’entre eux, à savoir l’Europe. Certes, il faudra pour cela avoir assez conscience de ce profond désir du peuple à la dignité s’attachant à la levée de pareille restriction à un de ses droits fondamentaux et dépasser une réticence pouvant se relever contraignante de devoir risquer paraître ridicule, tellement l’absence de suite semblera évidente à la diplomatie tunisienne au vu des circonstances politiques et les réticences psychologiques prévalant chez ses partenaires notamment européens pour des raisons d’autant plus impérieuses qu’elles relèvent moins des principes juridiques que populistes, quasiment poujadistes. Mais, en l’occurrence, il faudra choisir entre le risque d’être ridicule et celui de se couper du peuple. Au demeurant, agir au nom du peuple en traduisant sur la scène internationale en termes politiques l’une de ses revendications majeures — le droit à la dignité de circuler sans les avanies liées à la délivrance de visa — annule tout ridicule. De plus, pour la diplomatie tunisienne, il ne s’agira que de prendre au mot ses partenaires occidentaux en leur demandant de donner un fondement concret à leurs déclarations laudatives à l’égard de la Révolution tunisienne et leur offre d’aide à réussir la transition vers la modernité et ce par des mesures concrètes susceptibles de pérenniser leur démocratie nouvelle. Hier, le roi du Maroc, dans un autre contexte nettement moins mondialisé qu’aujourd’hui, pour un pays encore bien moins moderne que la Tunisie et dont le poids des expatriés pèse plus lourd pour l’Europe, brava le ridicule en déposant officiellement la candidature de son pays à la communauté européenne. Aujourd’hui, l’Union européenne prétend vouloir aider la Tunisie en lui accordant un statut de partenaire avancé à l’instar de ce même Maroc qui, pourtant, n’a pas réussi la même transition démocratique tunisienne, ce qui vide telle offre de tout contenu réellement sérieux, en phase avec les déclarations officielles. Il reste, bien entendu, que l’Union peut toujours ne pas se sentir concernée par une telle question de levée du visa du moment que la Tunisie ne l’a pas demandée et tant qu’elle ne l’aura pas officiellement fait. Et, évidemment, ne pas le faire, c’est lui éviter un casse-tête que la diplomatie tunisienne semble veiller particulièrement à lui éviter quitte à se couper des aspirations légitimes de son peuple.

Par ailleurs, les pays européens peuvent toujours user de la casuistique inhérente aux relations internationales en soutenant que la pratique du visa n’est pas contraire à la modernité politique, qu’elle n’entrave pas radicalement le droit à la circulation. Mais n’y a-t-il pas en cela que du pur sophisme lorsque l’on a sous les yeux la réalité de la pratique de délivrance de visas, des restrictions et des brimades l’accompagnant? Aussi, de la même façon que l’effort s’imposant aux Tunisiens, une révolution sur soi est nécessaire pour le personnel politique européen en vue de reconsidérer ses fondamentaux en termes de libre circulation des personnes et de clandestinité en osant admettre enfin ce qui ne fait nul doute pour tout observateur lucide et objectif des flux migratoires, savoir le lien étroit entre le visa et la clandestinité. Il est enfin temps que les dirigeants occidentaux, et européens en premier lieu, se saisissant de l’occasion qui se présente à eux en Tunisie de tenter l’expérience des retombées bénéfiques de la levée du visa grâce au nombre réduit des populations tunisiennes concernées sur leurs territoires et à la faveur de leurs réels acquis vers la modernité, acquis aussi bien anciens, la Tunisie ayant été le premier pays arabe à s’y ouvrir, que récents, puisqu’elle le demeure en venant de le confirmer de la plus belle manière.

VI – Pour une nouvelle stratégie migratoire ou les exigences de la modernité :

En cela, la responsabilité historique de l’Europe est immense. En effet, dans notre monde mondialisé, aux destinées si étroitement imbriquées, le sort de la révolution tunisienne est autant entre les mains de son peuple que de ceux de ses voisins immédiats. Or, si l’action du premier relève bien davantage de l’impondérable et s’inscrit davantage dans la durée en obéissant aux courants qui traversent les profondeurs intimes de son corps social et dont les conséquences, positives ou négatives, se manifesteront sur le long terme, celle des seconds (en y incluant le staff politique provisoire tunisien, tellement est imbriquée de nos jours l’action diplomatique internationale, une main ne sachant seule applaudir ainsi que le rappelle le proverbe) peut relever du concerté et répondre aux exigences de l’immédiat pour peu qu’une vision sereine et rationnelle soit nôtre en vue de s’offrir une chance d’agir sur les courants précités et les orienter vers les intérêts communs aux deux parties de coexistence pacifiée et de coopération ininterrompue dans un total respect mutuel. Or cela est d’autant plus impératif aujourd’hui que le monde a changé et qu’il ne peut plus être géré pacifiquement avec les notions et les concepts périmés du passé comme ceux dont certains dirigeants dans les États occidentaux ont tendance à abuser pour se délier de leurs obligations, notamment morales, que leur statut de puissances actuelles leur impose. En l’occurrence, l’une des obligations qui s’imposent au concert des nations évoluées dans le bassin méditerranéen est celle d’enterrer le mythe du visa comme parade à l’immigration clandestine. Il faut le dire tout haut et ne plus se contenter de le penser tout bas, car les études sérieuses en l’objet ne manquent pas : c’est la politique du visa qui crée le clandestin. Sans parler de tous ses méfaits collatéraux comme l’entretien indirect des groupes maffieux de passeurs, l’entretien d’un sentiment de défiance sinon de haine à l’égard d’un Occident jugé arrogant et la multiplication des drames que l’élan vers la liberté ne fera qu’aller crescendo. Sans avoir à aborder cet autre credo à considérer pour relativiser la justesse de la pratique du visa et qui est l’aspect foncièrement amoral de tout faire pour instaurer une liberté totale des marchandises lors même qu’on ne lésine sur aucun moyen pour ériger les obstacles les plus divers devant les hommes! Dans le cadre de rapports sans visas entre les deux rives de la Méditerranée, les hommes n’auront plus besoin de défier la légalité pour s’installer dans un pays au-delà des trois mois autorisés quand ils n’ont aucune inquiétude et nul doute qu’ils peuvent y revenir librement. Du coup, ce sont les échanges humains qui s’intensifieront, les clandestins partant d’eux-mêmes pour revenir en toute légalité avec toutes les retombées économiques bénéfiques pour les transporteurs. C’est aussi un regain de l’activité économique avec un renouvellement aussi instantané que flexible de la main d’oeuvre entre les deux rives, les chercheurs d’emploi n’étant plus fixés sur un seul territoire, tentant leurs chances des deux côtés, moyennant d’éventuels projets à cheval entre différents pays, notamment avec leur pays d’origine à la faveur d’une politique dynamique et inventive de la coopération décentralisée. On n’aura alors fait, du côté européen, que conformer le comportement politique de ses décideurs à la propre logique de leur credo économique du fait de leur adhésion affichée et revendiquée au libéralisme, le marché se chargeant de s’autoréguler dans l’ensemble des courants d’échanges libres des hommes — enfin traités avec dignité et non en sous-hommes — et des marchandises. Et bien évidemment, c’est le tarissement inéluctable des filières d’immigration clandestine à partir de la Tunisie, les Tunisiens — et pas seulement les autorités concernées — y veillant d’autant mieux que leur droit à circuler leur est reconnu. Et quelle belle manière c’est alors de saluer leur entrée en démocratie !

Il est aussi un autre mythe du passé que le monde qui a changé devrait emporter, à savoir ce déni apporté à la légitimité de la motivation économique de l’émigration humaine lorsqu’on honore celle ayant des motifs politiques. Car, de fait, le mobile économique est permanent dans les mouvements humains et a toujours présidé à sa lutte pour la survie, une lutte qui n’est pas moins digne que la lutte pour les droits politiques, sinon plus, puisqu’il faut d’abord assurer la survie pour pouvoir penser au reste. D’autant qu’il n’est plus besoin de démontrer le rôle majeur des transferts de fonds des migrants économiques vers leurs pays comme source majeure de financement du développement de ces derniers et dont l’importance est équivalente aux investissements étrangers, étant même supérieure à l’aide publique au développement.

La liberté de circulation des hommes doit être un droit sans restriction et le mobile économique est à honorer autant que le mobile politique car ils se sont souvent imbriqués à travers l’histoire de l’humanité dont le progrès, depuis son apparition sur terre, s’est fait grâce et de par une constante mobilité sans restrictions, souvent pour des motifs de survie alimentaire.

Et nonobstant ces motifs, que serait devenue l’humanité si elle n’avait pu bouger et migrer à travers la planète pour survivre? Que seraient devenues les idées de la modernité en tous domaines si leurs porteurs n’avaient pu se déplacer pour fuir et les protéger ou les propager? Et enfin, que serait-il advenu des religions juive, chrétienne et musulmane si le peuple de Moïse n’a pu fuir librement l’Égypte, si les parents de Jésus n’avaient pu quitter le pays de leur persécuteur et si le prophète Mohammed ne s’exila pas hors du territoire de sa tribu?

Imaginons un instant qu’il y avait à l’époque la politique actuelle du visa et osons entrevoir le sort du monde qui en serait sorti! Aussi, ne renions plus les fondements de nos progrès et de notre survie ! Les politiques d’aujourd’hui, notamment occidentaux et particulièrement européens, pour ce qui concerne directement notre propos, devraient choisir d’être soit dans le sens de l’histoire quitte à risquer de perdre le pouvoir soit de privilégier le jeu pervers de la réussite en politique par l’exploitation populiste des passions humaines et sortir du panthéon des hommes qui comptent de l’histoire humaine, ceux qui lui permettent d’anticiper dans les meilleures conditions, surtout dans les pires situations et l’hostilité de l’opinion générale, des avancées significatives sur le parcours inéluctable de la modernité.