Par Elyes GHERIB

Quelques jours après ma conversation intéressante avec Business News en personne (morale) (1), se tînt la “marche pour la liberté”. Je souhaite m’attarder sur les nausées violentes que j’ai eues en observant le deux poids-deux mesures totalement assumé par tout le monde, et de façon particulièrement remarquable – une nouvelle fois – par BN dans un article… extatique de Zeyneb Dridi (2). Le talent de ces gens me fascine et m’inspire. BN, ma muse, le ketchup de mon double cheese.

Regardons l’article de plus près. Plusieurs idées :

  • c’était une marche pacifique
  • c’était comme dans un “pays démocratique et civilisé”
  • c’était “sans accrochages avec les forces de l’ordre” et sans “gros mots”
  • les slogans insistaient sur la nécessité de tenir les élections le 23 octobre, le refus du terrorisme et du fascisme, et sur la volonté du peuple d’avoir un régime démocratique
  • la marche était escortée par des voitures de police et un grand nombre d’agents
  • les policiers étaient contents de retrouver leur rôle premier : la protection des citoyens
  • il suffit que [les manifestations] soient autorisées et organisées par des entités reconnues et non des anonymes
  • les participants ont repoussé “fermement” une équipe d’Al Jazeera
  • Comme vous l’avez compris, ce n’était pas une marche d’être humains : c’était le Bien oui, avec un grand B, qui a défilé sur 2-3 kilomètres. Et vous l’avez raté. Vous avez raté la Lumière.

    La rokhsa et les entités reconnues non-anonymes

    Sous Ben Ali, l’autorisation, la rokhsa, était un instrument d’asservissement, distribuée aux plus dociles et à ceux qui acceptaient de donner un petit quelque chose. Zeyneb Dridi (l’auteure) nous agite la rokhsa comme une condition justifiée et indispensable, signe de Lumière.

    ZD continue en nous disant que la marche était organisée par des entités reconnues, et non des anonymes. Par allusion, elle contredit là BCE et Nejib Chebbi, mais aussi l’opinion publique pour qui Kasbah 3 était le fait d’Ennahdha et du POCT, deux entités bien réelles ET reconnues.

    Phrase sur phrase, ZD utilise donc la rokhsa comme argument massue, puis se rend coupable d’un déni de rokhsa à des partis qui l’ont obtenue au prix des sacrifices du peuple. En termes de logique, c’est “dernier étage, plus haut, y’a rien”.

    Bien sûr, ZD oublie de mentionner que les manifestations spontanées de Sidi Bouzid, Thala, Siliana, Kasserine, Gafsa, et de Tunis avant et le 14 janvier, étaient dépourvues du sésame, du tampon d’approbation de l’Autorité, de l’Ordre et du Bon Sens.

    Des participants exemplaires, et l’attitude admirable des forces de l’ordre

    C’est un fait : il n’y a pas eu de bavures, ni d’un côté ni de l’autre. On peut s’extasier sur le comportement impeccable de la police, en se contentant de le remarquer. On peut aussi relever que la police ne s’était pas préparée à attaquer ce jour-là. Pourquoi ? Pourquoi quand certains manifestent, on se prépare à matraquer, et quand d’autres le font, on les escorte ?

    J’imagine des choses ? Peut-être. Par contre, ce dont je me souviens est très clair (3). Au moment de Kasbah 2, un mystérieux mouvement surgit de nulle part, se donna le nom de “majorité silencieuse”, se trouva un superbe espace d’expression avec parking et gazon, et ne se donna pour seul objectif que de protester contre certains “fauteurs de troubles” qui empêchaient le pays “d’aller vers l’avant” et “n’avait pas le droit de s’exprimer à sa place”; i. e. Kasbah 2.

    Vous ne voyez pas encore ? Mmmm…

    Dans les deux cas, on observe que juste après un mouvement spontané, révolutionnaire, avec des revendications visant directement l’ennemi de toujours, le système Ben Ali, un autre mouvement se targuant de “civilisation”, de “pacifisme”, d’”ordre” et d’”opposition à la violence” se manifeste. Ce deuxième mouvement, ce contre-mouvement, ne cite jamais son antagoniste, se contentant d’allusions timides mais bien réelles, et est manipulé.

    La première fois, le contre-mouvement était faible face à la détermination de chômeurs habitués à la misère et à la rudesse de la vie. La deuxième fois, des partis se sont ralliés à lui, le rendant plus fort, alors qu’en face l’esprit révolutionnaire s’estompe, parce que la Révolution, ça fatigue, et parce qu’on a veillé à ce que ceux qui font le moins de compromis restent chez eux, trop occupés dans des querelles tribales ou je ne sais quel autre fléau.

    Mais bon, je ne suis pas journaliste à BN, je dois sûrement me tromper.

    Les slogans

    Les chefs de partis, en tête de la marche ont définitivement enterré leur combat pour les droits de leurs concitoyens et leurs yeux sont désormais fixés sur l’échéance électorale. En témoigne la pauvreté et l’hypocrisie des slogans : “maintien des élections du 23 octobre”, “régime démocratique”, “non au terrorisme et au fascisme”. Pauvreté, parce que ce sont des lieux communs sans aucune signification. Hypocrisie, parce que personne dans Kasbah 3 n’a demandé le report des élections, et parce qu’on prend bien garde à ne pas dire qui sont les terroristes et qui sont les fascistes, alors qu’on le sait très bien. Attention, citoyens honnêtes et “propres”, une menace invisible et dangereuse plane sur vos têtes.

    Pas un mot sur les portes défoncées et les êtres humains enlevés à Menzel Bourguiba, les personnes toujours détenues sans procès et sans charges après Kasbah 3, celles emmenées de force dans des casernes militaires. Pas un mot sur les martyrs, sur les mutilés et les handicapés à vie. Pas un mot sur les assassins du Ministère de l’Intérieur dont on refuse de livrer les noms à la justice. C’est pas bon pour le business. Mais le business de qui ?

    Tout d’abord, le business des partis qui manifestent. Se présentant comme des pacifistes se tenant du côté de “l’ordre”, ils brassent une grande partie des tunisiens qui sont fatigués par la guerre psychologique menée depuis 6 mois, et fragilisés par la peur de l’avenir. Peur prenant évidemment souvent la forme d’un salafiste à la barbe foisonnante vite assimilé à un certain parti, et par ricochet, à ses alliés. Tout cela relève d’une vision à court terme, et d’un mépris pour le jugement des tunisiens.

    Ensuite, à long terme, ça profite au business des derniers soldats du système Ben Ali, qui ont tenu contre les assauts répétés. Il faut leur reconnaître un certain talent. Leur stratégie de chantage sécuritaire a porté ses fruits, ils ont réussi à s’accorder un sursis de quelques mois, voire de plusieurs années. A côté de cette leçon de stratégie de survie, les partis “pacifistes” font figure d’idiots utiles, qui dans l’espoir d’un gain à court terme, ont trahi les idéaux de ceux qui sont morts pour nous en pactisant avec l’ennemi d’hier.

    Mais bon, je ne suis pas journaliste à BN, je dois sûrement me tromper.

    Conclusion

    Si le duo majorité silencieuse/Kasbah 2 penchait plutôt du côté des révolutionnaires, le duo marche de la liberté/Kasbah 3 penche visiblement en faveur du mouvement contre-révolutionnaire. Ce qui est désolant, c’est que des opposants historiques, qu’on croyait droits dans leurs bottes, ont choisi de renier toutes ces années de lutte en pactisant sous la table avec leur ex et peut être futur bourreau. Mais ils ne sont pas les seuls, il s’est trouvé également des journalistes, comme ZD, pour adopter la même démarche d’amnésie (involontaire, espérons) et lui trouver les justifications par défaut que sont la “civilisation”, la “démocratie”, le “pacifisme”, l’”ordre” et la “lutte contre la violence”.

    Mais bon, je ne suis pas journaliste à BN, je dois sûrement me tromper.

    Notes

    (1) http://www.facebook.com/note.php?note_id=10150244424027274
    (2) http://www.businessnews.com.tn/Tunisie—Une-marche-pour-la-libert%C3%A9-et-un-%C2%AB-D%C3%A9gage-%C2%BB-pour-Al-Jazeera,519,25805,1
    (3) http://www.facebook.com/note.php?note_id=10150119444307274