Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Par Amine L (*),

Interrogé sur les révolutions en Tunisie et en Egypte, Noam Chomsky, un des plus grands philosophes et intellectuels de notre époque, donne un avis terriblement clair et déroutant : « La CIA a tout intérêt à faire échouer toute tentative de transition démocratique dans le monde arabo-musulman pour une raison toute simple : la majeure partie des peuples de la région considèrent les USA et leurs alliés comme une menace contre leurs intérêts. Les US et leurs alliés ne veulent pas faire émerger des gouvernements qui défendent la volonté de leurs peuples. Si une telle situation arrive, non seulement les US perdraient leurs hégémonie sur la région, mais ils seront écartés définitivement ».

« Pour la Tunisie et l’Egypte, il existe une stratégie, exécutée systématiquement et avec minutie, qui ne demande pas d’être un génie pour la déceler : lorsque ton dictateur favori a des problèmes, supporte-le au maximum, et ensuite lorsque cela devient impossible (conflits avec les hommes d’affaires ou l’armée par exemple) alors envois-le quelque part, et matraque la population avec des discours ronflants sur la démocratie et la liberté, et enfin essaye de restaurer l’ancien régime, peut-être avec de nouvelles têtes ». Et Chomsky de continuer « La même stratégie a été appliquée avec Samoza au Nicaragua, Le Chah d’Iran, Marcus au Philippines, Mobutu au Congo, Ceaucescu en Roumanie, Sohartu en Indonésie… C’est de la routine, et c’est exactement ce qui se passe en Tunisie et en Egypte. »

Y a-t-il eu une révolution ?

Il y a eu un complot contre Ben Ali au niveau stratosphérique qui a permis de le « dégager » du pouvoir, la CIA y a contribué, les Français ont eu un wagon de retard, c’est un fait. Le complot a eu lieu au même moment que la ferveur populaire a atteint son apogée. Le peuple a poussé, et le « miracle » a eu lieu. Bien entendu, Ben Ali et Leila, les plus gros parasites qui ont saigné la Tunisie et les Tunisiens pendant deux décennies sont cuits, et pour longtemps. Une révolution a bien eu lieu. Les plus sceptiques diront que c’était juste une « révolution de palais », une redistribution partielle des pouvoirs et des honneurs au niveau du gouvernement.

Et après ?

Fouad Mebazza, un ancien du régime, est président par intérim. Deux gouvernements Ghannouchi se sont succédés et ont échoué sous la pression de la rue, les sit-in Kasbah1 et Kasbah2 ont été incontestablement deux succès populaires. Et puis vint Beji Caid Sebssi, un vieux de la vieille, paternaliste à la Bourguiba à son début, fin stratège en coulisses. Il commença par museler la puissante centrale syndicale l’UGTT qui avait largement contribué au niveau régional à prendre le relais des mouvements populaires. En coulisses, des « atraf » que personne ne connait font et défont les nominations. Un certain Kamel Ltaief a été désigné comme l’homme de l’ombre. Il s’en est défendu vigoureusement, Farhat Rajhi a été mis au frigo. L’intérieur a été remanié en partie, mais le commandement a été donné à un ancien du régime, membre du ex-RCD.

Rached Ghannouchi rentre, et veut sa part du gâteau, Ennahdha se réorganise et prend du poil de la bête. Pas très loin d’Ennahdha, le CPR emmené par Monsef Marzouki, ancien exilé en France gagne en notoriété, notamment dans les cercles parisiens. Ces deux partis sont ceux qui donnent le plus du fil à retordre au régime, ou ce qu’il en reste. Alors que tous les partis réputés « dociles » ont fait profil bas et accepté de faire des concessions par intérêt électoral, Ennahdha et le CPR ont toujours montré une certaine « résistance » sur des sujets centraux : ce sont par exemple les seuls partis qui ont soutenu El Kasbah3, le troisième mouvement de la rue avorté sauvagement par la police. Par ailleurs, ces deux partis étaient contre le report des dates des élections initialement prévues au 27 juillet, ce qui prouve bien que ces deux partis voulaient y arriver par les urnes et non pas par l’agitation de la rue. Ces deux partis sont les plus opposés au régime, mais font quand même partie du jeu politique. Quoiqu’il en soit, si l’on se réfère à l’avis de Chomsky, on peut d’ores et déjà affirmer avec certitude que les islamistes seront écartés, sinon marginalisés dans le nouveau régime. Le CPR quant à lui dérange du fait qu’il se déclare comme parti laïque, une campagne médiatique est menée pour discrédite le parti par l’association de son leader Marzouki aux protagonistes d’Ennahdha.

Parallèlement, une panoplie de partis politiques est apparue, plus de 100 en tout, on en connait très peu. Derrière certains de ces partis, des anciens faucons de l’ancien régime, des poids lourds comme Friaa, Jgham et Morjane. D’autre partis de la droite libérale, comme Afek Tounes, ont réussi à se faire entendre sur la scène politique, poussés par de riches hommes d’affaires, son image reflète la bourgeoisie tunisoise en majeure partie, mais souffre d’une posture trop élitiste donc peu représentative des Tunisiens de l’intérieur, jusque là les piliers du mouvement populaire. Le PDP dérange, trop proche du pouvoir par tradition, on reprochera toujours à Chebbi sa position trop laxiste face du discours de Ben Ali le 13 Janvier, il n’a pas pris assez de risques au moment opportun, sans doute une mauvaise lecture qui pèsera lourd sur l’image de son parti.

La guerre en Lybie

La guerre en Lybie a boosté le commerce dans les régions frontalières : transferts de marchandise de toute sorte, alimentaire pour la plupart, on dit que des armes y passent également. Des accords de coopération ont été signés entre le ministère de l’intérieur Tunisien, et le ministère de la défense Français… Une coopération militaire a lieu également. On dit aussi que de courts séjours de formation de rebelles lybiens, notamment sur des lance-missiles de fabrication Française, sont organisés clandestinement dans le sud Tunisien. Bien entendu, la France s’en défend parce qu’officiellement, l’OTAN n’est pas autorisé à intervenir sur le terrain. D’un autre côté, et face à la demande Lybienne, les prix de la denrée alimentaire ont flambé. Le porte monnaie du Tunisien moyen de ne peut plus suivre. Avec l’arrivée du mois du Ramadhan, très « néfaste » pour le-porte monnaie du Tunisien moyen, le gouvernement a marqué un point en augmentant le salaire des fonctionnaires et de certains secteurs du privé. L’événement a été annoncé en fanfare dans les médias de masse, on marque des points importants.

Perte d’influence des réseaux sociaux

Le gouvernement comprend qu’il faut limiter l’influence de Facebook dans la mobilisation des jeunes et l’échange d’information. Il commence par tenter d’amadouer les administrateurs des pages populaires, ensuite récupérer certaines pages, voire acheter certains administrateurs. Certains administrateurs ont même fait de courts séjours en prison militaire. Au même moment, la police politique s’active sur les forums, on décourage les jeunes, et on va même à introduire de vidéos humiliantes de torture. Dans cette cacophonie, certaines pages sont désignées comme définitivement islamistes, d’autres plus explicites, sont accusées d’incitation à la haine et à la violence. On ne s’y retrouve plus sur Facebook, l’internaute est noyé sous un flux continu de données, faire la distinction entre information et propagande est devenu très difficile, tant le doute plane sur les intentions des uns et des autres.

Une opinion divisée

Le débat islamiste fait rage partout, les médias de masse y contribuent, et les médias sociaux aussi : Facebook s’est avéré terriblement efficace pour propager toutes sortes de rumeurs. Les Tunisiens se mettent à débattre sur les fondements même de leur identité, faut-il ou pas laisser les politiques jouer dans le registre religieux ? Ennahdha suscite les peurs et les passions. Le peuple est divisé, on se tire dessus, on s’écarte de plus en plus des principales revendications de la révolution. Une simple récapitulation des revendications à partir des slogans récurrents depuis le 17 décembre dernier :

  • La chute du système Ben Ali
  • La redistribution équitable des richesses entre les régions
  • La lutte contre le clientélisme et les pratiques mafieuses
  • La liberté de s’exprimer et de s’organiser
  • La réforme de la justice
  • Le nettoyage du ministère de l’intérieur
  • La traduction en justice des bourreaux
  • Le droit à l’emploi

Le système électoral

Le 23 Octobre aura lieu les élections de l’assemblée constituante qui se chargera de rédiger la nouvelle constitution. Le mode de scrutin adopté (découpage en circonscription, listes proportionnelles, etc.) a été pensé de façon à éliminer les indépendants du jeu politique, et à minimiser les deltas entre les partis. Cette manière de procéder permettra d’avoir une assemblée constituante « panachée », à savoir que les sièges seront répartis d’une façon quasi homogène entre tous les partis, exception faite du parti Ennahdha qui, même s’il réalise des scores faramineux, son avantage au niveau du nombre de sièges sera amoindri. Le parti islamiste risque même de voir des coalitions s’organiser contre lui, notamment de la part des partis satellites du RCD et des autres partis laïques proches du régime. D’un autre côté, l’instance de la réalisation des objectifs de la révolution, organisme en charge d’assurer la transition démocratique, a écarté toute présence d’observateurs étrangers lors du déroulement du processus électoral, décision très importante, passée inaperçue dans l’opinion. Personne ne viendra donc troubler le plan du gouvernement, la main mise du régime reste intacte sur les organes vitaux de l’état et sur le déroulement de la « transition démocratique ».

Et maintenant ?

Le gouvernement Sebssi durcit le ton et le mouvement populaire s’essouffle : le Tunisien est fatigué, il veut en finir avec l’insécurité et l’instabilité économique, il est plus que jamais prêt à faire des concessions. En face, l’appel a s’inscrire aux urnes s’est fait par une campagne médiatique massive. A quelques jours de la fin de la deadline, sur plus de sept millions d’électeurs, seulement un million et demi se sont inscrits. La deadline ayant été prolongée jusqu’au 14 août, ce nombre s’accroitra sans aucun doute. Reste la question centrale : s’inscrire ou ne pas s’inscrire ? Rentrer ou pas dans le jeu du gouvernement ? Faire confiance ou pas aux partis ? Chacun est libre de son choix, après tout, c’est bien cela ce que voulaient les Tunisiens. Dans l’incertitude, j’ai décidé de m’inscrire quitte à décider plus tard de voter ou pas, le 23 Octobre est encore loin. Ramadhan approche, on s’attend à ce que les islamistes gagnent en influence, on utilisera ce spectre à bon escient, le gouvernement a prolongé l’état d’urgence jusqu’à nouvel ordre, on se prépare à toutes les éventualités, on bétonne la programmation télé comme d’habitude. La situation est encore instable, bien malin celui qui saura le dénouement exact de cette dure épreuve.

(*) Amine L. : Observateur indépendant, consultant en technologie de l’information, chef d’entreprise.