Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Dans l’ère de nouvelle liberté soufflant sur la Tunisie, on commence à mieux distinguer, par recoupements successifs, la réalité de ce qui s’est passé en Tunisie, les causes immédiates et médiates de la révolution pour la dignité et la modernité politique, cette révolution que j’ai toujours nommée à dessein Coup du peuple pour être en phase avec la réalité que je supputais déjà.

Quelle est-elle? Sans rentrer dans les détails qui relèvent de la compétence de qui de droit, je les livre dans les dix points synthétiques suivants. Il restera que la divulgation de toute la vérité relèvera d’une bonne gouvernance, les futurs dirigeants de la Tunisie devant rendre compte au peuple de ce qui s’est réellement passé le 14 janvier  (et avant) dans le cadre de ce que j’ai appelé les trois règles d’or de réussite dans une contribution précédente ici même.

1 – La révolution n’aurait jamais été possible sans l’implication du peuple, sa jeunesse en tête, qui a payé le prix le plus fort de sa vie, son intégrité physique. Et cela ne saurait ni être contesté ni, à plus forte raison, minoré.

2 – La révolution tunisienne n’aurait jamais pu aller jusqu’au bout de la manière exemplaire avec laquelle elle a eu lieu sans le feu vert américain et la couverture médiatique engagée d’Al Jazira. C’est ce feu vert qui explique le courage des hommes de valeur de la Brigade antiterroriste (BAT) agissant sans ordres et risquant leur vie en amont d’une révolution en cours.

3 – La fuite du président déchu était le moindre mal pour le régime déchu dans la mesure où son soutien indéfectible américain l’avait lâché

4 – C’est ce lâchage qui a encouragé le comportement honorable de l’armée.

5 – la volte-face du gendarme du monde n’était pas nouvelle; elle était préparée depuis longtemps dans le cadre d’un plan stratégique de haute volée et à l’ambition assez grande, touchant l’ensemble du monde arabe. Déjà dessinée par l’administration Busch, cette stratégie a été reprise et affinée par le président Obama.

6 – les révélations de WikiLeaks, mais pas seulement, n’ont fait que révéler un processus en cours qui n’était nullement ignoré par les observateurs avisés des réalités arabes et même par certains hommes politiques tunisiens (cf., par exemple, la confidence de Monsieur Caïd Essebsi lors de sa conférence d’intronisation, reconnaissant s’être attendu à l’occurrence de la chute du régime). Nonobstant, cela a pris de court les autorités françaises et européennes qui ont eu affaire à un allié américain jouant sa propre partition; ce qui a amené, comme par contrecoup, l’investissement spectaculaire de la France dans la révolution libyenne en compensation.

7 – On aurait tort de parler de complot américain avec la complicité active du Qatar à travers sa chaîne Al Jazira; car cela minore injustement la part prise par le peuple tunisien et surtout parce que cela allait dans le sens des aspirations des Tunisiens. En cela, comme lors de l’indépendance tunisienne, la Tunisie a bénéficié à fond de l’investissement des Américains plus sensibles à leurs aspirations que la France dont les protestations d’amitié pour le peuple tunisien restent purement verbales et démagogiques.

8 – Certes, cette sensibilité américaine aux aspirations à la dignité n’était pas motivée par un sentiment purement philanthropique ou relevant des idéaux de liberté et de justice. Elle a été commandée par ses intérêts stratégiques, politiques et économiques, trouvant dans la Tunisie un laboratoire idéal eu égard à sa taille et à sa situation géostratégique. Mais on ne saurait le lui reprocher, car toute autre grande puissance à sa place aurait agi de même (ce fut ainsi le cas de la puissance islamique quand elle dominait le monde). L’essentiel, en l’occurrence, est que cela s’est fait en conformité avec les aspirations du peuple tunisien.

9 – L’honneur des États-Unis aujourd’hui, atténuant son comportement impérialiste, est qu’il sert indirectement une bonne cause : l’accession à la modernité de la Tunisie. Certes, cette modernisation politique restera le fait et le propre du peuple tunisien, mais elle avait besoin du coup de pouce américain pour faire sauter le verrou de la dictature. Et ce n’est que justice, car cette dictature ne tenait pour l’essentiel que grâce au soutien de l’Occident, américain pour l’essentiel, mais aussi français, il ne faut pas l’oublier.

10 – L’honneur de l’Amérique aujourd’hui est aussi de comprendre mieux que les Français qu’EnNahdha n’est désormais pas un parti religieux comme les autres, qu’il est en tout cas moins intégriste que d’autres et qu’on pouvait jouer cette carte dans le cadre d’un pari à prendre pour une rénovation de l’islam politique. Mieux que les Français, les Américains ont perçu qu’avec EnNahdha, il y avait moyen de tenir compte, d’une part du sentiment religieux majoritaire dans le pays, comme dans tous les pays arabes, mais aussi, d’autre part, que ce sentiment n’était pas purement religieux et idéologique, qu’il est surtout une soif d’authenticité et que celle-ci ne peut pas faire abstraction de l’islam. Toutefois, ils tablent sur le pari tout à fait réalisable que l’islam peut n’être pas que du simple culte, qu’il est aussi une civilisation et une culture et qu’avec EnNahdha, on peut le faire évoluer du cultuel au culturel. C’est aussi un gage pour que ce parti ne cède pas aux plus extrémistes de ses sensibilités, réussissant du même coup son propre aggiornamento, non seulement à la manière de l’exemple turc, mais bien au-delà, en termes de modernité, retrouvant la fibre humaniste de l’islam, ne l’approchant, comme j’y appelle, que par ses deux dimensions fondamentales, à savoir l’universalité de la foi et la scientificité de la démarche.

Ces dix points, auxquels il est possible de rajouter d’autres, sont toutefois bien suffisants pour mieux comprendre la situation passée et actuelle en Tunisie. Ils expliquent, pour qui sait faire le lien entre eux et en comprendre l’implication, certains mystères comme celui de la présence de tireurs d’élite (snipers) durant la Révolution, la redoutable précision de leurs tirs et les douilles singulières trouvées. Ils expliquent aussi, et c’est ce qui est plus important, la réussite jusqu’ici du processus démocratique malgré la ferme opposition des caciques de l’ancien régime restés pourtant au pouvoir et l’impunité de certaines figures dont la culpabilité est pourtant avérée.

Sans avoir à se prononcer pour ou contre la théorie du complot américain en Tunisie, sans devoir faire comme certains dénonçant l’immixtion américaine dans la vie des peuples, ces points doivent nous rappeler que le monde dans lequel on vit et un système où rien ne peut se passer sans avoir été actionné par un autre élément et en actionnant lui-même d’autres; et que dans ce système le rôle des éléments est proportionnel à leurs poids, à leurs intérêts intrinsèques.

Cela ne doit cependant pas nous amener à croire que tout est fabriqué et manipulé, car même dans ce cas, le manipulé peut toujours avoir son libre arbitre et influer sur le cours des choses, comme un fétu de paille emporté par un courant, mais qui est doué de raison et qui sait profiter de la moindre occasion, comme un courant baissant d’intensité, pour donner une orientation propre à la progression échappant initialement à son contrôle.

Et cela, enfin, nous rassure sur la réussite de la révolution tunisienne pour peu que ses hommes y croient assez et agissent dans le sens des aspirations du peuple telles que je les ai résumées dans d’autres articles ici même, notamment sur le plan des actions à portée symbolique comme celle de faire de la demande de levée du visa un axe majeur de la nouvelle diplomatie tunisienne.

Alors, pour ceux qui doutent encore de la réalité d’une révolution pensée comme  n’étant que virtuelle, qu’ils y croient enfin avec pareil gage sérieux, car la volonté est créatrice de miracles, surtout quand un influx extérieur vient l’innerver pour la réveiller et la sortir de sa torpeur. Et, comme on a hué l’aveuglement du président Sarkozy lors de minable sortie de son ministre des Affaires étrangères à la veille de la chute de Ben Ali, saluons aujourd’hui la clairvoyance américaine et disons bravo à Obama! Pour une fois, c’est mérité, car les États-Unis sont allés dans le sens de l’Histoire, même si cela ne fut pas sans cruels sacrifices; mais y a-t-il de grandes causes aboutissant sans dommages collatéraux?