Amine Landoulsi / AP, Sipa

L’écho rencontré par les dix points que j’ai présentés ici et qui étaient moins la présentation d’une vérité résumée sur la révolution tunisienne que l’essai synthétique d’une mise en perspective se voulant essentiellement marquée par la lucidité, et l’émotion à laquelle cet article a donné lieu, justifiant l’expression de petite bombe politique utilisée par Rob Prince (dont je salue amicalement ici la qualité de l’observation et la sincérité de l’analyse) dans son blog, texte repris pour l’essentiel sur Nawaat, m’amènent aujourd’hui à apporter les considérations complémentaires qui suivront et qui seront autant de projections dans un monde en pleine mutation.

Ces considérations, je ne les apporterais pas sans avoir fait, au préalable, deux remarques liminaires qui n’apporteront rien de bien nouveau pour mes lecteurs fidèles, notamment sur ma philosophie de la vie et ma lecture du phénomène politique :

— D’abord, concernant la vérité qui est pour moi une orientation, un sens que l’on prend et jamais quelque chose qui se posséderait comme un bien, un objet. C’est la « vers-ité » à laquelle je crois, donc une sorte d’horizon vers lequel on se tourne et en direction duquel il importe d’aller. Ce n’est ni une donnée transcendante ni un fait céleste, car relevant plutôt de la conviction et de la pensée, nécessaires pour un homme libre, mais pas suffisants; le savant étant celui qui sait pertinemment qu’il demeure toujours ignorant sur le chemin infini de la connaissance, d’où l’humilité absolue que nous trouvons chez lui, une des rares absoluités à laquelle j’adhérerais sans la moindre hésitation.

— Ensuite, diplomate de profession, je ne suis plus en exercice — et cela nullement de mon fait — et ne suis donc plus un homme du terrain politique; néanmoins, je ne suis pas moins épris de recherche, pratiquant l’observation scientifique tout en demeurant totalement libre, n’ayant pas d’obligation de réserve à respecter. Aussi, le contenu de mes contributions ici est moins le produit d’une quelconque confidence obtenue auprès de quelque source autorisée ou de fuites dont j’aurais eu l’exclusivité, mais simplement le fruit de mes propres réflexions de chercheur à partir de recoupements d’informations publiques et privées et d’observations où compte moins une émotion toujours prompte à nous emporter bien loin qu’une rationalité qui peut, même et surtout en se tenant scrupuleusement aux faits les plus fiables, s’imposer à nous, quitte à contrarier nos plus vifs et sincères sentiments.

Voici maintenant ces dix points complémentaires s’ajoutant aux dix autres, en développant certains d’entre eux, mais ne revenant, pour l’essentiel, sur aucun. Est-il besoin de rappeler ici qu’en ce domaine hautement sensible où les mots ont non seulement une importante charge émotionnelle mais pouvant se transformer en munitions de guerre, des propos sincères, objectifs, relevant de la raison froide, même si elle reste sensible selon la tradition de la sociologie compréhensive, peuvent laisser à penser que l’auteur penche vers un camp ou opte pour une option quelconque. Il n’en est rien et ses contributions précédentes sont là, exclusivement sur ce site (dont le parcours est connu et la lutte avérée pour les valeurs nobles) pour apporter les éclairages nécessaires s’il le faut. Car l’auteur reste ce qu’il a toujours été, aussi bien à l’intérieur de l’administration qu’à l’extérieur, un esprit libre, un chercheur épris de vérité, un ignorant ayant toujours soif de savoir, le savoir que l’effort et l’humilité donnent à toute volonté sincère, à toute conscience émancipée des turpitudes humaines, notre condition nous condamnant à l’imperfection et au travail intense, régulier et continu, pour nous améliorer et progresser vers une perfection qu’il est illusoire de croire atteindre en cette vie.

À ce propos, je me permettrais de terminer, en rappelant ici les principes de sagesse ancestrale que je traduis librement, sans revenir à la formulation religieuse (un dit avéré du prophète) que nous connaissons et ce pour pointer son aspect universel, à savoir que la recherche sincère et honnête de la vérité est toujours gratifiante, si ce n’est doublement en l’atteignant ou du moins en s’en rapprochant, du moins pour l’avoir tentée, et ce même — et surtout — en cas d’erreur :

من اجتهد وأصاب، فله أجران؛ ومن اجتهد ولم يصب، فله أجر واحد

1 — Notre réalité est celle d’un village planétaire : Le génie tunisien est un phénomène incontestable. Il est fait de courage, qui est ce réalisme de tendre vers l’idéal sans se détacher le moins du monde du réel, selon l’expression restée dans la conscience des hommes libres. Les manifestations de ce genre se retrouvent selon diverses modulations dans les strates sociales du peuple, de l’élite la plus raffinée ou du prétendu bougre le plus déclassé socialement (car, pour moi, il n’est nul bougre pour exister, étant tous égaux dans une condition commune de citoyen et d’être humain).

Aussi, quand on parle de feu vert américain ou de menées de forces occultes, cela ne peut faire oublier ce génie propre du Tunisien qui a su et saura toujours se situer par rapport aux événements, surtout les plus irrépressibles. Le Tunisien, comme un médium dans la doctrine spirite, est conscient de l’existence d’acteurs invisibles autour de lui et de leur influence sur lui et sur les événements (cela est peut-être l’un des éléments positifs de l’héritage de Bourguiba pour son pays, ce grand homme qui a cédé malheureusement à la vanité, faisant rater à son pays l’occasion d’être assez vite une modernité politique dans le monde avant la lettre). Aussi sait-il naturellement que s’il ne peut commander aux menées de ces forces, anticiper leur inévitable intervention dans sa destinée, il peut quand même s’y adapter, suivant en apparence le courant, agissant dessus par touches presque imperceptibles, en ayant toujours le sens de sa dignité et surtout en restant attaché à sa soif inextinguible de liberté.

Par ailleurs, les menées de forces occultes intérieures et extérieures aux visées stratégiquement opposées, mais pouvant tactiquement coïncider, sont une donnée incontournable dont le prolongement après la Révolution a été confirmé maintes fois par l’ancien Premier ministre intérimaire, se positionnant comme le garant contre leur aboutissement, sans oser les désigner, quitte à faire leur jeu pernicieux. De fait, de telles menées n’ont jamais manqué dans les changements politiques capitaux aux conséquences incalculables sur non seulement la destinée d’un seul peuple, mais celle de toute une région, sinon du monde entier. Il serait naïf de croire que ce qui se passe en Tunisie et le devenir de la révolution laisse de marbre ses vrais et ses faux amis pour ne pas parler de ses ennemis. Car la poursuite du processus exemplaire actuel et son aboutissement ne peuvent convenir qu’aux rares vrais militants pour un monde plus serein et pourquoi pas fraternel; or, la majorité du personnel de la classe politique internationale actuelle est loin d’être idéaliste, bien plus centrée sur les intérêts bassement électoralistes ou conformes à une vision manichéenne éculée du monde que courageuse et encore moins visionnaire que commande pourtant la phase dans laquelle notre monde est déjà entré.

De fait, l’alternative dorénavant est de tendre vers l’idéal ou de faire courir à l’humanité tout entière les pires périls jamais rencontrés durant son histoire. Sur ce plan, force est de noter que, chez les puissances régissant ou voulant régir le monde, c’est l’administration Obama qui a le plus progressé dans cette direction. Et on ne peut que saluer ce courage quelle que fût, par ailleurs, ses motivations premières, puisqu’en politique, le vrai politicien est celui qui sait s’adapter aux situations toujours mouvantes avec, pour le meilleur d’entre eux, de ne jamais perdre de vue, quitte à s’en éloigner momentanément, l’idéal qui doit fonder sa tactique, une vision stratégique foncièrement humaniste, à court ou à long terme, et une cohérence à toute épreuve, évidente ou latente. C’est à pareil effort que j’invite la France qui garde une cote d’amour indéniable dans le coeur de la plupart des Tunisiens malgré les turbulences récentes.

À ce sujet, il est d’évidence que le pourquoi de la cécité française doit beaucoup au gouvernement de droite au pouvoir, plus focalisé de par sa tradition idéologique sur l’ordre et son maintien quitte à ce que cela soit aux dépens du mouvement et de son inéluctable nécessité. D’obédience démocrate, le gouvernement américain avait une perception inversée ce qui lui a permis d’être en phase avec les événements en Tunisie.

En effet, et comme l’a dit notre président — qui fait enfin honneur à la Tunisie — au Journal du dimanche le 18 décembre, les hommes politiques français restent « prisonniers d’une doxa au sujet de l’islam ». Comme lui, je dirais que « je suis francophone et francophile »; vivant en France depuis si longtemps, je me considère même, non pas français de papiers, ce que je ne suis pas, mais français de coeur, ce qui est le degré le plus élevé d’attachement sentimental. C’est ce qui m’amène à être sévère avec ses errements actuels, mais c’est la sévérité de la passion, comme l’exprime la sagesse populaire, selon laquelle celui qui aime bien châtie bien. Eu égard au passé commun entre nos deux pays, il est honteux que la France se laisse aller aujourd’hui à l’affligeante incompréhension qu’elle montre aux réalités tunisiennes sans avoir à spécifier son aveuglement sur les vérités profondes d’un islam qui reste d’abord, qu’on le veuille ou non, une civilisation et une culture avant d’être un culte et une religion classique.

2 — La Révolution tunisienne reste l’affaire du peuple : En politique, rien n’est acquis d’avance ni pour toujours, et c’est un domaine où la qualité propre du vrai bon politicien est de savoir s’adapter aux situations tout autant que d’avoir des principes clairs et de vraies valeurs. Ainsi, il n’y a rien de plus faux que de parler d’un complot yankee en Tunisie, l’oncle Sam et ses acolytes ayant tiré les ficelles d’une révolution qui n’aurait été qu’un théâtre d’ombres, une scène de pantomimes.

Rien qu’à voire la liste de ses victimes et de ses glorieux martyrs, même si dans la réalité ils n’ont pas été nécessairement tels qu’ils ont été présentés par les médias — les icônes et les idoles ayant toujours été sublimées de tout temps —, la révolution tunisienne, ce coup du peuple ainsi que je tiens à l’appeler (الانقلاب الشعبي), s’est faite avec sa jeunesse et avec la totale l’adhésion de tout son peuple, jusqu’au pépé et la mamma, théoriquement sans la moindre notion politique. Il ne reste pas moins que les inévitables forces occultes n’ont pas manqué de s’essayer, comme de bien entendu, à la canaliser, quitte à en accentuer parfois les contours au risque de les caricaturer, pour que l’évolution qui était en cours et pouvant devenir incontrôlable à tout moment — et l’ayant été, au demeurant, par moments, comme lors du formidable acte de bravoure de la Casbah — ne s’éloigne pas trop de leurs égoïsmes nationaux et, à tout le moins, ne les contrarie pas exagérément. Si, en ce domaine, les États-Unis furent les plus actifs sur le terrain, les plus réceptifs sur les idées et les plus réactifs dans la stratégie, ils ont quand même eu la sagesse de tenir compte des aspirations du peuple, réduisant leurs amis et non moins concurrents français, se considérant pourtant comme mieux implantés en Tunisie, à tirer pour eux les marrons du feu.

N’oublions jamais, par ailleurs, que si politiquement la révolution tunisienne date du 17 décembre 2011, sociologiquement elle est bien ancienne, remontant pour le moins à 2008 et bien avant encore; certes, elle n’était alors qu’une série d’émeutes, d’autodafés, mais ce sont pareils actes qui finissent en révolutions et qui les font. Parler de complot donc, c’est faire fi de cette vérité; dans le même temps, ne pas en parler, c’est fermer les yeux sur l’environnement géostratégique de la Tunisie. Aussi, pour faire la part des choses, il nous faut nous dire, pour commencer, que le plus haut niveau que peut atteindre une action intelligente de manipulation est conforme à cette affirmation du célèbre spirite Léon Denis assurant que « Le contrôle des pensées entraîne le contrôle des actes »; aussi, le manipulateur ne peut jamais manipuler directement les corps, mais toujours les esprits; et on sait à quel point la foule est bien davantage un corps qu’un esprit en action. Or, il y a eu foule et masses en colère en Tunisie depuis le 17 décembre et bien avant aussi; ce qui, assurément, fait un sort à la théorie du complot, la réduisant à un conte de fées. Aussi, nonobstant l’action inévitable des activistes de l’ombre, c’est le génie propre des foules tunisiennes en colère qui se sera imposé aux démons des manipulateurs. Car, pour revenir la citation de Denis, « si les unes (les pensées) sont bonnes, les autres le seront également, et toute notre conduite se trouvera réglée par un enchaînement harmonique »; or la volonté du peuple de Tunisie n’a laissé le choix à tous ceux qui auraient voulu la contrôler que de s’y plier, quitte à l’accompagner dans le sens que son rythme effréné a imposé. C’est en ce sens que l’on n’a nullement tort de dire que la révolution tunisienne a été l’oeuvre de sa jeunesse et le restera.

Pour en finir avec la théorie du complot, nous soutiendrons que notre approche des faits se voulant méthodologique, nous ne versons pas dans les aberrations de ceux comme Tariq Ramadhan ou Mezri Haddad ne faisant pas preuve d’esprit scientifique mais d’un manque flagrant de nuances, de finesse dans l’analyse et de discernement, ce qui est le b-a-ba de toute analyse politique sérieuse. Car, comme ceux qu’ils prétendent dénoncer, ils font sciemment de la désinformation en érigeant en vérité quelques éléments bien choisis d’un ensemble, négligeant d’autres tout aussi importants pour comprendre le tout, oubliant ou faisant semblant d’oublier ce qu’impose comme effort de synthèse et de subtilité le système dans lequel tout fait politique est aujourd’hui enserré. On peut certes être engagé dans un combat politique et voir la réalité d’après le prisme de son engagement de situation ou de parti; on ne doit pas alors prétendre faire oeuvre de vérité, mais un manifeste idéologique. Or, tout propos idéologique est par définition contestable. C’est le propre de cette prétendue vérité du complot contre la révolution tunisienne, une virtualité devenue réalité par la pure volonté populaire. Citons ici, de nouveau L. Denis, fin connaisseur des miracles dont est capable la volonté, assurant « On ne mesure pas à quel point est efficace comme arme puissante la volonté, mais combien un élément d’antagonisme en notre pensée, un simple doute, peut être désastreux au succès des initiatives entreprises avec pareil levier ainsi fort et faible à la fois selon notre état mental, notre propre force à vouloir ou une réelle faiblesse sous-jacente à notre volonté qui ne serait qu’apparente et irrémédiablement rendue inopérante.» Les menées censées avoir constitué le prétendu complot n’ont été, au mieux, que des ingrédients superfétatoires dont la seule efficacité aurait été d’entretenir cette force de la volonté populaire qui était déjà constituée et qui aurait pu parfaitement se suffire à elle-même moyennant davantage de larmes et de sang. Je dirais même mieux! c’est la force de cette volonté qui a amené la prétendue intervention décisive extérieure et non l’inverse; et ce fut la magie du coup du peuple, une volonté agissant victorieusement pour plier le destin contraire, toute opposition se résolvant à en tenir compte, quitte à prétendre en récupérer les retombées bénéfiques.

Quant à ceux qui justifient la théorie du complot par les avantages qu’y trouvaient les intérêts israéliens imbriqués à la stratégie américaine, ils font preuve d’une singulière courte vue, car le vrai danger pour Israël sera, à terme, l’émergence de vraies démocraties arabes, seules capables de mettre à nu ses insuffisances démocratiques, aujourd’hui tolérées du fait de la nature dictatoriale des régimes arabes, lui assurant le soutien inconditionnel des démocraties occidentales. Et pour terminer sur cette question, nous dirons que si complot il y avait, c’est maintenant qu’il se met en place pour voler à la jeunesse sa révolution. L’un de ses aspects non des moindres est la présence inévitable et en nombre des hommes du régime déchu n’ayant pas fait leur révolution mentale et dont les réflexes conditionnés restent sensibles à une antienne de la nostalgie pour l’ordre auquel on chercherait de plus en plus à faire correspondre l’ancien régime pour occulter ses turpitudes, quitte à jouer les pyromanes criant au feu. Aussi faut-il faire attention à ne pas croire ceux qui n’ont que la théorie du complot à la bouche, car alors, et comme un train peut en cacher un autre, le complot virtuel dont on affirme l’existence cache en fait un complot réel en train d’être fomenté par les ennemis de la révolution. Comme la révolution virtuelle de la jeunesse, son coup populaire, a réussi à devenir une réalité tangible par son formidable acte de volonté et sa remarquable force d’âme, les nostalgiques de l’ordre ancien croient ainsi qu’ils pourraient, par la seule suggestion, comploter à faire relever de la fiction la réalité de la liberté de la jeunesse aujourd’hui afin de la priver de l’espace de liberté véritablement conquis envers et contre tous. D’où l’importance du rôle de la société civile jeune et moins jeune et de tous les cyberactivistes de veiller au grain afin de préserver cette liberté qui restera menacée étant une plante rare née dans un environnement toujours hostile.

3 — La liberté est l’essence du réalisme tunisien : La Tunisie dont on vante la tradition ancestrale d’ouverture sur l’étranger a toujours été un carrefour où circulent non seulement les idées et les influences de cultures et de civilisations bigarrées, mais aussi les intérêts les plus égoïstes des États à jamais soucieux de leurs propres avantages (et qui le leur reprocherait? En tout cas, pas le Tunisien sensé que j’ai toujours rencontré, même si parfois la passion y apporte un bémol très vite évanoui, cependant). C’est justement parce que le Tunisien est conscient de pareille réalité et que son sens inné pour la chose politique, sinon publique, l’amène à en tenir compte, qu’il sait être réaliste, quitte à laisser apparaître une certaine passivité face aux événements lorsque son réalisme lui fait comprendre qu’il s’agit d’une force majeure à laquelle il ne saurait que plier momentanément. Mais plier, ce n’est jamais que dans la posture du roseau. Que l’on ne s’y trompe pas, en effet! C’est la passivité trompeuse du chat guettant sa proie; c’est celle du chasseur qui, même quand il ne chasse plus, est toujours aux aguets par pur réflexe ou par déformation induite par l’habitude. Ainsi, le Tunisien sait réagir quand il le faut au moment qu’il faut et sait invariablement distinguer ses vrais amis des faux qu’il ne manquera jamais, par pures convenances, de traiter cependant en amis, et ce quitte à pactiser avec les ennemis du moment si leurs intérêts coïncident avec les siens. Pour lui, cela relève alors bien moins du réalisme que de cette sagesse qui veut que la liberté nécessite toujours un prix à payer.

Effectivement, la liberté est l’essence même de ce réalisme fait d’ouverture et de tolérance; c’est ce droit que l’on s’octroie pour accepter l’inacceptable en vue de préserver un minimum d’espace privatif; et ce n’est que lorsque ce minimum vital d’espace de liberté est compromis que l’agnelle que l’on voit faussement dans l’âme tunisienne révèle sa vraie nature, celle d’une tigresse en furie. Cette liberté est le fruit de l’héritage d’un passé riche où l’apport arabo-berbère, mais pas seulement, est prépondérant; elle est comme le produit propre d’un terroir agricole, cette terre tunisienne qui a toujours gardé sa spécificité à travers l’histoire. C’est pourquoi, on peut l’affirmer sans se tromper, le vrai Tunisien n’a pas d’ennemis ou, du moins, il ne veut pas en avoir (ne serait-ce que parce que cela contrarie sa réelle passion de vivre qui nécessite un minimum de liberté), sauf bien évidemment ceux qui le deviennent sciemment par un comportement délibéré et réitéré fait surtout d’arrogance et violant les principes sacrés de son identité que sont ses aspirations à la dignité et à la liberté. Aussi, pour qui veut comprendre le Tunisien, il doit distinguer en lui ses traits essentiels de personne foncièrement indépendante et libre — soit, en un mot, digne au sens vrai du terme — sous ses dehors de bonhomie réelle et non affectée.

4 — La Révolution tunisienne, première manifestation d’un nouveau cycle pour l’humanité : La France, comme toute l’Europe aujourd’hui, et l’Occident d’une façon générale, est en pleine crise morale, s’ajoutant à la face apparente de l’iceberg qui est la crise économique, et ce même si cette vérité demeure contestée par certains observateurs frappés de cécité ou de la maladie de la malhonnêteté intellectuelle, pour qui la réalité restera toujours invisible, ce qui n’exclut bien évidemment pas son existence. Or, pareille crise porte surtout sur l’écart énorme, de plus en plus béant, entre les principes et les valeurs dont se réclame l’Europe ayant fait l’honneur de sa civilisation, et son rapport actuel à ces valeurs, sa pratique au quotidien. C’est ce qui explique l’aveuglement de la France eu égard aux vérités profondes de la réalité en Tunisie, l’amenant à se satisfaire des apparences de stabilité et de modernité de l’ancien régime que de se soucier de leur soubassement sociologique fait de privations, d’humiliations et d’appels réitérés à une dignité bafouée, de l’intérieur comme de l’extérieur;

Cette cécité qui est aussi une surdité aux appels de la conscience, la sienne propre outre celle des Tunisiens libres et qu’elle ne pouvait ne pas connaître puisqu’elle les abritait sur son territoire, croyant naïvement que ce geste (qui demeurera certes à jamais à son honneur) pouvait suffire à absoudre son comportement à l’égard du régime déchu. Agissant de la sorte, la France (dont on parlera exclusivement ici pour son poids et sa proximité par rapport à la Tunisie) n’a fait qu’une politique de gribouille, se voulant à l’écoute de ses intérêts immédiats, ce qui l’amenait à sacrifier ses vrais intérêts — médiats, il est vrai — et en premier sa place dans le coeur des Tunisiens. Pourtant, cette place lui reste encore acquise, y compris auprès de ses plus virulents critiques (ne dit-on pas qui aime bien châtie bien!) et elle est en mesure de la retrouver, disposant pour cela d’un atout maître qu’il lui suffirait d’abattre pour changer la donne en Tunisie et retrouver toute sa place et avec les honneurs. De quelle pièce maîtresse s’agit-il?

Ceux qui me suivent ici régulièrement ont certainement deviné à quoi je fais allusion ! Il s’agit de ma marotte de levée du visa opposé à la liberté de mouvement du Tunisien, ce visa qui sera tôt ou tard un vestige du passé, car le sens de l’histoire le commande et une gestion rationnelle des flux humains l’impose. Alors, je dirais à la France, ma seconde patrie par pur élan du coeur, je dirais : Si vous souhaitez vraiment retrouver la cote dans le coeur de la Tunisie, et elle y garde encore sa trace eu égard à l’histoire, aux valeurs communes et aux liens humains liant les deux pays, vous savez ce qu’il vous reste à faire ! Pour cela, au préalable, il vous faudra certainement vous résoudre à faire votre propre révolution mentale.

5 — La Révolution peut démontrer que l’islam est d’abord une culture et une civilisation : Parler d’islam n’est pas facile tellement la passion peut nous aveugler; et c’est tout à fait normal, car cette religion qui n’est pas seulement un culte — n’en déplaise à mes amis laïcs — est aussi une politique. Une recherche en cours, simultanément dans l’université française et tunisienne, l’explicite au mieux, selon les canons académiques, et dont le résumé est que l’islam doit retrouver, dans nos interprétations et approches, sa nature profonde, autorisant son appréhension comme une foi et une raison, un culte propre à une communauté, mais aussi une culture universaliste.

Or, en Tunisie, la donne révolutionnaire est propice à la mise en oeuvre d’une telle conception de l’islam, sereine et apaisée. C’est celle à laquelle adhèrent les plus larges couches en Tunisie, consciemment ou inconsciemment, directement ou indirectement, et qui correspond donc à la vraie nature de l’islam, à savoir qu’il est avant tout une philosophie de vie où la foi la plus fervente peut cohabiter avec la liberté la plus échevelée (rappelons-nous, pour ne citer que lui, Abou Nouawas et ses célèbres poésies grivoises), le croyant (et en islam il y a une gradation entre musulman et croyant au sens de croyant en un Dieu unique, celui-ci étant placé à un degré supérieur au premier), n’ayant de compte à rendre qu’à Dieu et nullement à ses hommes. En effet, ceux-ci, s’ils sont soumis à Dieu (musulmans, et c’est le sens étymologique du terme), ils ne le sont qu’à lui, ce qui a toujours justifié l’attachement exacerbé de l’Arabe (comme du Berbère, qui est une composante essentielle de la population maghrébine, n’en déplaise à certains) à sa liberté, quitte à en faire un attachement libertaire, ne se reconnaissant ni Dieu, ni maître ou, comme les musulmans extrémistes, osant s’ériger un Dieu à leur convenance n’ayant rien du Dieu de l’islam foncièrement clément et miséricordieux, avec les pires pénitents y compris, à la seule condition qu’ils ne contestent pas son unicité.

6 — En Tunisie, il sera démontré que le salafisme politique est la cinquième colonne de l’islam : La Révolution en Tunisie, bien loin que d’encourager les tendances religieuses extrémistes, amènera à les canaliser, première étape pour les rasséréner. En effet, au-delà des soubresauts inévitables lorsque l’on goûte à une liberté dont on avait été longtemps privé, l’extrémisme religieux en Tunisie fera long feu; car agissant au grand jour, il finira par faire connaître au plus large public son vrai visage et permettre, pour les plus honnêtes de ses membres trompés par une passion fougueuse, de prendre conscience de leur erreur.

Car, le salafisme est aujourd’hui une caricature de l’islam vrai; de fait, c’est une simple transposition de traditions étrangères à son esprit originel. Singeant les hébraïques et les chrétiens, il a introduit dans la religion de Mohamed la notion d’église, de classe sacerdotale déjà usurpée par le chiisme, et de clercs détenteurs de la vérité. Rappelons-nous ce que répétaient les pères des quatre rites majeurs, à savoir qu’ils n’avaient fait que cogiter sur la pratique de l’islam et que leur rite n’était qu’un effort honnête de réflexion, nullement une règle absolue, encore moins une vérité transcendantale. Les plus sincères des salafistes, si leur foi est vraiment honnête et se veut authentique, dans l’atmosphère de libre contradiction, admettront que l’islam est d’abord une liberté et un retour qui doit être constant à la raison où l’effort est permanent de tolérance, d’ouverture et de pardon, la conscience humaine n’étant rétribuée ou sanctionnée que par un seul juge suprême qui reste Dieu. C’est ce que semblent avoir compris les hommes d’EnNahdha aujourd’hui en Tunisie et ce qui a amené les Occidentaux, et à leur tête l’administration Obama, à la laisser tenter l’expérience de l’islam modéré, ce qui est un syntagme redondant, l’islam ne pouvant qu’être modéré en dehors des périodes de crise et de périls. Or, en telle situation, tout corps, politique ou religieux, n’est pas nécessairement porté sur la tolérance. Et pourtant, même dans ses pires périodes, en un temps où la cruauté était la règle dans le monde, l’islam a su élaborer des principes pour encadrer pareil comportement intolérant imposé par les contingences politiques et stratégiques. D’où son humanisme intrinsèque. La thèse en Sociologie précitée le démontrera.

7 — La Tunisie prouve que le choc des cultures est une lubie : La vision que l’islam politique peut fonder la modernité en Tunisie ne s’est imposée que sur le tard, le poids du courant islamiste dans la population ayant pesé fort sur l’attitude occidentale, spécialement américaine dégagée de réflexes conditionnés bien pernicieux. Rappelons-nous les propos incendiaires de Farhat Rajhi et l’attitude jusqu’à la dernière minute du Premier ministre Caïd Essebsi espérant jusqu’au bout mériter de continuer à incarner l’État à l’ancienne. De fait, on a eu affaire à une véritable compétition politique entre les forces qui comptent, les hommes d’EnNahdha finissant par réussir à mieux convaincre l’ami américain revenu de loin, réellement tenté, grâce surtout à la clairvoyance d’Obama et les convictions de Clinton, de tenter la carte religieuse moderne en Tunisie, se retenant de contrarier le vif sentiment populaire. L’élection libre du 23 octobre — réussie surtout à cause de l’abnégation et de la ténacité de l’ISIE — est venue confirmer de la plus éclatante façon cette vision, validant la tentation américaine de pactiser avec le démon d’hier, acceptant de revenir aux sources théologiques, admettant que tout démon n’est pas forcément mauvais et que c’est notre attitude qui en fait, en dernière analyse, un génie bienfaisant ou malfaisant. Ainsi, c’est la fallacieuse théorie du choc des cultures qui a été remise en cause, avec la sage conviction que la Tunisie, grâce aux qualités propres de ses hommes, le démontrera. Et elle le fera!

Il ne serait pas sans intérêt de noter ici que ce qui a pesé pour beaucoup dans l’adhésion américaine à l’option islamique est sans aucun doute l’adoubement de cette option par certains des plus éminents représentants de la gauche tunisienne, notamment l’actuel président de la République qui a clairement précisé, assez tôt et sans la moindre hésitation, ne pas refuser de s’allier avec EnNahdha, faisant preuve de sens politique majeur. Ce vote pro-EnNahdha avant la lettre a eu son pesant d’or emportant les dernières hésitations, s’il en restait, chez les Américains. Car, avec cette caution de l’aile gauche du pays, ils avaient la certitude d’avoir affaire à un équilibre dans le pays, une synthèse réellement représentative. C’était bien vu car, du côté tunisien, cela pondérait ou ramenant à sa plus simple expression la pesanteur de la politique américaine au pays, occultée à juste titre par le poids plus grand de la volonté populaire, notamment de la jeunesse tunisienne. C’est en cela que les États-Unis d’Obama ont fait montre non seulement d’intelligence politique, mais aussi de lucidité stratégique et d’empathie psychologique; ce dont a manqué la France. Car, cela fut le fait d’Obama le démocrate, l’homme de gauche, bien plus que le président américain; ce qui explique l’absence de pareille réaction chez Srakozy, l’homme de droite, ayant les yeux bien plus braqués sur l’ordre et la sécurité que sur la volonté de s’émanciper d’un peuple qui le méritait.

Saisissons ici l’occasion que nous donne la visite en Tunisie du chef de la diplomatie française, Alain Juppé, un homme qui ne manque ni de courage ni d’intelligence et de vision d’avenir, pour interpeller directement la France et lui dire qu’elle pourrait encore se rattraper de son manque de tact évident pour le moins à l’égard de la jeunesse tunisienne, actrice majeure du monde en mutation, et redorer auprès d’elle son blason. Faisant preuve du courage politique dont je parle ci-dessus, en point 4, il lui suffira pour cela de s’engager, lors de cette visite, à soutenir auprès des instances européennes le souhait tunisien de levée du visa pour un ressortissant tunisien politiquement mûr, ayant mérité son droit de circuler librement.

8 — Le pouvoir des médias entre vérités et mensonges : Pour évoquer le rôle attribué à la chaîne Al Jazira et au lobby qatari, nous rappellerons d’abord qu’en notre monde actuel, nul ne saurait nier l’importance des médias ni leur ambition, parfois vorace, de peser sur les événements, les téléguider même, quitte à les inventer en l’absence de valeurs morales, ce qui est chose fréquente, et non seulement dans le domaine de l’information qui peut être aussi pourri que celui de la politique. Or, Al Jazira a accompagné le Coup du peuple tunisien, au point de s’autoriser à rêver le manipuler. Mais il serait hasardeux de prétendre qu’en dehors d’une influence grandissime, elle l’a préparée ou fait aboutir. L’issue telle que nous la connaissons actuellement a été le propre produit du génie tunisien, un produit généré dans la douleur, la fureur, la violence et le sang, mais dans des proportions restées malgré tout limitées, même si une seule goutte de sang versé, une seule victime tombée est déjà de trop dans une Tunisie symbole vivant, aujourd’hui plus que jamais, d’une terre de la tolérance et de la volonté de vivre paisiblement.

Certes, au pays de ces qualités rares, il est une spécificité supplémentaire qui peut être à la fois une qualité tout en se révélant parfois être un handicap majeur pour leur assomption. Il s’agit de ce doute prenant le Tunisien de temps en temps du fait de son attention permanente au regard que l’étranger porte sur lui, ce qui l’amène parfois, demeurant profondément sensible et émotif, à douter de son génie. Or, l’expérience en cours est de nature à atténuer ce doute, en faisant, pour le moins, un doute méthodique. Car j’ai déjà dit ici ma certitude quant à la réussite de l’expérience politique moderniste en Tunisie. C’est un train en marche que ceux qui se présentent comme les amis de la Tunisie ont encore le temps de monter, étant encore un omnibus; mais il ne tardera pas bientôt à se transformer en TGV, dès que les rails adéquats seraient posés. En effet, en Tunisie, il est question rien de moins que d’une nouvelle alliance du sabre et du goupillon autour d’une conception apaisée de la laïcité, plus conforme à son étymologie et à sa réalité dans le monde arabe musulman lui donnant des habits neufs ainsi qu’à la politique. Et tout cela est désormais assez fort pour relever tous les défis, car étant fondé sur une volonté de titan.

Pour revenir à Al Jazira, elle n’a fait que surfer sur une vague porteuse; elle ne l’a pas créée, tout juste l’a-t-elle accompagnée à sa manière toute particulière de s’adonner à l’information. Ceux qui lui attribuent un rôle plus important que celui-là font fi du pouvoir irrésistible et irrépressible des masses lorsqu’elles sont en mouvement. Certes, on a toujours la latitude d’essayer d’agir en amont, par des messages directs ou subliminaux, contenant des informations vraies ou biaisées, des slogans et des mots d’ordre, mais cela, au mieux, ne serait jamais que l’allumette pour un feu gigantesque; ce n’est pas elle qui en est la vraie cause en dernière analyse, mais le combustible sur lequel elle a été jetée. Et ce combustible, c’était la volonté de vivre et de se libérer de la jeunesse tunisienne. Car, même en l’absence d’allumette, un tel combustible aurait bien pris feu tels ces feux de forêts prenant sans besoin de mains incendiaires, leur état et condition étant suffisants pour l’embrasement. Pour prendre un autre exemple, disons que le train de la révolution était sur les rails et allait partir; les hommes d’Al Jazira s’étant trouvés sur place au bon moment. S’ils ont fait quelque chose, ce n’est certainement pas de le faire démarrer; tout au plus, pour le mieux, de faire en sorte qu’il prenne un autre rail, mais toujours dans sa direction initiale.

Parlant d’ingérence des médias dans la Révolution tunisienne, il est capital de référer aux médias virtuels; mais là, c’étaient des jeunes tunisiens qui étaient aux commandes, même s’ils n’ont pas manqué d’amis étrangers, ce qui est normal dans le monde à unir dont on parle. Cette jeunesse a-t-elle été manipulée, comme l’attestent d’aucuns, y compris un diplomate manquant singulièrement de subtilité et de clairvoyance? A-t-elle confortablement, de derrière ses consoles informatiques, envoyé à la boucherie les jeunes des rues qui offraient leurs poitrines nues aux balles? Pour la deuxième question, le maximum de ce qui peut être dit et soutenu est que ces combattants virtuels du combat pour la liberté ont fait la guerre selon ses règles les plus classiques, en usant contre un adversaire retors qui ne délaissait lui-même aucun moyen, surtout les moins classiques et les plus cruels, usant donc de slogans porteurs et de mots d’ordre efficaces quitte à forcer le trait, mais sans forcer la vérité vraie en dernière analyse. Or, en guerre, pour le moins, la noble fin peut justifier tous les moyens, pour peu qu’ils restent dans le sillage de cette noblesse initiale et ultime, conformes aux valeurs pour lesquels on se bat. Ce faisant, cette vaillante jeunesse a-t-elle été manipulée par de prétendues forces occultes du mal? Le croire, c’est se croire plus intelligent qu’elle, et pis encore, plus patriote! Moi, je ne le crois pas. Il y a eu, tout au plus, cette convergence d’intérêts dont j’ai parlé, une alliance tactique indirecte en vue d’une stratégie pour la victoire dont les fondements restaient et restent radicalement différents : pour les uns, combattants pour la liberté, l’émancipation de leur pays tombé plus bas que terre; pour les autres (à l’exclusion des vrais combattants de la liberté dans un monde uni, relevant des premiers, nonobstant la nationalité des uns et des autres), serviteurs de puissances tutélaires, le service d’intérêts égoïstes et bien compris de leurs pays. Comme quoi, tout un chacun servait une fin allant parallèlement dans un même sens, même s’il y a loin des intentions des uns et des autres et du contenu à donner à ce sens quêté. Y a-t-il en cela de quoi crier encore au complot? La réponse, pour qui connaît le sens des mots et n’en galvaude pas l’essence, est assurément non! car il n’y a pas eu et ne pouvait y avoir un projet proprement dit dans ce sens, concerté secrètement entre des individus unis contre un adversaire unique.

9 — La Tunisie Nouvelle, premier maillon d’un monde plus solidaire à construire : La Tunisie révolutionnaire est réellement aujourd’hui un laboratoire pour la modernité politique et religieuse. Mais pensons-y ! Il ne s’agit pas de laboratoire où il est question de cobayes et de manipulateurs. C’est un laboratoire grandeur nature; c’est l’expérience de la vie où ceux qui ont le poids politique pour influer sur le cours des choses, aussi bien Tunisiens que non Tunisiens, ne peuvent se targuer d’avoir toutes les cartes en main, l’atout majeur leur échappant, car demeurant entre les mains du peuple. C’est pourquoi je reviens ici à mes amis français — interpellant Monsieur Juppé — pour leur dire qu’ils ont intérêt au plus vite à jouer de concert avec le détenteur de cet atout, en agissant dans le sens de ses vrais intérêts, répondant à l’exigence première de sa jeunesse évoquée en point 4. Ce faisant, ils feront acte d’une triple bravoure : mécontenter les plus réactionnaires de leur société, respecter leurs valeurs en cette crise généralisée et s’orienter correctement dans le sens de l’histoire.

Car les attributs naturels du Tunisien mis en évidence par sa récente révolution le placent en orbite pour s’engager dans ce futur déjà présent. Ouvert par nature sur l’étranger, cultivant l’altérité en une plante rare, il croit au partage nécessaire. Et c’est cette qualité qui sera la valeur suprême du futur s’étendant au partage des richesses naturelles de plus en plus rares. Ce sera, dans le même temps, le défi de demain du réel nouvel ordre international; la Tunisie devenue un État démocratique, pleinement intégrée au monde, notamment à l’Europe, son prolongement naturel et humain, pouvant initier la plus grande participation du Sud dans la refondation du libéralisme économique et de l’impérialisme militariste d’aujourd’hui qui sont des survivances du passé, d’un monde révolu. Et, dans le monde nouveau où l’on est déjà entré déjà, un zeste de spiritualité est pour le moins nécessaire, et c’est à ce niveau que l’islam rénové et apaisé sera de grand secours dans ce cycle original qui se dessine pour l’humanité; demain, le monde étant d’abord une spiritualité!

Certes, malgré les gages de modernité politique donnés par le mouvement islamiste en Tunisie, son engagement ne sera résolu et sans hésitation sur ce sentier que sous la pression continue, sans concession, mais sans excès, de la part de sa jeunesse et des tenants de la sécularité, car sans pareil aiguillon, le parti islamiste restera soumis au risque de ne pas savoir assez résister aux courants les plus extrémistes qui parcourent ses rangs, encouragés par l’injustice de l’ordre mondial actuel. Aussi, autant les modernistes sécularisés sauront faire montre de sagesse, dénonçant l’injustice de l’ordre international actuel tout en appelant à en garder les mécanismes démocratiques, autant ils aideront le mouvement islamiste à réussir à ce que leurs démons intimes fassent leur propre mue et se réclament sans états d’âme d’un islam moderne, sans renier son authenticité, le résumant fondamentalement en son humanisme intrinsèque. Or, pour aider à ce que cela se fasse, un climat de liberté et de confiance est nécessaire. Faut-il le rappeler? C’est parce que la jeunesse tunisienne rencontre toutes les avanies qu’implique le visa qui l’empêche de voyager et de s’ouvrir sur le monde auquel elle adhère spontanément et naturellement qu’elle glisse facilement dans l’extrémisme, se laissant travailler par un discours fondamentaliste se voulant une autodéfense, une réaction contre le rejet que symbolise la politique des frontières cadenassées. La liberté sans entraves étant pour le Tunisien une seconde nature, l’en priver, c’est comme retirer le poisson de son élément vital; doit-on alors s’étonner qu’il s’agite, quitte à faire autour de lui des dégâts?

10 — Ce que la révolution tunisienne nous apprend sur un futur déjà présent : Si le cours actuel des choses en Tunisie dérange certains parmi les fées et les démons qui se sont penchés dessus pour y veiller, l’accompagner ou même le contrarier, il n’est pas moins vrai qu’il est tout à fait conforme à la volonté populaire majoritaire, et que l’équipe en place au pouvoir se présente, et semble honnêtement l’être, une équipe faite pour gagner les coeurs, non seulement tunisiens mais aussi étrangers, contribuant à changer le regard qu’ils portent sur l’islam et sur les Arabes. L’expérience d’aujourd’hui, sans l’excès des intégristes des deux bords, celui des traditionalistes et celui des modernistes, étonnera ce regard en permettant à l’islam de retrouver sa vraie nature dans le cadre d’une refondation du fait religieux en général dans l’ère postmoderne qui n’est pas une affaire uniquement occidentale et qui, de ce fait, ne se résout pas en une hypermodernité comme croit pouvoir l’affirmer Gille Lipovetsky, mais en une rétromodernité, faisant du retour à la tradition initié par la postmodernité une redécouverte de la modernité par anticipation de cette tradition.

Pour la première fois dans l’histoire moderne, un pays arabe, se réclamant de son islamité, sans céder au discours classique des Arabes, enflammé et passionnel, plus émotionnel que rationnel quitte à mélanger les erreurs flagrantes d’appréciation aux vérités tangibles, est en mesure de donner des leçons de gouvernance politique originale au monde entier! Comment alors s’étonner que d’aucuns, ne serait-ce que par fierté déplacée, se sentent non seulement froissés par la volonté populaire tunisienne en marche, mais cherchent à la contrarier et à la faire avorter au non d’une conception éculée de la politique et de valeurs remontant à un temps où l’on ne pouvait faire autrement que d’être ethnocentriste, européocentriste et occidentalocentriste? Or, le 21e siècle sera cosmopolite et spiritualiste ou il ne sera que désastre, malheurs et faillite pour l’ensemble de l’humanité au sort désormais uni pour le meilleur et le pire.

Ce sont les linéaments d’un Nouveau Monde plus solidaire et plus intégré qui se mettent en place dans la sphère arabe en partant de la Tunisie. Comme toute naissance, cela se fait dans la douleur, mais c’est une douleur qui annonce les plus belles réalisations. Car le monde a changé, même si ses maîtres occidentaux actuels ne tirent pas assez les conséquences de ce changement en termes de solidarité et de justice, exception faite du rôle américain précité, sans en exagérer la motivation, même si sa portée a finalement dépassé toutes les prévisions grâce exclusivement à l’âme tunisienne en révolution. Aujourd’hui, la Tunisie est le pays le mieux placé pour être à la proue de ce combat en vue de la modernité future, rompant avec la politique à l’antique, aussi bien sur le plan de la politique intérieure qu’internationale, et ce grâce à sa tradition d’ouverture et de tolérance et surtout à son peuple tout de jeunesse attachée à la fois à la modernité et à son authenticité. À cela, ne l’oublions pas, s’ajoute la chance de disposer au sein de son personnel politique actuel de quelques noms de valeur dont les qualités démocratiques, le militantisme pour les droits de l’homme et le patriotisme ne font pas le moindre doute. Aussi, la Tunisie Nouvelle est-elle pour de bon l’enfance du monde politique en construction, ce monde qui est en train de naître et que les astrologues, à leur manière, annoncent, décrétant pour l’été prochain la fin du monde actuel et qui n’est que celle de l’Ancien Monde.

Et que l’on y soit attentif! Tôt ou tard, il y aura jonction entre les révolutions arabes et les soubresauts induits par les mouvements des Indignés et des Engagés en Occident, débouchant sur un mouvement militant plus général pour accompagner le Nouveau Monde déjà né, veiller à sa mise sur pied. Ces activistes issus du Nord et du Sud seront alors les parents veillant à la croissance saine et à la protection de leur nouveau-né, comme un élu collectif désigné par la providence, appelé à sauver le monde des errements des politiques et des idéologues actuels, les uns au nom de leurs intérêts égoïstes, les autres de leur vision manichéenne et dogmatique de la réalité et qui — si rien de sérieux et sans arrière-pensées politiciennes n’est fait urgemment — finiront par mener le monde à sa perte. Car il ne s’agit rien de moins que de l’avenir de l’humanité dont la sauvegarde est une question de solidarité transcendant les différences, les croyances et les convictions autour d’un noyau raisonnable et commun à toute l’humanité trouvant ses ingrédients dans une saine culture des sentiments vrais, ce qui fait le meilleur en l’être humain.

Cette ère nouvelle qui commence est déjà perceptible en Tunisie pour qui sait se dégager du faux charme du passé. Elle est marquée par l’accent mis sur la vérité que l’on doit avoir en point de mire de tout discours, toute action, une vérité nue, débarrassée des oripeaux de l’idéologie, même celle se voulant progressiste tout en étant prisonnière d’une doxa, d’une conception culturaliste, essentialiste. Cette liberté dégagée de la morale moralisante des donneurs de leçons, reconnaissant la pluralité de l’être ensemble, ce vouloir-vivre collectif nécessaire s’étendant à l’échelle planétaire réduite aux dimensions d’un véritable village où le « vouloir être » de tout un chacun, si minime soit-il, remplace le «devoir être » surplombant un nouveau corps social, certes multiple et diversifié de par ses composantes, mais unifié par ses aspirations communes à plus de liberté, plus de dignité, plus de vérité sur son sort. C’est le défi que semble avoir compris et vouloir relever la composante agissante au sommet de l’État de la classe politique tunisienne, à savoir d’être à la hauteur des exigences du moment en démontrant sa maturité, collant au plus près des revendications essentielles du peuple, les transformant en des actes d’une politique innovante.

La délicatesse de la situation des nouveaux hommes au pouvoir en Tunisie c’est d’être écartelés entre leurs obligations morales de satisfaire les exigences du peuple à la justice et leurs engagements dans un jeu politique où certains des piliers restent des hommes de l’ordre ancien. Entre le réalisme que suppose l’exercice du pouvoir et l’idéalisme qu’exige la révolution, ils risquent de croire ne pas avoir d’autre choix que de tempérer sinon tergiverser. Il restera alors à prouver que cela ne relève que d’une pure tactique au service d’une stratégie claire et déterminée; ce qui suppose que la vigilance ne cède point de la part des consciences libres, les hommes épris réellement de démocratie, dégagés de toute contrainte partisane pouvant dénaturer leur combat pour la liberté qui demeure un combat sans fin! Certes, le vrai dilemme des autorités nouvelles est de ne pas trop bousculer les caciques de l’ancien régime alors que, par ailleurs, leur devoir — ne serait-ce que sur le plan moral, et c’est le moins dont ils sont comptables — est de demander à ces hommes de rendre compte de leurs turpitudes passées, de faire ce qu’il faut pour s’en repentir. Leur talent, s’ils en ont — leur réussite en dépendra — sera de parvenir à l’équilibre, forcément instable, entre ces deux exigences tout autant majeures que diamétralement opposées. Et, assurément, il leur faudra beaucoup de courage pour cela, notamment celui d’aller à l’encontre des idées convenues et des poncifs éculés; or, si elle devait penser en manquer, que notre classe politique s’inspire de l’héroïsme peuple pour se le donner! Et ce sera ainsi la véritable et seule façon digne de célébrer sa révolution.

Enfin, je terminerai en réaffirmant que l’avenir de la Tunisie est plus que jamais entre les mains de son jeune peuple; il sera ce qu’en feront ses jeunes et sa classe politique s’ils savent s’unir autour d’une ambition commune. Citons, à ce propos l’astronome français Camille Flammarion, un esprit scientifique s’il en est : « L’avenir, pense-t-on, n’existe pas. Est-ce bien sûr ? L’avenir est en germe dans le présent, il est la conséquence de ce qui le précède ; il n’y a pas d’effet sans cause ; celui qui connaîtrait les causes connaîtrait les effets. Ce qui arrivera ne peut pas ne pas arriver, puisqu’il est déterminé par des causes existantes. La volonté humaine, qui nous semble douée d’un certain libre arbitre, est une de ces causes.» Or, cette volonté a été l’hymne de la jeunesse tunisienne et le sera indéfiniment, car relevant de sa propre nature, c’est la volonté de vivre : إرادة الحياة chantée, qui plus est de la plus belle manière, par le poète de l’âme tunisienne :

إذا الشعب يوما أرادا الحياة فلا بد أن يستجيب القدر