En Tunisie le chômage explose, l’envie d’aller voir ailleurs avec. Le taux d’inactivité tournerait autour des 38% chez les 20-29 ans. Une jeunesse qui s’ennuie en sirotant des fonds de café froid et en regardant passer les foules lors de journées interminables. Pour essayer de vivre debout certains décider de s’arracher à leur terre et aux bras des leurs. Ils partent. Mais contrairement aux 30 à 40 000 harragas qui auraient quitté la Tunisie depuis le 14 janvier 2011, certains jeunes décident de partir de façon légale. Portrait de Nabil et Houssem, deux jeunes qui refusent de se laisser porte par des barques clandestines.

Il passe ses journées au café. Toutes ses journées depuis 5 mois. « Quand j’ai quitté mon dernier emploi j’ai enfin goûté au sentiment de liberté. Comme si Ben Ali venait juste de partir! Alors que ça faisait des mois qu’il s’était envolé ! » Nabil fait partie de cette jeunesse qui rempli les terrasses, faute d’activité. Quand il a quitté son boulot il a voulu faire un break, passer un petit mois à se reposer. La sieste a trop duré. Aujourd’hui quand il réfléchit à sa vie son visage devient grave. « Je pensais qu’à trente ans j’aurai une maison, une voiture, que je serai prêt à me marier. En fait je vais avoir 27 ans et je n’ai rien. »

Avant Nabil travaillait à l’aéroport, il gagnait bien sa vie en vivant du tourisme. Puis la Révolution est passée par là, il a changé de métier, s’est retrouvé assistant de production dans une société de production audiovisuelle, mais a finit par quitter cette compagnie, parce qu’il en avait marre de se faire arnaquer. Il se retrouve aujourd’hui sans emploi et sans ouverture.

Et comme beaucoup de jeunes il n’a rien dans les mains : pas de diplôme, pas de formation professionnelle et plus de fric. «J’ai acheté une voiture commerciale pour faire de la livraison. Mon frère cherche un emplacement pour que l’on puisse vendre des fruits, mais c’est difficile. Il faut trouver le bon endroit, un lieu avec du passage… » Et puis finalement quand il y pense bien ce n’est pas comme ça qu’il voit sa reconversion professionnelle. Nabil veut de l’argent, comme tout le monde, pour construire sa vie d’homme.

« J’aimerai bien construire une maison, pour être indépendant. Ce qui coûte le plus cher c’est le terrain. Je pense que ma grand-mère m’en donnera un. Mais vu le prix des matériaux je ne pourrais jamais rien faire : 35 dinars pour les barres de fer, 10 dinars le sac de ciment. Sachant qu’il en faut une centaine pour construire un étage… ça fait déjà 1000 dinars de ciment et même cette somme je n’arrive pas à l’avoir. »

Alors plutôt que d’attendre une improbable proposition d’emploi correctement rémunérée en Tunisie, Nabil a décidé de partir. « Quand je travaillais à l’aéroport et que j’avais une situation confortable on m’a proposé d’épouser des cousines de l’étranger. A l’époque je n’y pensais pas. Je ne pensais pas à partir. Mes frères et mes cousins y pensaient, moi je voulais faire ma vie ici. C’est maintenant que je veux partir. » Un ami lui a proposé de partir en Arabie Saoudite pour 5 ans. Le jackpot financier contre une vie personnelle inexistante. De l’esclavage moderne. Nabil en est conscient. Il préfère tenter sa chance au Canada. Le voilà donc qui se met à remplir des dossiers, à poser des candidatures, à écrire et réécrire son CV.

Nabil n’est pas un aventurier. Prendre un bateau et se balader au gré des courants ne l’intéresse pas. Il veut une vie rangée, une vie meilleure. Mais pas à n’importe quel prix. Tout doit être dans les normes. Son grand frère a voulu partir comme harraga. Nabil s’y refuse. Vivre dans la peur du contrôle policier et devoir faire profil bas ne colle pas au personnage.

Plutôt que de s’embarquer pour les côtes voisines de l’Europe il veut s’expatrier dans le grand nord. Et quand on lui fait remarquer que le climat du Canada est rude, qu’il neige et qu’il gèle, il rétorque, désabusé : « Je suis déjà congelé ici ! Je ne peux pas bouger, je ne peux rien faire ! Je ne vois plus rien en Tunisie, c’est fini pour moi. Tu te rends compte : à 27 ans je n’ai pas d’avenir. »

Posé prés de sa tasse à café le téléphone de Nabil n’en finit plus de clignoter. Un sms, deux, trois. Sur Facebook il a rencontré une fille. En fait c’est plutôt elle qui l’a sollicité. C’est une Tunisienne qui vit à Paris. Elle est mariée mais semble s’ennuyer sec. Le début d’une solution ?

Houssem lui veut partir depuis toujours. « Dans les années 80, 90 je rêvais, comme beaucoup de mes amis, de partir aux USA. C’était avant le 11 septembre. On rêvait de partir pour devenir un homme, parce qu’en Tunisie devenir un homme c’est avoir un travail, une petite maison indépendante et aider ses parents. »

Pas du tout le même profil que Nabil mais les mêmes buts dans la vie. Houssem a 29 ans, bientôt 30. Il fait partie de ces jeunes diplômés en errance. Pourtant à peine son Master validé il a trouvé un poste au sein d’un Ministère. Mais en Tunisie il ne trouve rien pour le motiver. Les conditions de travail sont difficiles quand on a envie de changer le monde mais que tout est sclérosé. Et puis il y a aussi la question du salaire.

«Je ne parle pas de million de dinars à ramasser. Je parle juste d’une vie normale, d’une vie digne. Je suis contre le cauchemar des crédits et j’ai peur de ne pas avoir les moyens de payer mes charges courantes, peur de ne pas réussir à subvenir à mes besoins. Les salaires ne bougent pas, mais les prix augmentent. Il faut alors penser à vivre une aventure noire : il faut essayer de tracer sa voie ailleurs mais il ne faut pas se jeter comme ça. »

Il en sait quelque chose : il est déjà parti. Et puis il est revenu. C’est son esprit carré, son côté administratif peut-être, qui l’a empêché de s’écarter de la légalité.

« Je suis parti pour chercher une vie meilleure. Mais il y a une différence entre ce que l’on veut et ce que l’on trouve. En Europe la situation n’est plus celle d’il y a 10 ou 20 ans. Je suis allé chercher un travail, n’importe lequel. J’ai laissé tomber mon diplôme, ma formation, mes années d’université. Je cherchais dans les cafés, dans les bars, sur les chantiers. C’était les seuls domaines disponibles, surtout pour quelqu’un en situation illégale. »

Quand il a eu finit de postuler en vain pour des boulots de misère il est allé frapper aux portes des associations. « La seule qui m’a répondu se contentait d’orienter vers d’autres associations qui, elles, donnaient une aide immédiate. Mais ce n’était pas ce que je voulais. »
Les possibilités ne sont pas nombreuses : soit on entre légalement dans un pays, soit on demande l’asile politique. « Mais c’est comme être en prison : pas de libre circulation, pas de droit au travail et on est sous contrôle permanent. »

L’autre option c’est le mariage. Mais Houssem s’y refuse. Epouser une quasi-inconnue et se retrouver à dépendre de sa bonne volonté n’est pas une situation qui lui fait envie. Alors, avant de se retrouver sans papier dans un pays du nord de l’Europe il a préféré rentrer en Tunisie. « Pour mieux préparer un nouveau départ. »

Cette fois il sera prêt. Il n’aura plus aucune illusion la situation en Europe : « J’ai rencontré un tas de personnes : des jeunes diplômés originaires du pays mais qui sont au chômage, des immigrés qui ont réussi à s’intégrer et des immigrés dans l’illégalité. Ces rencontres permettent de voir les choses comme elles sont, d’affronter la réalité. Certains sans papiers sont toujours dans le vide. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux et repartir car ils ont brûlé toutes leurs chances de possibilité de retour. Moi je ne voulais pas me retrouver comme ça. » Alors il va sans doute tenter de s’inscrire dans une fac. D’ici la rentrée il aura mis suffisamment d’argent de côté pour son départ. Une fois sur place il ne lui restera qu’à trouver un boulot. Légalement.

« Aujourd’hui il n’y a rien en Tunisie qui peut nous motiver à rester, à réaliser des projets ici. Nous sommes dans un tunnel. A bientôt 30 ans ce n’est pas facile d’avoir de la patience. Moi je veux avoir une famille, des enfants, une vie indépendante. Je veux aider mes parents… Mais quand est-ce que ça arrivera ? Si je n’ai pas de chance ici c’est peut-être que ma chance est ailleurs. De toute façon mon avenir est de l’autre côté de la mer… »