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La révolution du 14 janvier a eu pour conséquence de déverrouiller l’espace public. Les événements cinématographiques n’ont pas échappé à cette tendance. Des films ont été projetés un peu partout dans le pays, y compris dans les régions les plus déshéritées, dans des endroits où le cinéma n’avait pas l’habitude de pénétrer. Des initiatives personnelles et associatives, lancées parfois avec le concours des services culturels européens, ont renoué avec la tradition du cinéma ambulant datant des premières décennies du XXe siècle et des premières années de l’indépendance en Tunisie où le cinéma était rattaché à un projet de développement. Parmi ces initiatives, il y a eu la Caravane du film documentaire, l’atelier du film d’animation à Tazarka et des projections de films en 3 D dans le Nord-Ouest et bien d’autres pendant l’été 2011. Il y avait dans ces initiatives le souci d’ouvrir les horizons de la réception du cinéma au-delà des rarissimes lieux de culture situés dans la Capitale de même qu’un élan de solidarité envers la Tunisie des oubliés et des laissés pour compte.

C’étaient là des expériences de partage qui n’ont pas été entachées d’incident. D’autres en revanche ont tourné au drame et ont été perturbées et suivies d’incidents violents qui ont porté atteinte à la liberté de création et d’expression. Ces atteintes sont le fait de personnes et de groupes qui ont vu dans ces films une provocation. Le premier film ayant fait l’objet d’attaques est un documentaire de Nadia Al Fani qui, bien que médiocre sur le plan cinématographique, a le droit d’exister parce que la cinématographie d’un pays est faite de bons et de mauvais films et parce que la liberté d’expression doit être vigoureusement défendue. Le deuxième film qui a provoqué un tollé est Persepolis de Marjane Satrapi diffusé par Nesma et là aussi la violence était au rendez vous. Il se trouve que la projection de l’un et la diffusion de l’autre ont fait l’objet de malentendus et posent la question de la séparation de l’art et de la politique.

De la visibilité du film au malentendu : l’affaire Nadia Al Fani

Le public de la capitale a découvert le film intitulé Ni allah ni maître à l’occasion du festival du film documentaire lors de la session de 2011. Un reportage a été réalisé par la chaîne privée Hannibal sur le festival et sur le film en particulier et la cinéaste a été invitée sur le plateau d’une émission pour en parler. Un tel film aurait été probablement interdit sous l’ancien régime pour des raisons strictement sécuritaires. Mais la médiatisation du film-événement après une révolution qui entend mettre fin entre autres à la censure représente-t-elle pour autant une avancée pour la liberté d’expression et de création ? A priori, oui, mais les faits montrent aussi que sa médiatisation a généré des malentendus.

Lorsque la télévision s’est emparée de l’événement cinématographique, ce n’était pas pour le traiter en tant que tel. Elle en a fait une profession de foi ou plus précisément l’expression de l’athéisme de la réalisatrice et le débat s’est focalisé, avec le concours de Nadia Al Fani, sur l’athéisme d’une citoyenne qui revendique haut et fort sa différence et qui voudrait être considérée comme une citoyenne à part entière, revendication somme toute légitime qui se veut l’expression de l’aspiration à une démocratie où la laïcité serait garante de la diversité et de la liberté de conscience. On a eu vent des réactions des spectateurs à la suite de l’émission : des condamnations qui ont amené la chaîne à s’excuser publiquement et à sacrifier l’animatrice. Pour sa part, Nadia Al Fani a eu droit à des menaces de mort. On ne peut évidemment que condamner ces réactions qui sont la négation de la liberté de conscience, mais on est en droit se poser des questions sur la pertinence de l’angle d’attaque relatif au traitement médiatique du film. Ce qui est au cœur de ce traitement, c’est le caractère sensationnel de la déclaration de la réalisatrice sur son athéisme et qui aurait pu relever du privé conformément à une certaine vision de la laïcité qui relègue la croyance dans la sphère privée. Mais il est possible aussi de soutenir que, dans une démocratie balbutiante qui s’accroche, de peur d’avoir droit à pire, à l’article 1 de la Constitution de 1959 qui fait de l’islam une religion d’Etat, le fait de reléguer l’athéisme dans la sphère du privé n’aide pas à confronter l’hégémonie de la religion à son altérité. Nadia Al Fani aurait-elle été piégée par un fonctionnement médiatique où sa liberté d’expression serait devenue matière à sensation pour une chaîne qui surfe sur le sensationnel et fait dans le populisme ? Rien n’est sûr parce que les propos de Nadia Al Fani et surtout sa vision du cinéma n’échappent pas au désir de faire sensation. Le film se réduit en fait à une déclaration d’irréligiosité sous couvert du traitement d’une question à la fois individuelle et sociale : faire ou ne pas faire le ramadan ? Il faut rappeler que l’essentiel du film a été tourné en août 2010. La matière filmée à ce moment là au marché central, dans les cafés ouverts et où on se rend quasiment dans la clandestinité, dans des restaurants où on sert de l’alcool aux touristes alors qu’on l’interdit aux Tunisiens et où il y a à longueur de temps des conversations sur le jeûne qui pointent l’uniformisation de la société étouffant l’expression de la différence, ne soulève qu’indirectement la question de la laïcité. Cette dernière s’est invitée dans la partie du film qui a été tournée une semaine après le 14 janvier 2011 à la faveur de rencontres sur ce thème (à Elhamra et à El Teatro). Le passage de la réalisatrice – qui se met en scène tout le long du film – par la Kasbah a été appréhendé par ce prisme là alors que les revendications du sit-in étaient tout à fait autres. Par exemple, lorsque la cinéaste voit un groupe d’islamistes se joindre aux sit-ineurs, elle ne peut s’empêcher de commenter : « Les islamistes, il n’y a que des mecs parmi eux». Le film qui commence justement par les images de la Kasbah greffe la question de la laïcité sur une réalité multiforme et le regard de la réalisatrice et surtout son discours, on ne peut plus bavard, s’interposent entre le spectateur et cette réalité. Sinon le reste du film, et notamment la partie tournée en août 2010, peut se réduire à l’assertion suivante : « Je ne fais pas ramadan, d’autres ne le font pas non plus. On vit dans une société hypocrite ». Et la question de l’athéisme qui n’est pas vraiment posée dans le film a été juste affichée dans le premier titre « Ni allah ni maître » et revendiquée dans l’émission avec la réalisatrice qui a donné lieu à toutes sortes de malentendus.

Suite aux menaces et à la campagne de diffamation qui ont visé Nadia Al Fani et d’autres artistes à l’instar de Nouri Bouzid, qui a été physiquement agressé et cité dans une chanson de Psycho M donnant le cinéaste en pâture à une foule surexcitée lors d’un meeting d’Ennahdha, le réseau associatif Lam Echaml a organisé une manifestation de soutien aux artistes intitulée « Touche pas à nos créateurs » au CinémAfricart. L’événement a été hyper médiatisé (on en a parlé sur les ondes des radios publiques et privées). C’est au cours de cette manifestation que le public de la capitale avait de nouveau rendez-vous avec Ni allah ni maître de Nadia Al Fani. Une foule indignée par ce qu’elle a appelé une provocation était aussi au rendez-vous. Ce fut là aussi une belle avancée pour la liberté d’expression étant donné que la projection a été perturbée (elle a eu lieu quand même), que les exploitants de la salle ont été agressés et qu’un procès a été intenté à la réalisatrice sur la base de l’atteinte au sacré [1]. Depuis et jusqu’à ce jour, cette salle, qui s’était distinguée par une programmation hors-pair en Tunisie et par des débats où le cinéma n’est nullement assujetti à l’idéologie, est fermée. Sa fermeture est la résultante d’une série de malentendus ayant trait au statut de l’art et de la culture. La manifestation de Lam Echaml est certes une réponse à une série d’atteintes à la liberté d’expression et de création et s’inscrit de ce fait dans une démarche militante qui a toute sa place dans un contexte de transition démocratique et qui entend dénoncer les pressions exercées sur les artistes : le film qui a été choisi pour brandir le principe de la liberté de création est celui qui affiche aussi par son titre son attachement à la liberté de conscience. Qu’en est-il de ce principe dans le film et qu’en est-il de la question de la démocratie d’une manière générale telle qu’elle a été traitée par Nadia Al Fani ?

Si la question de la liberté de conscience est illustrée dans le film à travers des actes et des constats : je ne fais pas le ramadan, je bois pendant le ramadan, je brandis ma chope de bière, d’autres ne font pas le ramadan, boivent et brandissent leur chope de bière, les signes de religiosité affichés relèvent d’une hypocrisie sociale, etc., cette position qui consiste à défendre une minorité dont on suggère qu’elle n’est pas si minoritaire qu’on ne le pense et qui doit être libre d’exercer son droit à la différence ne s’accompagne en aucun cas de la moindre tentative de compréhension du phénomène religieux. On peut par ailleurs « militer », puisque c’est la seule dimension du film, et exercer son droit à la différence tout en ayant un regard plus complexe sur la réalité, tout en reconnaissant par exemple le côté festif du ramadan tant apprécié justement par ceux qui n’observent pas le jeûne, tout en montrant que la ville vit la nuit et que les femmes peuvent sortir seules ou en groupe sans subir d’agression ou de pression. Le film tourne donc le dos à l’ambivalence de la tradition et de fait à la complexité de la réalité. Ce qui pose aussi problème dans le film sur le plan de l’illustration d’un principe démocratique comme le droit à la différence, c’est le dispositif filmique et le traitement du discours qui excluent toute pluralité. La cinéaste est omniprésente physiquement et par son discours. Elle interroge les gens et commente sans relâche pour ramener constamment le discours de l’Autre à sa position idéologique qui n’est pas tant la revendication de la différence, on le découvre au fur et à mesure de ses interventions ostentatoires, que la contestation de la pratique religieuse et le film est de ce point de vue-là anti-laïque. Ce qui est au cœur d’une œuvre réaliste (et tout documentaire l’est a fortiori), c’est la polyphonie qui fait sa richesse et qui fait que la vérité du monde est dans la somme de ces discours et qu’elle n’est d’une certaine manière nulle part. Si le propos consiste à assener par l’image et par le discours une idée qui devient la vérité, on entre sur le plan de la pensée dans le dogmatisme. Ce qui m’a le plus choquée dans le film, c’est une discussion entre la cinéaste et ses amis sur Ben Ali et les islamistes : « Ben Ali a fait des concessions aux islamistes ; il a mis l’appel à la prière à la télé », dit Nadia Al Fani dans l’une des séquences de son film, confondant par là même « concession » dans le sens politique du terme et la propagande du régime qui n’a pas hésité pas à caresser la religiosité du peuple dans le sens du poil et confondant, de fait, islamisme et religiosité. Nadia Al Fani ignore peut-être que l’appel à la prière était de la poudre aux yeux (nul n’était dupe par ailleurs) et qu’il était destiné aussi à étouffer en quelque sorte les cris des islamistes qui se faisaient torturer dans les prisons tunisiennes. La cinéaste qui a travaillé sur son film avant et après la révolution semble oublier (je fais parler son film, je ne tiens pas compte de ses déclarations sur les plateaux de télévision) que la dictature s’est édifiée sur la peur de l’islamisme et qu’au nom de cette peur on a bafoué les droits de tout le monde, islamistes et autres. L’ironie de la révolution a voulu que ce film au fond anti-laïque, anti-démocratique ait été brandi par nous et malgré nous comme l’étendard de la liberté de conscience, de la liberté d’expression et de création tout simplement parce que les ennemis de la liberté d’expression ont sévi à ce moment là, parce qu’il y a eu des menaces, parce qu’il y a eu usage de la violence dans une salle de cinéma et pour clôturer le tout un procès. Quand une oeuvre est instrumentalisée idéologiquement (la manifestation de Lam Echaml représente un aspect de cette instrumentalisation ; la violence et le procès en sont le versant le plus sombre évidemment), il est difficile d’avoir un débat de fond. Face à la violence, on manque de discernement et on peut défendre un mauvais film (et parfois le faire passer pour un grand film) partant du principe qu’un film médiocre et qui n’a du reste de subversif que le titre a le droit d’exister et doit être défendu au nom de la liberté d’expression. Les deux malentendus auxquels a donné lieu cette situation sont les suivants : un film dont le propos ne sert pas au fond la liberté de conscience ni la démocratie a été brandi par les défenseurs de la liberté d’expression comme l’étendard de la liberté de conscience et de création et il risque de passer, tout médiocre qu’il est, aux yeux de certains de ses défenseurs comme un grand film en raison de sa dimension subversive (art et subversion tendraient à être confondus). Par ailleurs, un tel contexte risque de rendre le film invisible au sens premier du terme : on l’attaque ou on défend son existence sans l’avoir vu. Et aux yeux de ceux qui le condamnent, ce qui accroît cette attitude à le considérer comme invisible, c’est le premier titre provocateur Ni allah ni maître. Il m’eût été difficile d’écrire sur le film au moment où se sont produits ces incidents violents. Face à l’instrumentalisation idéologique d’un film par des détracteurs qui ne l’ont pas vu pour la plupart et surtout face à la violence, la critique n’a plus de voix parce qu’il n’y a pas moyen de parler de cinéma ou d’esthétique. Si j’interviens aujourd’hui, c’est pour contribuer à dissiper des malentendus inévitables dans un contexte de transition démocratique où les libertés sont fragiles, où l’affirmation violente et anarchique de soi et de son identité menacée passe pour un droit inaliénable, fait fi de la loi en s’autorisant le recours à la violence et a par ailleurs besoin de son concours liberticide pour intenter des procès. Dans ce contexte où la surenchère est de mise, le discours sur l’art devient inaudible.

Les malentendus se sont enchaînés par la suite et ont touché à la fois au statut du film et à la posture de la cinéaste citoyenne et militante qu’elle représente notamment aux yeux des médias français et de certaines initiatives politiques. Nadia Al Fani a reçu pour son film le prix de la laïcité au cours de l’été 2011 (la logique de la victimisation doublée d’un aveuglement quant au propos anti-laïque du film a fait en sorte que Laïcité inchallah a été encore une fois brandi comme un étendard en France). Juste après les élections, la réalisatrice était présente sur certains plateaux de télévision français pour commenter la montée des islamistes au pouvoir. Du film, il en a été très peu question à l’exception des réactions passionnées dont il a fait l’objet et la réalisatrice a continué à jouer son rôle de victime et de chantre de la laïcité. Elle a l’intention d’ailleurs de continuer à le jouer, ce rôle, y compris en Israël, dans le cadre d’un forum organisé par l’ambassade de France en Israël sur le combat des femmes face à l’intégrisme. Il est à remarquer qu’elle est la seule artiste parmi les participants à un débat politique non dénué d’enjeux et d’intérêts politiques et qui risque de mettre à mal l’indépendance de l’artiste qu’elle est mais également la cause qu’elle représente, la laïcité et les droits des femmes en raison de l’exploitation politique de ces deux causes mais également de leur instrumentalisation dans le sens d’une normalisation des rapports avec l’Etat d’Israël (sur le site de l’ambassade de France en Israël et plus précisément sur la page de l’événement, Nadia Al Fani est présentée comme une réalisatrice franco-tunisienne et il est attendu en toute vraisemblance qu’elle parle de l’intégrisme musulman). L’expression de la citoyenneté chez un artiste est pluridimensionnelle. Qu’il soit engagé ou pas, sa citoyenneté s’exprime d’abord de manière oblique à travers les œuvres qu’il produit et qui s’ajoutent à d’autres œuvres du passé et du présent pour constituer un patrimoine artistique. Il peut aussi intervenir de manière directe sur la scène publique comme l’ont fait Fadhel Jaïbi, Jalila Baccar et d’autres pendant la répression sanglante du mouvement de contestation en janvier 2011 en organisant une manifestation devant le théâtre municipal à Tunis une semaine avant la chute de Ben Ali, manifestation réprimée violemment, et en dénonçant le soir même le régime sur la chaîne Al Jazira tout en exprimant d’ailleurs ses réserves sur la chaîne et sur sa ligne éditoriale (a-t-on entendu Nadia Al Fani à ce moment là ? Je n’en ai pas le souvenir). C’était là une intervention ponctuelle totalement en accord avec l’engagement de l’artiste pour la démocratie qui rejoint l’engagement de tout un pan de la société civile et en accord aussi avec l’œuvre du dramaturge portée par l’idéal d’un théâtre citoyen. Que penser de l’intervention de Nadia Al Fani en Israël ? Une participation à un festival (tout dépend lequel bien entendu) n’aurait pas été aussi problématique que la participation à un débat dont les enjeux sont hautement politiques (un forum organisé à Tel-Aviv par l’ambassade d’un pays allié à Israël) du moment que des films palestiniens sont montrés en Israël et que des cinéastes palestiniens et israéliens travaillent ensemble. La responsabilité de l’artiste en tant que citoyen se pose avec acuité lorsqu’il s’agit d’un débat de ce genre. Car l’artiste ne peut se soustraire au contexte ni à l’endroit d’où il vient, en l’occurrence d’une Tunisie dont la transition démocratique s’enlise dans les rets du discours identitaire (par les Tunisiens, y compris par ses détracteurs islamistes, Nadia Al Fani est perçue d’abord comme une Tunisienne et peu importe si sa nationalité française lui a valu cette invitation). La réalisatrice va parler de l’intégrisme et des droits des femmes dans un cadre propre à discréditer aux yeux d’un certain nombre de ses compatriotes tunisiens et la laïcité, en partie discréditée au regard de certains Musulmans par un discours xénophobe de la droite française qui en a fait un cheval de bataille (Nadia Al Fani ne semble pas s’en rendre compte justement quand elle intervient en France), et la cause des femmes, jetant ainsi en pâture le travail de toute une génération de féministes et d’organisations tunisiennes qui se sont mobilisées aussi, y compris sous la dictature, pour défendre les droits des Palestiniens (une manifestation de soutien à Gaza en 2008 a été entre autres organisée à Tunis par l’AFTURD et l’ATFD). Un artiste qui entend intervenir dans un débat public se doit de maîtriser ces enjeux et éviter autant que faire se peut que la cause défendue ne fasse l’objet de raccourcis et d’amalgames facilement instrumentalisés par les détracteurs de la démocratie, de la laïcité et de la cause des femmes. En lisant ce qui s’est publié sur l’une des pages d’Ennahdha concernant la participation de Nadia Al Fani à ce forum, je me suis rendu compte que cela a servi de prétexte pour dénoncer encore une fois la société civile tunisienne et les partis qui s’étaient mobilisés l’année dernière à la suite de l’attaque du CinémAfricArt pour dénoncer la violence et pour défendre la liberté d’expression et de création. L’amalgame est vite fait : liberté d’expression, laïcité, athéisme, normalisation avec Israël et j’en passe. En tant qu’individu, Nadia Al Fani est libre d’être pour ou contre la normalisation avec Israël (je ne suis pas du tout partisane d’une quelconque politique d’ostracisme envers les individus) mais là, non seulement, elle entend intervenir en tant qu’ « artiste engagée » qui prêche la laïcité et les droits des femmes et mais elle est censée représenter, d’une certaine manière, qu’on le veuille ou non (et c’est en partie le cadre politico-institutionnel de la rencontre qui l’exige) une cause et une certaine Tunisie aux valeurs pour ainsi dire « modernistes » (Certes, la question de la représentation n’est pas si évidente mais je dirais que du moment que le regard de l’autre, associe l’intervenant à un courant d’idées, cela entre en interaction avec l’identité de l’intervenant et on ne peut pas se défiler aussi facilement et dire : je ne suis que ce que je suis et je ne représente que moi-même. Cette question se poserait, en outre, autrement dans un contexte de paix sociale où la responsabilité de cet intervenant, artiste ou autre, est moindre). Or il se trouve que ces valeurs (séparation du politique et du religieux, droits des femmes, etc.) ont souvent été portées par une sensibilité politique attachée aussi aux droits des Palestiniens, une sensibilité qui fait parfois aujourd’hui l’objet d’une discréditation, entre autres au nom d’une cause palestinienne faisant l’objet de toutes sortes de surenchères et indécemment instrumentalisée par les besoins d’une politique où l’identitaire empoisonne non seulement le politique mais toutes luttes justes pour les droits. Je dirais, enfin, que les malentendus et les amalgames inhérents au film de Nadia Al Fani et à ses interventions dans l’espace public dénotent tout simplement d’un seuil de maîtrise de la question politique et identitaire qui est bien en deçà de celui que l’on pourrait attendre de quelqu’un qui tient à se présenter comme une cinéaste engagée dans la défense et illustration de la laïcité et de la cause des femmes. De toute façon, quand l’art passe à la trappe, le militantisme, en l’occurrence dénué de lucidité, devient plus que problématique.

Notes :

1- C’est à la suite de l’incident du CinémAfricArt, que la cinéaste a décidé de changer le titre de son film, on est passé de Allah ni maître à Laïcité inchallah, changement propre à renforcer dans l’esprit des gens la confusion répandue entre athéisme et laïcité.

Deuxième partie : L’instrumentalisation idéologico-politique du cinéma : l’affaire Persepolis