Depuis le 15 janvier 2011 la Tunisie vit sous le régime de l’état d’urgence. A cette époque le Président venait de fuir le pays et le désordre était partout. Difficile alors de conserver le fonctionnement de l’administration, de préserver la sécurité de la nation, de continuer à vivre normalement. Depuis le 15 janvier 2011 des élections ont eu lieu, une nouvelle Assemblée, un nouveau gouvernement et un nouveau Président ont été mis en place. Les infrastructures des forces de l’ordre intérieur qui avaient été saccagées ont été remises d’aplomb, le pays fait son chemin, mais voilà, 17 mois après le 15 janvier 2011 la Tunisie vit toujours sous le régime de l’état d’urgence. Et ce que les gens semblent ignorer c’est qu’il s’agit d’un régime restrictif qui suspend les règles normatives et peut priver le citoyen de certaines libertés. Analyse de la situation.
C’est en cas de « péril imminent » que l’état d’urgence est proclamé. C’est en tout cas ce qu’explique le décret n°78-50 du 26 janvier 1978. Dans son article 1 ce décret explique que :
« l’état d’urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant par leur gravité le caractère de calamité publique. »
De ce fait le ministère de l’Intérieur et les gouverneurs peuvent interdire la circulation des personnes et des véhicules, interdire les grèves, réglementer le séjour des personnes, procéder à des réquisitions, astreindre à résidence, interdire les réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre, ordonner des perquisitions de jour et de nuit, contrôler la presse, radio, télévision, cinéma et théâtre…
« L’état d’urgence donne au ministère de l’Intérieur et aux gouverneurs, qui ont le monopole de la force en région, une plus grande amplitude d’action en matière de restrictions des libertés, explique Rachida Ennaifer, professeur à l’université et spécialiste en droit constitutionnel comparé. Nul besoin d’aller si loin en réalité. On aurait pu utiliser la loi de 1969 quant aux attroupements et le décret 115 pour la presse par exemple, on aurait ainsi pu voir aux cas par cas au lieu de faire une situation générale. En fait le ministère de l’Intérieur se retrouve avec une large marge de manœuvre pour restreindre les libertés. »
Une sorte de blanc-seing finalement qui peut se justifier en cas de situation extraordinaire mais qui semble démesuré au vu de la situation actuelle.
Une possibilité de restriction des libertés existe donc, mais dans les faits l’état d’urgence est appliqué de manière assez souple en Tunisie. Pourquoi alors ne pas se contenter d’un décret-loi qui modifierait pour un temps les fonctions de l’armée en l’autorisant à travailler de concert avec les forces de sécurité intérieure par exemple? Même si nous ne vivons pas au quotidien l’état d’urgence le risque de dérive autoritaire existe et nous pouvons nous réveiller demain matin avec l’interdiction de circuler et toute la presse muselée par exemple.
Car le premier risque de dérive est celui qui plane sur les libertés. L’état d’urgence est une situation qui suspend certaines garanties dont le citoyen jouit habituellement. Pour s’assurer que des dépassements n’ont pas lieu les Nations Unies ont rédigé le Pacte international relatif aux droits civils et politiques en 1966. Un pacte qui réglemente l’état d’urgence, ainsi les mesures prisent par les états ne peuvent, de fait, être des mesures discriminantes. « La proclamation de l’état d’urgence ne permet pas de déroger à certains droits fondamentaux et interdictions absolues, dont en particulier le droit à la vie, l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, l’esclavage, la servitude et la liberté de penser, de conscience et de religion. » Par ailleurs les Etats doivent s’engager à signaler les dispositions auxquelles ils ont dérogé ainsi que les motifs de cette dérogation.
La Tunisie a ratifié ce pacte en 1968, ce qui peut sembler être un premier rempart à un risque de dérive vers un régime autoritaire. Il n’en est rien. En réalité ce pacte permet simplement de porter plainte contre des faits en relation avec des décisions prises mais pas de remettre en question cet état d’urgence, c’est en tout cas ce qu’explique Rachida Ennaifar.
Face au risque de dérive autoritaire de la part du gouvernement Rachida Ennaifer répond que:
« dans la situation actuelle l’ANC contrôle le gouvernement par le biais de la motion de censure et peut l’obliger à démissionner, elle peut également révoquer le Président de la République ou encore voter une motion de censure contre un ministre. Par la suite c’est la majorité au sein de l’ANC qui devra mettre en place de nouveaux gouvernants. »
Il faudra donc une union et un consensus pour qu’une majorité absolue se dégage afin qu’un nouveau gouvernement soit mis en place, ce qui semble pouvoir lutter contre la main mise d’un seul parti sur le pays.
Autre aspect à surveiller : les conditions d’instauration de l’état d’urgence. Il doit, de fait, prendre fin quand les conditions qui l’ont instauré ont disparu. Partant du principe que c’est d’abord l’absence de président qui a suscité la nécessité de l’instauration d’un état d’urgence on peut se demander pourquoi ce dernier continue alors que des élections ont eu lieu et qu’un nouveau gouvernement avec un Président ont été mis en place.
En réalité l’état d’urgence a était promulgué plusieurs fois et donc, peut-être, pour des raisons différentes à chaque fois. On peut donc penser que c’est la dégradation de la situation sécuritaire à l’intérieur du pays, qui a posé la nécessité de réinstaurer l’état d’urgence. Or il y a moins d’un mois, Khaled Tarrouche, chef du bureau information et communication du ministère de l’Intérieur déclarait à Nawaat.org que la situation sécuritaire du pays s’améliorait et ce du fait du travail de concert des forces de sécurité intérieur et de l’armée nationale, qui était, selon lui, un appui considérable qui permettait de sécuriser les établissements publics par exemple.
Tout va bien en Tunisie donc, pour le ministère de l’Intérieur. Même son de cloche à la Présidence. Ainsi Imed Daïmi, directeur du cabinet présidentiel expliquait que: « Ce n’est pas parce que nous sommes en situation d’état d’urgence que cela signifie qu’il y a un danger imminent ou que nous sommes dans une mauvaise situation sécuritaire. » Qu’est ce qui justifie alors le fait que l’état d’urgence continue en Tunisie, si la condition de son instauration n’est pas remplie ?
Il semble qu’à l’époque c’était la situation sécuritaire aux frontières qui posait problème. « L’armée joue un rôle fort pour sécuriser les frontières car il y a quand même quelques turbulences au niveau des frontières avec la Libye avec peut-être du trafic d’armes » explique Imed Daïmi. Reste que si le seul « péril imminent » se situe au niveau des frontières, le fait d’être en état d’urgence semble démesuré. Donner tout pouvoir au ministère de l’Intérieur parce que la situation libyenne est tendue, est disproportionné : en quoi la circulation des Tunisiens devrait être suspendue ou les cinémas fermés, par exemple, parce que le gouvernement libyen n’arrive pas à faire régner l’ordre sur son sol ? On peut démonter cette situation en rappellent que pendant 20 ans l’Algérie a vécu sous état d’urgence. Sa situation sécuritaire devait donc laisser à désirer. Pour autant aucun état d’urgence n’a été décrété en Tunisien de ce fait. l’excuse de la situation libyenne semble alors légère.
Si, comme l’explique le ministère de l’Intérieur et la Présidence, il n’y a pas de péril imminent ou d’événement à caractère de calamité publique en Tunisie, pourquoi sommes-nous toujours, 17 mois après le 15 janvier 2011, en état d’urgence ? Ce régime a été mis en place ( proclamé ou prorogé ) 6 fois. Si bien qu’en regardant l’exemple des voisins algériens et égyptiens on peut s’interroger sur la réalité de la situation et sur les moyens de sortir de cette situation. C’est en 1992 que l’état d’urgence a été instauré en Algérie pour « lutter contre la guérilla islamiste ». Il ne sera levé que 20 ans plus tard en février 2011. L’Egypte, elle, a vécu trente ans sous ce régime puisqu’il était en vigueur depuis 1981 et qu’il n’a été levé il n’y a que quelques semaines.
Finalement à y regarder de plus près on se rend compte que la situation intérieure n’est pas si claire. Ainsi il y a 10 jours des émeutes ont éclatées suite à une exposition d’oeuvres d’art au Palais Abdellia. Et malgré le travail “de concert” des forces de l’ordre et de l’armée, l’ordre public n’a pas été assuré. Tribunal et postes de police incendiés, des centaines de blessés et un couvre-feu instauré ( un couvre-feu qui n’aura pas effrayé grand monde puisque beaucoup ont continué à vivre leur vie à l’extérieur bien après 22h ). Un état d’urgence qui ne permet ni de prévenir les évènements, ni de les contrôler, ni d’appliquer la justice ne semble pas avoir de réelle raison d’être.
Un état d’urgence pourquoi faire alors?
« Ce qui m’inquiète c’est que nous sommes peut-être dans une normalisation d’une situation anormale. Le plus grave c’est qu’on est peut être entrer dans une situation où l’état d’urgence devient habituel et donc applicable réellement et on ne pourra rien faire puisqu’il s’agira d’une situation légale. Peut-être que nous allons vers une normalisation d’une situation anormale : c’est une légalité qui ne sert pas l’Etat de droit, un Etat de droit qui devrait garantir les libertés fondamentales, un Etat qui devrait s’adosser à un droit qui respecte les libertés » s’inquiète Rachida Ennaifar.
Le fait est qu’en cas d’instauration permanente de la situation les citoyens peuvent essayer de déposer un recours devant le Tribunal Administratif. Le décret sur l’état d’urgence énonce dans son article 3 que l’état d’urgence ne peut « être prorogé que par décret qui fixe sa durée définitive » afin que cet état ne devienne pas un état permanent. Un « péril imminent » est, par définition, censé arriver dans un laps de temps proche. Difficile alors de justifier que ce régime soit instauré sur le long terme. On peut ainsi se demander si il n’y a pas un détournement du texte.
Renseignement pris auprès d’un membre du Tribunal Administratif un recours peut être intenté mais sans assurance de recevabilité. En effet avant d’analyser les faits le juge doit « évaluer » le recours est vérifié qu’il est fondé. Le fait est que pour éviter la question de fond le juge peut trancher sur la question de forme et plus particulièrement sur l’intérêt à intenter un recours. Il s’agit ici d’une question politique et d’un débat de société lourd. Or il semble difficilement imaginable que le TA s’embarque dans ce genre de débat. Ainsi le juge peut estimer qu’un simple citoyen n’a pas un intérêt à agir. Le citoyen ne semble pas à même de jauger la situation sécuritaire du pays, il ne parlera que de façon théorique, là où, en face, l’autorité et l’administration pourront appuyer leur point de vue par des faits : la Présidence, le Premier Ministère, le ministère de la Défense ainsi que le ministère de l’Intérieur peuvent, chiffres à l’appui, évaluer la situation sécuritaire du pays, et donc définir ce terme de « péril imminent ». Le débat qui devrait se positionner sur le fait que le provisoire ne peut devenir permanent restera inaccessible car l’attention se cristallisera sur un premier niveau de lecture : le citoyen est-il capable d’évaluer la situation du pays ?
L’autre question qui découle de ce débat est hautement démocratique : le citoyen peut-il remettre en question une décision prise par le gouvernement, une décision prise par des élus du peuple ? Dans un système démocratique idéal on peut considérer que le peuple doit se faire entendre et imposer sa volonté.
Si l’état d’urgence n’est pas réellement appliqué, mais qu’il reste comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des citoyens, il peut être ressenti par la population comme un régime instaurant une insécurité psychologique. Imed Daïmi, lui, pense le contraire « avant la Révolution les Tunisiens n’aimaient pas voir la police et l’armée dans la rue. Aujourd’hui psychologiquement c’est quelque chose qui les rassure. » On peut tout de même s’interroger sur l’impact psychologique qu’engendre la vision de tanks et de soldats en arme sur l’avenue Habib Bourguiba depuis un an et demi maintenant.
Suivant les intêrets de chacun, l’état d’urgence est donc perçu comme un pansement psychologique ou comme une épée de Damoclès au-dessus des têtes. Reste que si il n’y a plus de danger imminent et que le pays semble avoir repris un fonctionnement normal pourquoi sommes-nous toujours sous ce régime ?
« Finalement on peut se demander si le gouvernement n’a pas du mal à gérer démocratiquement la question sécuritaire. Le pouvoir politique oscille entre deux solutions : soit il revient aux anciennes pratiques, très autoritaires et non démocratiques, soit il laisse la situation comme elle est et il s’abstient de faire régner l’ordre et ça devient le chaos. Il est d’ailleurs difficile d’évaluer les bénéfices de l’état d’urgence. On peut juste essayer d’imaginer ce que serait la situation si l’état d’urgence n’avait pas été instauré » explique Mme Ennaifer.
Avec ou sans état d’urgence la situation semble être la même. Les derniers évènements peuvent en être une preuve. Ni la population ni les biens publics n’ont été protégés, or il n’y a pas dans nos rues des hordes de délinquants en surnombre numérique par rapport aux agents des forces de l’ordre stationnés, ça et là, toute la journée. Serait-ce pire sans l’état d’urgence ? Sert-il en fait à dissuader les personnes tentées de semer le désordre ? Ou sert-il à faire régner un calme général le temps que les gouvernants apprennent à gouverner ?
Quoiqu’il en soit l ’état d’urgence ne peut être permanent et, d’après Imed Daïmi, il devrait cesser bientôt : « la présence de l’armée rassure la population tunisienne mais peut produire l’effet inverse sur les touristes. » Avec les conséquences que celà entrainent. La fin de l’état d’urgence dépend finalement d’une personne : le Président de la République. Du fait du parallélisme des formes c’est l’autorité qui met en place une situation qui peut la stopper. Le président a instauré l’état d’urgence par décret, une situation qui a une durée déterminée. Ainsi ce fait doit cesser au 31 juillet 2012, sauf si le Président, par un nouveau décret, le promulgue à nouveau.
Moncef Marzouki s’est enfin prononcé sur la question et a déclaré il y a quelques jours que l’état d’urgence allait bientôt prendre fin. Mais si au 31 juillet, en l’absence de raisons évidentes relevant du « péril imminent », l’état d’urgence n’est pas stoppé, on pourra se demander si le gouvernement ne tente pas de mettre le peuple au pas. Une autre hypothèse, tout aussi sombre, serait qu’un danger existe bel et bien en Tunisie, que le gouvernement n’est pas sûr de sa nature, qu’il ne sait pas comment le gérer ou qu’il ne souhaite pas affoler la population. Reste qu’au vu des communiqués, quant au risque sécuritaire en Tunisie, émis par les USA, la Belgique, la Suisse et le Canada au cours du mois de mai et des émeutes qui ont éclaté pour 2 tableaux, on peut se demander si les Tunisiens sont vraiment au courant de l’état sécuritaire réel du pays.
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