Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Islamisme et Juridisme

Comme on parle d’islamisme pour dénoncer une maladie infantile de l’islam des Lumières, cet islam vrai qu’il est parfaitement possible de faire renaître en Tunisie, on peut tout aussi dénoncer, dans la Tunisie d’aujourd’hui, une tendance à du juridisme, cette caricature de l’esprit juridique et qui n’est qu’une légalité de façade, du droit en apparence sur fond d’arrière-pensées politiques, sinon politiciennes, qui se résout en sophisme nous faisant oublier que « ce n’est pas la Règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la Règle ».[1]

Aussi, on peut légitimement soutenir que pareil juridisme est un cléricalisme laïc, ce formalisme faisant prévaloir rigoureusement le texte de la loi humaine sur les principes de justice ou d’équité et qui est de la même veine que l’esprit religieux qui cherche à faire de la loi divine le lit de Procuste de la vie d’une société, ses mœurs, son génie.

Pourtant, autant il est évident et légitime que nous cherchions, en matière de nos traditions religieuses, à renouer avec les travaux des plus éclairés des savants musulmans, comme Ibn Rouchd (Averroès), par exemple — qui a tôt cherché, mais en vain, à libérer la pensée musulmane de l’emprise d’un juridisme étroit et d’une théologie faussement spéculative, ce dont l’Europe ne manqua pas de profiter pour fonder sa Renaissance —, autant, il nous faut réussir à nous libérer de cette fatale scolastique séculière qui se trompe d’armes, usant de sophismes ingénieux et trompeurs pour militer en vue d’une cause qui n’en a pas besoin.

Ce n’est que du pur sophisme, en effet, que de s’en prendre à la légalité en général, au lieu d’attaquer le mauvais usage qui en a été fait. C’est, toutefois, ce qui se passe avec cette rhétorique, sur laquelle il ne sert à rien de revenir, faisant du 23 octobre la date butoir de la légalité de la Constituante en Tunisie. Il nous suffit d’avoir relevé qu’elle revient à nous faire retomber dans cet esprit religieux réfuté par ceux-là mêmes qui le critiquent, ce sophisme dénoncé jusques et y compris par certains religieux, comme Saint-Paul, revenant à une défense faite au vase de dire au potier pourquoi il l’a fait comme il l’est.[2]

L’apocalypse comme révélation

Aujourd’hui, en Tunisie, après que les derniers mois de son gouvernement aient mis à l’œuvre la propension du parti majoritaire à une pratique caricaturée de l’islam acceptant de passer sous les fourches caudines de ses sympathisants les plus radicaux, nous sommes en train d’expérimenter, en une sorte de retour de balancier, une pratique aussi loufoque, aussi satirique, du droit à la faveur de cette fameuse, sinon fumeuse, échéance du 23 octobre présentée comme une date apocalyptique.

Une apocalypse ? Qu’est-ce à dire, au vrai ? Étymologiquement, l’apocalypse signifie la révélation. C’est l’acte de découvrir, de révéler ce qui est caché.[3] Aussi, le 23 octobre peut être bien une apocalypse, mais alors dans le sens de la révélation des intentions des uns et des autres.

Ceux qui ont pour ambition de consolider la démocratie en Tunisie et y fonder un État de droit, ni clérical ni anticlérical, mais libre, assumant et cultivant la diversité comme une plante rare, fondant une politique originale basée sur la tolérance, l’ouverture et l’ingéniosité, pierres angulaires de l’âme tunisienne; et ceux s’accrochant au pouvoir ou cherchant à l’arracher. Or, ces derniers ont intérêt à se méfier des conséquences de leurs actes, car ils marcheront sur des œufs, sinon sur de la dynamite, ne devant jamais oublier que de la Tunisie actuelle, tout comme le meilleur est possible, le pire peut aussi sortir.

Ce sera donc l’heure où tous les responsables politiques, au pouvoir ou hors du pouvoir, se devront de prendre conscience de leurs responsabilités éminentes en un moment toujours historique pour le pays. En effet, au-delà des calculs et des prétentions de chacun, il y va de l’intérêt de tous, et surtout des plus humbles !

Ceux qui masquent leurs visées partisanes sous les oripeaux d’un juridisme de sophiste ne peuvent ignorer que le droit, le vrai, cherche de plus en plus à se libérer de pareille tare de l’État de droit.

C’est ainsi que la tendance en droit, aujourd’hui, particulièrement en droit administratif, est de ne plus se soucier d’un vice de forme, surtout lorsqu’il est minime, pour annuler une décision administrative amenant à l’écroulement de tout un édifice juridique pour une broutille de procédure.

Judicieusement, on juge qu’on ne doit plus donner, par excès de juridisme, autant d’importance aux questions accessoires par rapport à l’essentiel dans un texte.

De la sécurité juridique

Si, actualité oblige, il nous faut, malgré tout, parler de cette date du 23 octobre, c’est en délaissant donc les arguments habituels dont on use et abuse, pour se situer volontiers sur un tout autre plan, celui d’un rappel de la finalité du droit, sa raison d’être même, ce qui ne saurait qu’interpeller tant les vrais politiques que les purs juristes.

Ainsi, le 23 décembre 2011, le Conseil d’État français, une démocratie qui reste un modèle pour la majorité de notre élite politique, a rendu un arrêt d’assemblée jugé d’une particulière importance, une révolution dans les prétoires, mettant un terme au juridisme excessif de certains requérants et ce en limitant les cas d’annulation pour vice de forme.[4]

Pareille décision est, au demeurant, en droite ligne de l’article 70 de la loi française n° 2011-525 du 17 mai 2011 dite « de simplification et d’amélioration de la qualité du droit » et qui dispose : « Lorsque l’autorité administrative, avant de prendre une décision, procède à la consultation d’un organisme, seules les irrégularités susceptibles d’avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise au vu de l’avis rendu peuvent, le cas échéant, être invoquées à l’encontre de la décision. »

Par conséquent, on considère que seules les irrégularités substantielles, c’est-à-dire celles ayant exercé une influence sur le sens de la décision prise, sont de nature à entacher la légalité d’une décision.

Dans un but évident de sécurisation juridique, les démocraties les plus avérées considèrent donc qu’une décision juridique doit porter atteinte au sens de la décision pour supposer encourir l’annulation.

Dans sa décision précitée, le Conseil d’État français consacre effectivement le principe que le juge appréciera au cas par cas si un vice de procédure a pu avoir une « influence sur le sens de la décision ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie ».

Il s’agit là d’un nouveau principe de droit, capital à plus d’un titre, surtout qu’il n’exclut pas l’hypothèse où des procédures obligatoires auraient été omises dans la procédure de prise de la décision. Ainsi, « l’application de ce principe n’est pas exclue en cas d’omission d’une procédure obligatoire, à condition qu’une telle omission n’ait pas pour effet d’affecter la compétence de l’auteur de l’acte ».

Cette nouvelle règle de droit, ce nouveau principe juridique qui ne se limitent pas au droit administratif et concernent encore plus le droit constitutionnel, notamment dans un pays aussi fragile que l’est actuellement la Tunisie, sont considérés comme représentant une avancée indéniable dans le sens de la sécurité du droit, de la sécurité du travail de l’administration, de la vie en société tout court.

Certes, la réduction du champ du vice de procédure n’équivaut pas pour autant à la disparition de ce moyen, mais permet de le recentrer sur l’essentiel, à savoir l’influence du vice sur le sens de la décision prise.

Et les juristes en France n’ont pas manqué de se réjouir de cet arrêt venant à temps, ainsi que la loi précitée, en période d’inflation législative et d’insécurité juridique grandissante.

Or, il est pour le moins étonnant que des juristes d’aussi grande valeur que ceux que nous avons en Tunisie, parfaitement au fait des tendances actuelles du droit en France et dans le monde, se laissent aller, par pure connivence ou affinité politique ou par antipathie ou antagonisme idéologique, à cautionner une interprétation juridique pour le moins contestable, tirant des conséquences en directe opposition avec l’esprit des textes, les violant même.

Car cet esprit n’est-il pas de doter la Tunisie d’une constitution pour se reconstruire ? Et la rédaction de ce texte fondateur n’a-t-elle pas été confiée régulièrement à un corps de députés librement élus? Que l’orientation idéologique de l’Assemblée ne convienne pas, à tort ou à raison, n’est-ce pas la démocratie que l’on violente alors ?

La mission du droit

Il est encore temps pour les uns et les autres, ceux qui ne font que du paralogisme comme ceux qui s’adonnent au syllogisme, tout autant que pour ceux coupables de sophisme, que ce soit par antilogie que pas aporie, de réaliser à quel point d’antinomie atteint leur attitude eu égard à ce qui nous réunit tous : l’intérêt sur le long terme de la Tunisie, véritablement État de droit !

Que l’on veille donc, et pour le moins, que pareille antinomie soit dialectique, débouchant sur une synthèse véritable, loin de tout contresens et de non-sens, car sinon la situation au pays échappera à tout le monde, versant dans le non-sens absolu, cette situation insane rétive à tout contrôle, préjudiciable pour tous !

Que l’on ne demande pas au droit ce qui ne relève pas de sa mission qui demeure la régulation, la règle de droit fixant les buts d’une vie sociale voulue sereine, en assignant à chacun des membres de la société des tâches précises, déterminant les droits et les obligations de chacun.

Et que l’on ne verse pas dans cette pathologie du droit qu’est le juridisme ne débouchant que sur la sclérose en plaques de la règle de droit inopérante ou le cancer juridique d’une prolifération anarchique et pernicieuse de textes inapplicables !

Que notre mentalité reste saine en veillant à la prémunir de tout manque de réalisme, de toute méconnaissance des faits et des conditions de vie en cette Tunisie assez martyrisée, et de toute tournure d’esprit machiavélique ou illuminée. Et que notre approche de la règle de droit ne verse pas dans une conception absolutiste, en en faisant une loi divine, non pas un moyen au service de la vie sociale mais une fin en soi !

Que l’on ne s’adonne pas non plus à ce juridisme pharisaïque au moment même où les États démocratiques que nous prenons pour modèles, comme la France, dans leurs efforts incessants de lutte contre le juridisme procédurier, osent justement limiter les cas de vice de procédure !

Que le pouvoir constituant innove, mais pas avec des palinodies du genre de cette grève de la faim de certains qui oublient qu’ils sont les détenteurs du vrai pouvoir ou de l’initiative d’autres pour s’assurer une rente vieillesse sur le compte d’un peuple qu’ils sont censés servir en soldats. Qu’il innove plutôt en dotant le pays d’une constitution qui soit un modèle du genre, non pas seulement dans le monde arabe et musulman, mais aussi pour tous les États démocratiques!

Que le gouvernement en place cesse de douter de ses capacités à changer l’état du pays, certes trouvé calamiteux, mais qu’il a constamment tenté d’exciper en excuse pour masquer ses propres lacunes. Qu’il cesse de prendre des cache-sexe inutiles dans les principes d’indépendance de la justice alors qu’il sait qu’elle est à assainir, ou d’égalité du fonctionnement des rouages étatiques alors qu’il sait pertinemment que l’administration continue à tourner selon les réflexes d’antan avec les abus et les passe-droits! Et pour cela, qu’il veille à la mise en place rapidement des autorités réellement indépendantes indispensables pour une sortie urgente, mais sereine, de la situation provisoire actuelle.

Que, ce faisant, les excès de toutes sortes ne soient ni minorés ni relativisés, mais mis en exergue et à l’index pour, tout à la fois, les endiguer et démontrer la crédibilité de sa volonté à y mettre fin ! Car, nul n’ignore que la moindre opération mains propres est une entreprise de longue haleine; alors que serait une vaste campagne de telle nature s’attaquant à un système de corruption généralisée qui se reproduit de lui-même ?

Que l’on incarne l’éthique dont on se réclame par une esthétique de l’action, une action sensible[5] à ce que ressent et pense vraiment le peuple tout autant que ce qu’il endure; par exemple ce fait paradoxalement tu, bien que gros de conséquences néfastes, qu’est le terrible taux de fraude fiscale![6]

C’est d’une volonté réelle et tangible dont il faut d’abord faire montre; et pareille volonté se doit moins d’obéir à une langue de bois qu’à une pensée claire et déterminée. Une action inlassable, hors de tout dogmatisme, et donc à la fois rigide dans les principes et souple dans l’application, mais surtout transparente dans l’exécution, propre dans l’intention première; celle de servir la patrie avec un esprit de soldat engagé, sans privilèges ni immunités !

NOTES :

[1] Georges Bernanos, Dialogue des Carmélites. La citation exacte, qui résume par la bouche de la Prieure du couvent ce qui fait l’essence du Carmel de Compiègne, est la suivante : « Notre Règle n’est pas un refuge. Ce n’est pas la Règle qui nous garde, ma fille, c’est nous qui gardons la Règle. », acte 1, deuxième tableau.

[2] Cf. par exemple, Pierre Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère, vol. 1.

[3] Du latin apocalypsis (« révélation »), emprunté au grec ancien apokálupsis (« découvert »). En grec, le verbe kalúptô («cacher»), précédé du préfixe de privation ápó donne, littéralement : « dé-caché », soit : « dévoilé aux yeux », « retrait du voile », « le voile est levé ».

[4] Cf. le commentaire de l’arrêt du Conseil d’État par M. Xavier Domino et Mme Aurélie Bretonneau, Actualité Juridique du Droit Administratif, février 2012, p 195.

[5] Dérivé du grec, le mot esthétique signifie la sensation. C’est donc, étymologiquement, la science du sensible. C’est ainsi que Kant, par exemple, l’entend dans sa Critique de la Raison pure où il est question d’étude de la sensibilité ou des sens. De nos jours, le sociologue Maffesoli en fait une même utilisation quand il parle de l’éthique de l’esthétique. Cf. Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, La Table Ronde, Paris, 2007).

[6] Taux estimé à 85 %.

Farhat Othman