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” La concorde ne naît pas de l’identité des pensées mais de l’identité des volontés.” Saint Thomas d’Aquin

Etre ou ne pas être ? Telle est la question que se pose la Tunisie depuis Hamilcar Barca, c’est-à-dire depuis 2300 ans. Après les multiples et diverses invasions et occupations plus ou moins longues qui jalonnent son histoire bien riche en enseignements, notre pays a accédé à l’indépendance.

Devenu Etat souverain, certes, tel que défini par le droit international, dans lequel l’élément humain : le peuple, en l’occurrence, connut successivement un despotisme relativement éclairé puis la dictature pure et simple.

Relation de cause à effet, le premier avait préparé le terrain à la seconde, faute d’avoir permis, à temps, aux tunisiens de progressivement s’initier à la pratique démocratique et de s’exercer à l’usage des libertés, publiques et individuelles, sur la base d’institutions politiques républicaines solides.

Relation de cause à effet, encore et toujours, intervint la Révolution déclenchée par le besoin vital et profondément légitime de liberté et de dignité, puisque inhérent à la personne humaine, dont le peuple a été privé tout au long de son histoire séculaire.

Cependant, suite à la zizanie qui prévaut depuis la Révolution, la question se pose aujourd’hui avec plus d’acuité. Question qui porte désormais sur le vouloir-être, mais aussi et surtout sur le savoir-être.

En effet, depuis cette mémorable journée du 14 janvier 2011, fatidique signe du destin, le peuple tunisien est censé s’être assuré l’accès à sa propre souveraineté sur son propre sol. Depuis, il s’est trouvé face aux responsabilités qui, désormais, lui incombent et de l’exercice desquelles il était bel et bien exclu jusqu’alors, de déterminer démocratiquement et souverainement la nature de l’autorité politique idoine, capable de répondre à ses aspirations. Pour ce faire, force serait pour notre peuple de savoir d’où il vient et où il vit. De consulter son histoire et se référer aux données géographiques et géopolitiques de son territoire national.

A mi-chemin entre Los Angeles et Tokyo, le Cap Nord, en Scandinavie septentrionale, et le Cap de Bonne Espérance, l’Alaska et l’Australie, la Tunisie apparaît ainsi comme étant le nombril du monde, le centre du planisphère terrestre. A mi-chemin entre la mer Rouge et le littoral atlantique marocain, elle occupe la place que seul peut occuper un bijou serti dans le front de dame Afrique.

A l’échelle méditerranéenne, guère mieux que le diplomate Gabriel Hanoteaux, qui en 1903 dans son livre La Paix Latine, sut présenter Bizerte en ces termes : « C’est un des ports les plus beaux du monde qui se trouve dans un des points les plus importants du monde (…).Qui prend en quelque sorte la Méditerranée à la gorge ». 

Pays typiquement et essentiellement méditerranéen du fait de sa double façade maritime qui s’étend sur 1.148 kilomètres et le peu profond arrière pays dont il dispose, la Tunisie se trouve à la croisée de ce lien hydrique naturel entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Autrement dit entre le Nord et le Sud d’une part, l’Orient et l’Occident d’autre part.

Pays de transit des hommes et des idées véhiculés par la Méditerranée, la Tunisie en est l’un de ses rares Etats riverains à avoir prétendu à tant de richesses culturelles, mais aussi à avoir dû subir tant de forces de domination politique du fait des flux migratoires remontant à la plus haute antiquité et des multiples invasions et occupations évoquées.

Ayant, après sa propre islamisation, servi de point de départ à celle du reste de l’Afrique du Nord et de l’Andalousie, la Tunisie a souvent été l’étape obligée des croisés allant ou rentrant de Palestine. La mort en 1270 de Louis IX, roi de France, aux portes de Carthage, en fut bien la preuve.

Terre d’accueil, par vocation géographique, depuis l’accostage de la reine Didon là où elle fondera Carthage en 814 avant JC, la Tunisie est, de ce fait, devenue au fil des siècles terre de brassage d’ethnies venues d’ailleurs, coltinant en elles-mêmes autres mœurs, cultes et cultures. Bref, tant d’autres civilisations vernaculaires.

Dans ces conditions, la nécessité faisant loi, dialogue et composition y ont toujours servi de base coutumière quasi institutionnelle à une cohabitation entendue et paisible, qui ne s’accommode d’aucune idéologie ni du moindre extrémisme de quelque nature qu’ils soient. Ainsi l’on put, à un moment donné de notre histoire, parler de Nation tunisienne. Moment que seuls les historiens pourraient pertinemment situer dans le temps.

A présent, l’on finit donc par se demander comment un tel peuple issu d’une transmutation aussi complexe et lente à se réaliser, qui a fini par connaître une certaine harmonie voire une harmonie certaine, vivant sur un territoire au centre de tout, dans un pays d’équilibre et de vie, pourrait-il être gouverné autrement qu’au Centre? D’autant plus, à y voir de manière plus approfondie, tout ce qui constitue le profil tunisien ne saurait que l’y prédisposer.

Or, à quoi assiste-t-on aujourd’hui ? A une scène politique marquée par l’ébauche aussi évidente qu’équivoque d’une bipolarisation avec En-Nahdha, d’un côté, et Nidaa Tounès, héritier présomptif de feu “RCD”, de l’autre.

Deux partis qui ne pourraient jamais offrir à la Tunisie la stabilité politique du bipartisme traditionnel. Deux partis respectivement propulsés sur les devants de la scène politique tunisienne par le ras-le-bol populaire : de la dictature et de la fracture sociale, à l’origine de la révolution du 14 janvier 2011 ayant amené le 1er au pouvoir, d’une part ; de la déception quasi générale et sans cesse grandissante à l’égard de celle-ci, taxée de laxisme et d’incapacité de réaliser les objectifs de ladite révolution, d’autre part.

Une scène qui présente la Révolution comme une sorte de serpent qui se mord la queue, en somme. Deux partis se situant résolument à droite, libéraux à ne plus en pouvoir, à cette seule différence que l’un joue de la corde religieuse qui ne trompe plus grand monde, et que l’autre préfère le pipeau rassérénant, sur fond d’une certaine nostalgie inavouée.

Deux partis, enfin, l’un comme l’autre, issus qui de la colère, qui de la déception, donc de la réaction. Synonyme de détournement de l’action et éphémère de nature, la réaction ne peut que nourrir les idées hégémonistes et servir les visées totalitaristes, dans une course effrénée, contre la montre, où le temps de leur réalisation est compté.

Ainsi, la Tunisie se trouve-t-elle, aujourd’hui, face au dilemme de choisir entre l’inconnu qui commence à montrer ses limites autant que ses réelles intentions, d’un côté, et le déjà vécu qui revient en pompier de service, tout de chrome étincelant et toutes sirènes hurlantes pour éteindre l’incendie qu’il a attisé pendant un quart de siècle, de l’autre. Son salut, elle le devra en sachant éviter de sombrer dans les abysses de Charybde, tourbillonnant et sournois, que représente l’un, sans aller se briser contre le rocher de Scylla, hautain et impassible, que représente l’autre.

Entre les deux, un vrai Centre social-démocrate bien imprégné des valeurs républicaines aurait fourni au pays une alternative sérieuse, salvatrice. Ratissant large, il aurait à rallier toutes les forces vives et modérées du pays, de droite comme de gauche, bannissant toute forme d’extrémisme et nourrissant la grande ambition nationale de réconcilier la Tunisie avec elle-même.

La petitesse de son territoire avec l’immensité de son histoire, son littoral avec son arrière-pays, ses ressources financières modestes avec ses énormes ressources humaines. Un vaste programme, certes, mais certainement pas irréalisable pour peu qu’il y ait une réelle volonté politique, une exclusion totale de toutes arrière-pensées, une adhésion populaire totale et de la patience, mère de tous les succès.

Elevant en culte la suprématie de la Loi et l’Égalité de Tous devant elle, sans perdre de vue nos propres valeurs arabo-musulmanes, ce parti fondamentalement centriste ne saurait se reconnaître que dans une politique de réforme tous azimuts, fondée sur la Justice, seul credo essentiel pour la constitution d’une véritable unité nationale et d’un réel esprit de citoyenneté.

S’agissant de réduire sinon de combler l’énorme faille sociale, synonyme de marginalisation des individus et des régions, creusée par tous les genres de facteurs corrupteurs que l’on connaît, cette justice économique, sociale, socioculturelle et fiscale sera à même de garantir l’épanouissement de l’individu et, au-delà, de l’ensemble de la société tunisienne, sur la base de l’unique critère du mérite. Rien que le mérite, qui a la double vocation de remettre le pays au travail et d’éradiquer toutes formes de corruption. De valoriser le prix de l’effort fourni et de faire valoir la bonne conscience du devoir accompli.

Voilà à quoi est conviée la bonne volonté de notre élite indépendante au même titre que celle de tous les partis politiques, petits et moyens qui se reconnaissent dans telle démarche. La formation d’un grand Centre “justiciard”, véritable balancier stabilisateur, résolument tourné vers la réforme relève, désormais, du devoir national.

L’heure étant au rassemblement, il faudra choisir entre l’entretien d’un semblant de leadership dérisoire, égoïste et précaire, qui ne mène nulle part, et la conviction que seule une alliance solide et égalitaire permet de peser positivement sur la scène politique du pays.

Par M’Hamed Bounenni – Universitaire à la retraite