Ce n’est pas la première fois depuis la révolution que l’actualité est dominée par un conflit ouvert entre Ennahdha et l’UGTT. En dégénérant cette fois en confrontation physique d’une violence inouïe, entre les bases respectives du parti au pouvoir et la centrale syndicale, le vieux différend crève l’abcès : il ouvre une boîte de Pandore d’un nouveau cycle de manifs et de contre-manifs à l’issue incertaine. Derrière une lutte acharnée de deux titans du paysage politique post-révolution, ce sont aussi des idéologies qui s’affrontent de façon plus classique, plus authentique, dans un pays où le débat d’idées a été étouffé pendant des décennies.
Inutile de revenir sur le fil des évènements du 4 décembre, Place Mohamed Ali.Un récit méticuleusement détaillé en a été fait ici-même par Thierry Brésillon. Il est conforme aux témoignages que mon confrère Rached Cherif et moi avions recueillis sur place. Arrivés quelques minutes après l’éclatement des premières violences, nous sommes dans un premier temps induits en erreur par l’apparente sérénité du dispositif policier, plutôt nonchalant, positionné très en retrait, à partir de la Porte de France.
La réception du témoignage du journaliste de Rue 89 illustre par ailleurs à quel point il est compliqué d’informer sans s’attirer les foudres de nombreux lecteurs, dans un climat politique où l’opinion est extrêmement polarisée.
Célébration ou manifestation ?
Tous ceux qui connaissent les lieux savent à quel point ils sont étriqués.Les petites ruelles aux alentours sont rapidement saturées par les premières vagues de manifestants les jours de manif.
La traditionnelle marche de commémoration de l’assassinat de FarhatHached n’a pas fait l’objet d’une intense promotion à l’avance cette année : l’UGTT et le Front Populaire, qui prévoyait d’être en tête du cortège, voulaient mettre les autorités au pied du mur par une marche plus contestataire que festive. A ce jeu-là, ce sont les conservateurs, les partisans du pouvoir, qui vont les surprendre en occupant la Place les premiers, une heure et demie avant l’horaire prévu. C’est en quelque sorte un premier coup bas logistique.
Le rassemblement de la gauche radicale du 1er mai 2012, déjà aux allures de démonstration de force, avait été un semi revers pour Ennahdha, déjà affaibli par l’épisode de la répression du 9 avril. Et déjà les communicants du gouvernement tenaient absolument à faire passerun message consensuel d’une « fête du Travail célébrée par tous ».
Mais voilà que mardi les militants de la droite religieuse se découvrent une âme de syndicalistes, plus zélés que jamais dans la revendication du symbole Hached qui devenaitpour le parti islamiste « un symbole national appartenant à tous les Tunisiens ».
Manif de droite ou parachèvement de la révolution ?
A titre de comparaison, en France, le Front National défile le 1er mai, mais a sa propre marche. Une partie de l’extrême droite populiste a toujours revendiqué la défense du prolétariat, même si ses slogans sont plus xénophobes que pro ouvriers. La marche du FN reste marginale et suit invariablement un petit itinéraire connu.
Il est légitime pour la gauche et l’extrême gauche d’adapter chaque année la teneur des slogans à l’actualité sociale et politique du moment. Ce qui est beaucoup moins légitime, voire sale en tant que procédé, c’est que la droite populiste envahisse le territoire historique de la gauche, abstraction faite du prestige inhérent à la Place Mohamed Ali et au siège de l’UGTT, partiellement saccagés mardi.
Reste le contexte révolutionnaire, et il est particulier. Il recèle plusieurs « anomalies » ou spécificités à prendre en compte dans le cas de la Tunisie et de cette région du monde : comme en Egypte, elle aussi en pleine tourmente, à la révolution a succédé l’avènement au pouvoir d’un parti conservateur religieux. Quand bien même il serait réformé ou en cours de réforme démocratique, il peine à s’emparer des dates à colorations ouvrières et / ou progressistes, en se heurtant aux limites de l’idéologie (Ennahdha est du reste un parti au programme économiquement libéral).
D’un autre côté, comme toutes les institutions durant les années de braise de la dictature, l’UGTT a été domestiquée par l’ex régime. Ce qui est encore plus choquant que dans le cas d’autres entités, s’agissant en l’occurrence d’une institution syndicale. L’allégeance du prédécesseur de HoucineAbbassi, AbdessalemJrad, à Ben Ali est connue. Il n’est donc pas complètement incongru que les partisans du premier gouvernement dit « de la révolution » manifestent contre ce qu’ils estiment être une centrale syndicale non encore suffisamment reconfigurée ou débarrassée de la corruption.
Une guerre sale
C’est, là encore, une lecture incomplète des évènements si elle ne prend pas en considération certains enjeux politiques. En pleine lutte de survie contre Nidaa Tounes d’un côté, et en plein effort de prise de contrôle du maximum de leviers du pouvoir de l’autre, le leadership d’Ennahdha comprend bien que face à une opposition de gauche quasi inexistante au niveau des partis, l’UGTT est le seul contre-pouvoir sérieux, structuré, en un mot : capable d’être un empêcheur de tourner en rond.
D’où le boycott par Ennahdha de l’initiative de dialogue national quelques semaines auparavant. Un mépris qui avait déjà envenimé le débat politique, la troïka refusant que le syndicat historique s’empare autant de son rôle politique, quelques mois après des élections libres.
Pour autant, parler de tentative de renversement de l’actuelle direction de l’UGTT par la foule hostile de mardi parait un procès d’intention excessif. L’opération était manifestement plus subtile, elle fait appel aux ressorts habituels de la provocation. Quand les premiers coups de gourdins fusent, côté service d’ordre paniqué de l’UGTT, on peut entendre dans les rangs des comités de la révolution « filmez ! filmez ! ». Beaucoup jubilent, mission accomplie : les bases de l’UGTT sont tombées les pieds joints dans un piège assez grossier.
La nature de la riposte (coups de bâtons) légitimera la violence avec laquelle les syndicalistes sont chassés de leur propre fief.
Depuis, la guerre des images fait rage : intoxication, propagande, minimisation du suivi des grèves générales dans les régions, contre taux extravagants annoncés par l’UGTT… auxquels s’est ajoutée une guerre des chiffres : 40 à 60 000 manifestants jeudi à Sfax pour les UGTTistes, 10 à 12 000 seulement pour les nahdhaouis, qui martèlent à qui veut bien l’entendre que la grève générale coûtera la bagatelle de 700 millions de dinars à l’économie.
Mosquées, contre bureaux régionaux de l’UGTT
« Certains partis politiques ont noyauté l’UGTT, mus par leur haine d’Ennahdha », avance le part islamiste. Face à constat, l’anti laïcisme reprend du poil de la bête : les mosquées se re-politisent.
Alors que « le prédicateur de la cour », Béchir Belhassen, éméttait une « fatwa légale » contre la grève générale du 13 décembre en la décrétant comme « péché », Sfax endossait samedi la fonction de bastion de la « droite intégrale » : là où la droite des patrons et de la sacralisation de la valeur travail rejoint la droite ultra conservatrice patriarcale. Une association d’oulémas a pu mobiliser des dizaines de milliers de manifestants, dans un élan réactionnaire caricatural où une partie du peuple adhère à la fierté identitaire comme alternative irrationnelle aux demandes sociales.
A Tunis, une manifestation beaucoup moins suivie était organisée essentiellement par les Ligues de protection de la révolution. Elle a levé des slogans non moins religieux, favorables à la charia islamique, entre deux chants anti UGTT.
http://www.youtube.com/watch?v=NB0rOq0wO0I
Ennahdha avait aisément disposé de la gauche des idées en Tunisie, universalisme et laïcité étant des idéaux encore impopulaires dans le pays. Mais en s’attaquant à la gauche du social, le parti au pouvoir prend un risque : en flirtant avec une tentation dans l’absolu contre-révolutionnaire, il va à l’encontre des demandes éminemment sociales de la révolution du 14 janvier 2011.
SeifSoudani
iThere are no comments
Add yours