theatre

Du devenir du Théâtre Tunisien.

Le Théâtre, lieu de toutes les représentations, espace de toutes les scènes, habitacle de tous les drames. Quatrième de tous les Arts, il a de tous temps était l’abri d’une action importante, un instant « t » où se réunissent espace physique et espace temporel, acte et public. Le Théâtre donne et aime recevoir, il n’a de sens que dans la réception de son émission. Spectacle vivant, il a nourri des générations d’Hommes et enrichi spirituellement des millions d’âmes. Universel, il a parcouru tous les continents ; ses ondes et ses énergies plurielles se propagent et existent dans tous les pays.

En Tunisie, même si c’est le protectorat français qui a contribué à l’installation puis à la diffusion du théâtre, ce à partir de la fin du 19ème siècle jusqu’aux débuts du 20ème, il va sans dire que le 4ème Art tunisien a su se doter depuis d’une identité et d’une généalogie bien spécifique. Un théâtre de plus d’un siècle d’existence qui a vu filer sur ses murs une scène à la fois nationale et internationale, répondant ou résonnant par là-même aux siècles d’Histoire dont le théâtre a été un vif témoin, marquant de son empreinte, depuis l’Antiquité, l’archéologie des Mondes.

Qu’en est-il aujourd’hui, bien des années ultérieurement ? Après tant de changements générationnels, sociaux et humains ? A fortiori, ici-bas, suite à ces deux ans bien entamés de « postrévolution » et de révolte populaire encore grondante, où chaque chapitre de la société tunisienne s’est retrouvé, in fine, bouleversé ? Présentement, comment penser le théâtre sur un terrain loin d’être déblayé et désobstrué ?

Justement, l’objectif étant ici de penser un métier, une passion, un engagement et un militantisme de vie. Car nous abordons le théâtre comme étant l’écho réflecteur d’une société ; théâtre et société approchés comme deux entités consanguines d’une même lignée.

Nous avons rencontré à ce sujet quelques personnalités représentantes du secteur du 4ème Art sur la place tunisienne qui, quelque part, se démarquent par leur activisme, où l’importance de leur profession va de pair avec celle de leur citoyenneté et celle de leurs semblables. Evidemment, ce choix est non exhaustif, ni par rapport à leur parcours ni quant à leur identité. Ces protagonistes se sont portés observateurs et éclaireurs sur le sujet qui nous anime. Ils ont partagé, l’espace d’une rencontre, une discussion sur « le théâtre… ».

Des pionniers et des promoteurs pour le 4ème Art tunisien, il y en a par dizaines, de ceux qui ont une expérience étendue, brassée aux quatre coins du métissage qu’exigent leurs métiers.

« Ce » métier d’hommes et femmes « de théâtre », qui compte tellement de professionnels, et tellement d’amateurs aussi ; il aurait été évidemment impossible de les rencontrer toutes et tous. L’objet de notre réflexion est de toucher pour pointer du doigt des problématiques fondamentales qui paralysent un secteur qui a viscéralement besoin d’une harmonie et d’une communication entre ses différentes entités. Peut-elle ou pourrait-elle enfin s’incarner ?

La dissolution des troupes régionales :

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En Tunisie, il y a un peu plus que la moitié d’un siècle, le théâtre représentait quelque chose de complètement différent. Nous parlons de situations du 4ème Art qui remontent à plusieurs décennies antérieures, où les hommes et femmes de théâtre, du metteur en scène aux costumiers en passant par les comédiens, étaient correctement encadrés et ce grâce aux troupes régionales et grâce au travail et à l’engagement qu’elles rendaient. Quand il y a eu la dissolution de ces mêmes troupes, toutes ces équipes n’avaient plus où produire et se produire, ni d’espaces et de lieux où organiser des représentations. Une véritable cassure du théâtre s’opéra alors, car ces troupes régionales étaient en quelque sorte les piliers, donc les repères, du 4ème Art.

La dissolution de la majorité de ces troupes a en quelque sorte déboutonnée l’identité initiale du théâtre tunisien, car ses valeurs nationales originelles ont été éparpillées, dispersées, et ses protagonistes n’avaient tout simplement plus de travail. Ce, même pour les ressortissants des instituts d’arts-dramatiques, qui avaient jusque là comme point d’atterrissage, après leur formation académique et universitaire, les centres d’arts-dramatiques, et fondamentalement ceux des régions. Vu que les théâtres privés recrutent un peu « monsieur tout les monde », entre non professionnels et/ou autodidactes, et vu que les compagnies privées de théâtre travaillent régulièrement avec ses troupes, le formé d’hier devient progressivement le chômeur d’aujourd’hui.

Aux lendemains de Mai 68, si l’ensemble de ces troupes régionales ont été dissolues, c’est parce qu’elles créaient une dynamique de discussions, d’échanges, et de partage réflexif entre les tunisiens de différents horizons, perspectives et opinions. Cet état de fait représentait un danger palpable et immédiat pour le système et le régime bourguibien alors en place, véritable menace pour son pouvoir. Il a littéralement « frappé » en leur sein les troupes régionales indépendantes, il les a institutionnalisées pour mieux les instrumentaliser. Il les a finalement systématisées, pour mieux les contrôler.

Le système alors en vigueur, a fini par mettre en place via l’identité spoliée des ces troupes, d’autres troupes régionales qui n’en étaient pas, obéissant à une centralisation sauvage. Ces troupes sont devenues des administrations parallèles du théâtre, relevant du Ministère de Tutelle, donc relevant de l’Etat et du pouvoir en place.

Rim Hamrouni et Bahri Rahali, comédiens « indépendants », figures combattantes et combattives du théâtre militant et actif « El Hamra », évoquent avec beaucoup de nostalgie ces troupes régionales des « sixties » tuniso-tunisiens, où la géniale création habitait intrinsèquement les libertés scéniques, les activités parallèles de ces troupes augmentant leur qualité. Bahri Rahali qui est passé par la Compagnie du Théâtre du Kef dans un premier temps de sa carrière, à Tunis depuis 2005 principalement avec « El Hamra » depuis 2009, a travaillé autant avec l’étatique qu’avec le privé, comptant près de 32 pièces de théâtre à son actif.

Ayant été recruté par Ezzedine Gannoun suite à un casting, il en parle comme d’une nécessité pour le comédien, qui doit passer par un certain nombre d’étapes essentielles, comme le « casting » en tant que station de recrutement, comme les stages et autres étapes de formation par lesquels les protagonistes d’un métier doivent passer, et le théâtre est un métier comme un autre.

Bahri Rahali dénonce à ce sujet, les recrutements sauvages de certaines figures qui n’ont rien de professionnel, n’obéissant point aux normes du métier et créant par là même une sorte d’anarchie ambiante qui surplombe les secteurs du 4ème Art. Des figures enrôlées par copinages et autres amitiés de couloirs…

Bahri Rahali avoue également que, matériellement, le 4ème Art ne l’a pas aidé. Il n’a pas les moyens, par exemple, de mettre en œuvre ces projets tels qu’il le voudrait, et la catastrophe, de surcroit aujourd’hui, c’est le fait de travailler avec des troupes privées qui ne font qu’attendre les subventions du Ministère de la Culture pour créer et proposer des créations. Beaucoup de travail et de donation de soi pour très peu de contre partie. C’est bel et bien une réalité : le « théâtreux » et la « théâtreuse » qui vivent uniquement de leurs théâtres, et qui n’ont pas d’autres sources de revenus, vivent mal.

Même s’il travaille avec le « Ministère de la Culture » depuis 1978, B. Rahali affirme qu’au jour d’aujourd’hui, en 2013 c’est-à-dire 35 années après, il ne jouit d’aucun statut social, et d’aucuns revenus fixes, sans parler des aides ou des avantages minimums dont n’importe quel citoyen devrait bénéficier, pour avoir un minimum de dignité sociale.

Cela à cause du manque flagrant de lois qui protègent les métiers du théâtre, dont les protagonistes se retrouvent dans le flou et l’incertitude total quant à leur métier.

Si Bahri Rahali s’en fait ici le porte-voix, il existe à Tunis des milliers de Bahri Rahali, qui ont donné leur vie et leur jeunesse pour le théâtre, et qui n’ont, sur une échelle de mesures, aucune équivalence de monnaie rendue.

La législation des métiers appartenant au secteur des Arts-Dramatiques :

Mehdi Mabrouk,  Ministre de la Culture

Lois non respectées, non appliquées et non actualisées, elles sont le reflet de redondances et de répétitions à souhait, sans aucun changement concret. Il n’y a pas de lois constitutionnelles pour le secteur. Dans les précédentes et l’actuelle constitution du pays, les statuts des artistes restent d’un flou voir d’une absence déconcertante.

Anas Labidi, metteur en scène et comédien, producteur et membre exécutif du Syndicat National des Arts-Dramatiques, membre représentatif et exécutif, sous la tutelle du syndicat, des commissions ministérielles décisives du secteur, parle d’une absence totale de lois pour celui du 4ème Art, car le peu de celles qui existent depuis les lois de 1989, sont à revoir, dans leur totalité et ce, pour leur complétude. A. Labidi soulève à juste titre, les nombreux changements techniques et formels qui ont naturellement transformé les tenants et les aboutissants de l’univers théâtral, sans que les lois suivent. Ce qui mène à la souffrance du secteur à la limite de la schizophrénie, car composé de deux entités contraires, l’évolution matérielle sans l’évolution législative, secteur qui agonise, et qui continuera à agoniser si une profonde mutation de ces lois archaïques ne s’opère pas.

A. Labidi, a présenté au Ministre de la Culture Mehdi Mabrouk, au nom du Syndicat, la proposition de nouvelles lois qui régiront le secteur suite à une journée d’études qui réunira l’ensemble des protagonistes qui le constituent. Actuellement, il n’y a pas de lois qui protègent le créateur, il n’y a pas de lois concernant les relations de ce créateur et des circuits de production, des lois qui précisent les relations des producteurs avec le Ministère, les lois de l’octroi des subventions, de diffusion, des critères de parrainage, de partenariat, et de coopération, etc.

Anas Labidi comme ses collègues du milieu, parle de zones d’ombres incompréhensibles et insensées qui doivent être précisées d’urgence, pour le maintien et la pérennité du secteur, et non pas sa juste survie.

De plus, tachons de ne point omettre la grande problématique de ceux qui prennent des subventions du Ministère de tutelle sous l’enseigne « tenue et animation d’un espace « théâtral » », alors que leur espace n’est en définitive qu’un café ou au mieux un salon de thé qui fait office d’espace de discussions et de rencontres, mais qui ne met annuellement en place aucune représentation théâtrale qui obéisse aux normes du métier. Ces individus prennent des subventions qui serviraient à bien d’autres comme aide à la création. De vraies créations qui ne trouvent aucun encouragement ni aucun appui.

Cela n’a rien à voir avec l’évolution du théâtre tunisien qui se fait dans sa pluridisciplinarité. C’est une donnée contemporaine indubitable. Au grand damne des puristes et des conservateurs du 4ème Art, sa nouvelle identité se constitue et se matérialise dans sa diversité autant technique, que formelle, tant esthétique que professionnelle. Depuis le milieu des années 90, de manière plus flagrante au début des années 2000, encore plus aujourd’hui, les mises en scène et pièces de théâtre contemporaines proposent une fusion de plusieurs médiums.

Par ailleurs, les metteurs en scène et les acteurs ne sont plus forcément issus directement du théâtre, mais peuvent être vidéastes qui deviennent scénographes, plasticiens qui évoluent en performers/ comédiens, cinéastes qui se convertissent en metteurs en scène de théâtre, etc. Les frontières entre les disciplines artistiques s’estompent, et ce que les uns jugent comme une denrée positive et une chance pour le 4ème Art, d’autres considèrent au contraire que cette réalité nuit gravement à la pureté du « métier », et qu’à long terme, cette « mixture » et ce métissage interdisciplinaire mèneront à la disparition du « théâtre » en tant que tel.

Cependant, la vraie confusion des genres, négative et nuisible, qui s’est accaparée de la scène tunisienne depuis quelques années est bien celle des nouvelles sociétés de production, fortunées à souhait, qui fleurissent et qui produisent un peu de tout, allant du spot de pub, aux clips vidéo, des séries t.v, des émissions de téléréalité et… du théâtre. Pourvu que le produit soit commercial et soit prometteur d’un bénéfice tout autant marchand et vendeur à la fois.

Depuis la floraison de ces néo-boites de production, sans législation ni contrôle adéquat, une « bâtardise » des créations dites théâtrales s’installe sans vergogne sur la place, mais qui ne le sont plus, finalement, car elles ressemblent plus pour certaines à du « show-off » ou comment faire dans le spectacle « in ». Sans réelle mise en scène, sans réelle scénographie et sans réels comédiens, allant jusqu’à l’arrogance d’une incompétence affirmée. Celle d’être sur une scène de théâtre, alors que leurs places est ailleurs. Donc dans une ignorance de l’essence même du théâtre. Le plus grave étant qu’avec ces productions dites « théâtrales » qui ne voient le jour que grâce au pouvoir de l’argent, les vrais professionnels n’ont plus de travail.

A ce sujet, nous pouvons parler, sans exagération aucune, de « catastrophe » pour les métiers du théâtre qui à la longue, conduirait à sa totale disparition, et qui n’est finalement que la résultante du manque de lois et du manque de respect des lois qui existent déjà pour la profession. Sachant que ces dernières ne suffiront jamais à elles seules, sans évolution et sans revoyure. Avec un réel changement du cahier des charges.

Entre-temps, un grand « brouhaha » subsiste quant à l’identification du produit théâtral ou des métiers « du » théâtre, ou « propre » au théâtre, dans la mesure où beaucoup de ses professionnels font d’autres métiers en parallèle. Cela crée une indéfinition qui, d’accumulation en accumulation, ont engendré des zones d’ombres tant au niveau des lois qui régissent le secteur, que leur application et/ou leur non application.

Représentation embuée d’un secteur indéterminé qui n’a fait que s’embourber d’avantage avec la politique de Ben-Ali, suite à la politique de Bourguiba. Un Ben-Ali qui a mis en place « un » genre de théâtre pour lui, ou le théâtre de Ben-Ali. Evidemment, nous parlons ici de ceux qui le caressaient dans le sens du poil, et non de ceux qui se heurtaient à la censure, en sachant que pour bien des cas, aborder des sujets de censure voulait dire caresser dans le sens du poil.

Le théâtre de Ben-Ali a été encouragé, subventionné, aidé, partagé, diffusé puisqu’il véhiculait l’image du pouvoir en place, et l’image de ce qui devait se voir. De ce fait, et sur la praticité du terrain, les autres types ou vagues du théâtre se morfondaient en faisant, au bout du compte, faillite.

Si les commissions du Ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine continuent à accepter des projets déposés qui sont non normatifs, et opèrent une sélection juste à partir de leurs valeurs et de leurs conceptions de la « faisabilité », si elles continuent à toujours octroyer des subventions aux éternels mêmes « dossiers », si elles continuent à distribuer des cartes professionnelles sous la table, qui s’achètent avec de l’argent et se donne n’importe comment (sachant que cette sacro-sainte carte professionnelle n’offre aucun avantage dans la pratique, alors qu’elle devrait permettre un statut, une sécurité et une dignité, sans parler d’un revenu minimum d’intermittents du spectacle… une carte normalement donnée à ses demandeurs suivant des critères, tels que le nombre de spectacles, nombres de travaux individuels et collectifs…), la corruption artistique et culturelle continue et continuera a faire des victimes et des ravages.

La culture est pourtant un droit existentiel, du moins elle devrait l’être. En Tunisie, aucun vrai changement ne s’opérera tant que nous resterons dans cette période transitoire qui s’étire en longueurs, que dire alors de la vitalisation de la « culture » comme acquis révolutionnaire ?

Nous sommes maintenant jugés et emprisonnés pour nos idées, sans parler des agressions civiles et extérieures. N’oublions pas que des artistes, et tout représentant de la parole libre, ont été et sont menacés jusque dans leurs vies. Et « Faire de l’art » devient un risque dans la Tunisie d’aujourd’hui, c’est un fait.

Pour le théâtre, comme pour le reste, rien n’a changé depuis la révolution, un blocage est présent. Dernier fait saillant, à l’aube des Journées Théâtrales de Carthage, l’organisation démarre déjà avec une fausse note, la très possible re-nomination du précédent directeur des journées en Novembre 2011, M. Wahid El Saafi, 1ère édition postrévolutionnaire que ce dernier n’a pas su honorer et qui a été fortement critiquée de part la médiocrité de son organisation et de son programme.

Alors, comment se fait-il que quelqu’un qui n’a pas su faire ses preuves sur une mission précise, soit reconduit pour la même mission, sans l’établissement d’un précédent rapport d’évaluation ou d’une élection par les différentes parties concernées et non l’objet d’une reconduction à l’aveuglette, essentiellement effectuée par le Ministère de la Culture, qui n’a jamais arrêté de tout contrôler.

Le dispatching de ses représentants à la direction de différentes institutions et manifestations culturelles restent finalement toujours des postes politiques. Cela atteste encore une fois, de la non transparence des représentants gouvernementaux et de leurs alliés. Et de la médiocrité prévisible qui va en découler. A méditer…

Selima Karoui.