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Par Francesco Femia et Caitlin Werrell, directeurs-fondateurs du Centre pour le climat et la sécurité, et auteurs de « Le réveil arabe et le changement climatique ». Article en anglais, traduit par Perrine Massy

Quelle est l’étincelle qui a déclenché le réveil arabe ? La réponse la plus évidente, la plus irréfutable, est qu’un marchand de fruits tunisien, Mohamed Bouazizi, s’est immolé par le feu pour protester contre un gouvernement qui n’avait été capable ni de satisfaire ses besoins fondamentaux, ni de lui procurer un autre moyen de changer les choses. Cet événement a alimenté une révolte largement soutenue par le peuple tunisien, qui a mené à l’effondrement victorieux du règne autocratique de 24 ans du président Ben Ali. Une fois le mur de la peur tombé, un incendie populaire a embrasé le monde arabe – avec l’aide des réseaux sociaux et de médias sympathisants – d’un feu qui brûle encore aujourd’hui. L’acte de Bouazizi est donc, en effet, la cause directe du réveil arabe.

Mais une étincelle a besoin de bois sec pour s’enflammer, et il en faut beaucoup pour qu’elle reste allumée. Car sous la vague de protestation, causée essentiellement par des problèmes économiques et des déficits démocratiques, il existe une grave crise alimentaire et une grave crise de l’eau, ainsi qu’une incapacité – ou un manque de volonté – des gouvernements à agir pour régler ce problème. Et l’on observe derrière cette crise alimentaire et cette crise de l’eau des preuves de plus en plus solides et nombreuses que le changement climatique a déjà eu un impact dramatique dans le monde arabe, prolongeant sévèrement la séchessere et agissant comme un « stresseur » significatif sur une région dont les ressources en nourriture et en eau sont déjà sous pression.

Prenez la Syrie. Comme nous l’avons indiqué dans un article paru en mars dernier, jusqu’à 60 % des terres syriennes ont connu, entre 2006 et 2011, selon un expert, « la pire sécheresse de longue durée et la plus grave série de mauvaises récoltes depuis la naissance des civilisations agricoles dans le Croissant fertile, il y a de cela des millénaires. » Le régime Assad a aggravé la situation, en subventionnant un blé gourmand en eau et la culture du coton, et en encourageant des techniques d’irrigation inefficaces.

Une étude de cas spéciale issue du Rapport d’évaluation mondial sur la réduction des risques de catastrophe de 2011 révèle que, parmi les Syriens les plus vulnérables dépendant de l’agriculture, « près de 75 % d’entre eux […] ont subi la perte de l’intégralité de leurs récoltes ». Les éleveurs du Nord-Est ont perdu environ 85 % de leur bétail, affectant 1,3 million de personnes. Un rapport de l’ONU estime lui que deux à trois millions de personnes ont été réduites à l’extrême pauvreté. Cela a provoqué un exode massif de fermiers, d’éleveurs et de familles rurales dépendantes de l’agriculture des campagnes vers les villes – des villes qui font toujours face à un afflux de réfugiés irakiens, faisant peser des contraintes et des tensions supplémentaires sur une population déjà sous pression et privée de ses droits. Et tout cela s’est produit avant que ne débute la révolte syrienne dans la localité agricole et rurale de Deraa, un endroit touché particulièrement durement par cinq années de sécheresse.

Dans l’ensemble du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, la période qui a immédiatement précédé le réveil arabe s’est caractérisée par une augmentation des prix alimentaires, en partie causée par d’extrêmes sécheresses en Chine, en Russie et en Asie centrale – des sécheresses dont de récentes études montrent qu’il est hautement probable qu’elles soient liées au changement climatique. La Tunisie, l’Égypte, la Libye et le Yémen, pays qui ont tous connu de larges mouvements de contestation, font également partie des dix pays les plus importateurs de blé au monde, ce qui les rend très vulnérables aux chocs affectant le marché mondial du blé.

Examinons le cas de l’Égypte. Pendant l’hiver 2010-2011, comme l’a constaté le Dr Troy Sternberg, de l’université d’Oxford, « en Chine, une famine hivernale, de celles qui ne surviennent qu’une fois tous les cent ans, a provoqué une réduction des stocks de blé, ce qui a contribué à la pénurie mondiale et fait monter en flèche les prix du pain en Egypte, le plus gros importateur de blé au monde ». Associée à une politique de subvention du pain corrompue et inefficace, cette flambée des prix a élargi l’attrait de la révolte égyptienne, qui s’est diffusée au-delà des centres urbains.

La Tunisie, qui, en comparaison avec ses voisins de l’est et de l’ouest, a connu une sécheresse moins intense, est toujours hautement dépendante des importations de blé venu de régions qui souffrent de conditions climatiques difficiles et de stress hydrique. Dans ce contexte, les prix alimentaires sont considérés par des experts tunisiens, tout comme par l’ancien président de la Banque mondiale Robert Zoellick, comme un « facteur aggravant » lors des récents troubles – constatation renforcée par le fait que les manifestants brandissaient des baguettes durant les émeutes de janvier 2011.

Les augmentations attendues, en termes de fréquence et d’intensité, d’événements climatiques tels que les sécheresses chinoise et russe de 2010-2011, conséquences du changement climatique, feront probablement plus, à tout le moins, que simplement « aggraver » les demandes des populations pour une plus grande sécurité alimentaire.

Le changement climatique a-t-il été la cause directe du réveil arabe ? Est-ce le réchauffement de la planète qui a directement poussé Mohamed Bouazizi à s’immoler sur les marches d’un bâtiment gouvernemental ? Bien sûr que non. La réalité n’est pas aussi simple. Mais le changement climatique a effectivement favorisé de longues sécheresses au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ainsi que dans les pays dont dépend cette région pour son alimentation. Cela a, de façon significative, mis sous tension la sécurité alimentaire et en eau, anéantissant les moyens de subsistance de millions d’Arabes. Ne pas prendre en compte le changement climatique et la question des ressources naturelles, et se concentrer uniquement sur les causes politiques et sociales des troubles, est ignorer un problème crucial dans la région – un problème qui existait déjà avant le réveil arabe, et qui continuera à exister après qu’il ait suivi son cours. Le défi des nouveaux gouvernements sera de reconnaître l’effet « stressant » du changement climatique sur la vie quotidienne, et de prendre des mesures pour l’atténuer et s’adapter à ses conséquences.

En un mot, l’histoire entière doit être racontée si le monde arabe veut bâtir un futur plus libre et plus fort. Et le changement climatique fait partie de cette histoire.