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C’est un moment privilégié dans l’histoire d’une nation que celui de se donner des principes fondamentaux relatifs à l’organisation des pouvoirs. Ce moment est d’autant plus important qu’il va déterminer la future image du pays qui vient de renaître de ses cendres à la suite d’une grande lutte contre la dictature couronnée par la chute du régime corrompule 14 Janvier 2011.

En effet, l’écriture d’une constitution marque un événement majeur dans l’histoire d’un peuple, car elle représente une opportunité unique pour établir une politique participative et pour organiser le pouvoir suivant les normes démocratiques qui garantissent la souveraineté populaire, la citoyenneté constructive et la pluralité.

Bien avant les temps modernes, Aristote rappelle dans sa Politique (ouvrage écrit vers 335 av. J.-C.) la grande réputation qu’avait la constitution carthaginoise qui « renfermant de nombreuses dispositions sortant de l’ordinaire » marque « une preuve de la sage ordonnance du gouvernement carthaginois ».

Ce constat a permis au grand philosophe de présenter le système institutionnel des carthaginois en parallèle avec les institutions politico-administratives de quelques Polis du monde grec antique comme Sparte et la Crète. De même, le système législatif de l’empire carthaginois était loué par de nombreux auteurs latins qui mettaient en avant sa « réputation d’excellence ». Ces observations prouvent l’immense richesse du patrimoine constitutionnel tunisien dont l’histoire remonte à plus de 2000 ans.

A) Le 19ème siècle et la première expérience constitutionnelle de la Tunisie moderne :

Contrairement à beaucoup de pays arabes, la Tunisie a connu la modernité avant de subir la colonisation. C’est là un phénomène marquant parce qu’il a des répercussions directes sur notre mémoire collective. Les réformateurs du 19ème siècle ont rêvé d’un autre monde où le tunisien serait à même de relever le défi européen. Il leur fallait réduire l’avance prise par l’Occident et la réduire en cas de succès à néant. Ils virent dans la modernité et le progrès l’image de leur propre devenir dans le dessein de rattraper le temps perdu.

Ainsi, avant 1881, date du traité de Bardo qui installe le protectorat français sur le sol de la Régence de Tunis, notre pays était le théâtre d’un audacieux mouvement de modernisation.

En effet, la Tunisie était dans l’avant-garde avec l’apparition de la déclaration des droits de l’homme sous le nom du Pacte fondamental (‘Ahd el-Amen) qui a été promulgué par un décret beylical le 10 Septembre 1857, promulguant la sécurité des personnes et des biens de tous les tunisiens (article 1) ; l’égalité de traitement en matière fiscale devant la loi (article 2) ; l’égalité de traitement devant la justice entre musulmans et non musulmans (article 3) ; le respect des pratique religieuses des non musulmans (articles 4 &6) ; la réglementation du service militaire (article 5) ; l’égalité de tous les sujets devant la loi (article 8) ; l’institution d’un tribunal de commerce (articles 7 & 9) ; ainsi que la liberté pour les étranger de posséder des biens sur le sol tunisien et de pratiquer tout métier à condition de respecter les lois du pays (articles 10 & 11).

Dans le paysage politique de l’époque, les réformistes étaient univoques, légalistes ; ils prêchaient que la transformation politiques constituaient le préalable à l’émancipation sociale et la véritable réforme était escamotée, déviée des principes fondateurs, comme le montraient les mesures adoptées en 1861.

La mise en œuvre des réformateurs tunisiens reposait sur des lois et des textes juridiques : Le 26 Avril 1861, la Tunisie connaissait la première constitution dans tout le monde musulman qui établissait un partage du pouvoir entre le Bey et ses ministres, et accordait de large prérogative au Grand Conseil (al-majlis al-akbar) formé d’une soixantaine de dignitaires.

La promulgation de ce premier texte constitutionnel pour le monde arabo-musulman a eu lieu dans la grande salle du Palais de Bardo dans une grande pompe, en la présence du Mohamed Saleh Bey, de sa famille, de ses ministres, des notables du pays et des consuls des pays étrangers. En limitant, le pouvoir du Bey, la constitution (Kanoun al-dawla al Tounisia)n’annihilait en rien l’importance de l’État. Néanmoins, les tunisiens ne passèrent pas de la condition de sujet (raiya) à celle de citoyen (mouwatin).

B) La deuxième expérience constitutionnelle : la Constitution de la Première République :

Le mouvement national n’a cessé depuis les années 1920 de réclamer à l’autorité française d’élaborer une constitution pour le pays. En effet, depuis la proclamation de l’indépendance intérieure en 1955, l’État tunisien naissant s’est empressé de transformer ces revendications populaires en une réalité matérielle. C’est pour cette raison que Mohamed Lamine Bey a promulgué un décret qui date du 29 Décembre 1955 stipulant la création d’une Assemblée Nationale Constituante (majliskawmitâ’sisi) afin de rédiger la nouvelle constitution du pays.

Les résultats des élections qui ont été organisée le 25 Mars 1956, c’est-à-dire 5 jours seulement après l’accès à l’indépendance totale, ont donné la réussite du « Front National Tunisien » composé du Néo-destour, de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens, de l’Union Générale du Commerce, et de l’Union Nationale des Agriculteurs Tunisiens.

L’Assemblé Nationale Constituante a tenu sa première réunion le 8 Avril 1956, pour élire Habib Bourguiba président de cette assemblée jusqu’au le 14 Avril de la même année où ce dernier est appelé par le Bey pour présider le premier gouvernement tunisienne après l’indépendance ; ainsi Jallouli Farès devint le président de l’Assemblée. Le 25 Juillet 1957, l’Assemblée supprime la monarchie husseinite, à la tête du pays depuis 1705, et annonce l’établissement du régime républicain.

Sans doute, la question centrale qui méritait la grande attention des députées de la Constituante était la question identitaire qui était évoquée dans l’improvisation durant les premières séances des débats. Ainsi, la solution trouvée est d’insister à la fois sur l’islam, l’arabité, la solidarité maghrébine, la langue et l’Histoire. Sur les fondements de la souveraineté populaire, de nombreux principes vont s’imposer d’eux même pour constituer les bases du nouveau régime politique et dont la liberté, l’égalité, la justice sociale constitueront le socle idéologique de la constitution républicaine. Celle-ci fut annoncée lors d’une cérémonie solennelle tenue le 1er Juin 1959.

Néanmoins, ce que l’on peut remarquer à ce propos, c’est que les législateurs au sein de l’Assemblé Nationale Constituante ont opté pour le choix du système présidentiel qui dote le président de la république des pouvoirs très étendue ce qui a guidé vers un régime autoritaire et « néo-patriarcale », basé sur l’étatisation de la société ; la privatisation de l’État par les élites gouvernementales et la clientélisation du corps social.

C)La constitution de la deuxième république et le défis révolutionnaire :

L’écriture d’une constitution obéit à des procédures de travail bien précises : plus ce texte est méthodique, plus il devint possible de déterminer comment s’opérera correctement l’écriture de la constitution.

Dans la Tunisie post-révolutionnaire, les commissions permanentes de l’Assemblée Nationale Constituante sont chargée de produire chacune un chapitre du projet de la constitution. L’ensemble de ses projets de chapitres sont ensuite transmis au comité mixte de coordination et de rédaction du texte constitutionnel qui est chargé de la compilation de ses différentes parties et de leurs harmonisations.

En effet, l’analyse des procédures de travail de l’instance constituante est indispensable pour déterminer à quel moment l’intervention de la société civile pourra être efficace. Cela inclut également la connaissance du calendrier des discussions sur lesquels la société civile veut influer, ce quipermettra à l’intelligentsia nationale de préparer en amont les propositions qui pourront être faites.

La réalisation de cet objectif impose de connaître, au préalable, non seulement les interlocuteurs auxquels il faut s’adresser au sein de la constituante, mais également les modalités de fonctionnement de cette dernière.

À ce stade il faut rappeler que l’organe constituant est la seule instance légitime pour rédiger le texte constitutionnel mais la participation de la société savante et de la société civile peut inclure des suggestions et des propositions pour enrichir le débat à fin de rependre aux objectifs de la Révolution et de réaliser la transition vers un régime démocratique, stable et pluriel.

Resitués ainsi dans le registre d’intelligibilité constitutionnel, les expériences historiques ne prennent sens que si la constitution est pensée comme un instrument de limitation du pouvoir. Or, cette représentation présuppose une fonction politique particulière de la constitution (limiter le pouvoir) qui n’appartient pas à l’essence de la constitution mais qui a été forgée par l’histoire au gré des besoins stratégiques des hommes politiques et stabilisée ou rationalisée par la doctrine.

Pour les positivistes par exemple, la constitution est, simplement, ce document particulier qui organise le statut de l’État et dont la validité juridique tient à son rapport à la norme fondamentale hypothético-déductive qui énonce qu’il faut obéir à la constitution ; non pas à la constitution qui limite le pouvoir, mais à la constitution quel que soit son contenu. Car, pour les positivistes, la fonction politique d’une constitution est une question de politique, non une question de droit, et donc une question indifférente à la qualité et à la validité de la constitution ; juridiquement, le terme « constitution » couvre tout document organisant le statut de l’État, que ce document organise la séparation ou la confusion des pouvoirs, qu’il reconnaisse ou non les droits fondamentaux, qu’il limite ou facilite l’arbitraire du pouvoir.

Evidemment, dans cette compréhension-là du mot « constitution », le terme n’implique pas la démocratie et le constitutionnalisme n’est qu’une doctrine énonçant la nécessité d’une constitution formelle.Pour continuer dans la mise au jour des présupposés, les cas précédents ne prennent sens que si la constitution est pensée comme une norme, c’est-à-dire, du droit et du droit dur énonçant des commandements, des interdits, des obligations de faire ou de ne pas faire. Or, cette représentation présuppose une normativité de la constitution qui n’appartient pas à la texture du document mais qui est construite par les acteurs sociaux, et en particulier l’acteur juridictionnel.

Pour les réalistes, par exemple, la constitution est, simplement, un ensemble de mots « marks on papers » au mieux, des « propositions subjectives de normes » pour reprendre la formule de Hans Kelsen, mais pas une norme.

La constitution « ne dit rien », écrit ainsi Pierre Avril ; elle devient une norme par le travail d’interprétation des mots produit par ceux qui en font usage et en priorité les spécialistes ; la norme n’est pas dans l’énoncé textuel de la constitution, elle est dans la signification allouée à cet énoncé.

Dès lors, si la constitution ne dit rien, elle ne peut informer sur la qualité démocratique d’un régime politique comme elle ne peut être une limite ou une contrainte pour l’exercice du pouvoir.L’intérêt de ce retour préalable sur les présupposés juridiques est de faire apparaître que, contrairement aux idées reçues, constitution et démocratie ne sont pas des notions consubstantielles.

En d’autres termes, les notions de constitution et de démocratie ne sont mises en relation que dans le cadre épistémologique d’une doctrine, le constitutionnalisme, qui pense la constitution comme moyen de la démocratie, c’est-à-dire « la démocratie par le droit ». En effet, une constitution est, d’abord, un texte écrit et cette écriture des règles d’exercice du pouvoir permet au peuple de voir si la pratique du pouvoir s’inscrit ou non dans le respect du texte et, le cas échéant, de sanctionner une violation. Ce qui est le projet explicite de la société tunisienne post-révolutionnaire affirmant rédiger une constitution innovante afin que les actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés.

Une constitution est, ensuite, un texte qui organise la séparation des pouvoirs dont le mécanisme interne (poids et contrepoids) empêche pratiquement une institution de confisquer tous les pouvoirs, produisant ainsi un équilibre institutionnel favorable à la liberté politique des citoyens.

Une constitution est, enfin, un texte qui énonce les droits dont les citoyens peuvent se prévaloir pour réclamer contre les agissements des pouvoirs publics afin de réaliser la démocratie qui garantisse « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».