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Photo : leaders.com.tn

À l’occasion de la visite en Tunisie du président français, annoncée puis reportée, j’ai pu recueillir auprès de notre peuple, depuis quelque temps, son sentiment sur cette visite et le message qu’il souhaitait transmettre lors de sa visite à l’ami de France.

C’est que nous sommes à l’âge des foules, un moment d’effervescence sociale où le pouvoir institué habituel, l’autorité d’État, compte moins que la puissance sociétale ; le premier, quoiqu’institué, ne représentant plus ou si peu le vrai titulaire de la légitimité, le peuple et sa puissance instituante. Aussi, c’est le peuple et le peuple seul qui représente aujourd’hui la Tunisie, la vraie.

On la voit prise et éprise des sens débridés de ses foules et de leurs communions affectuelles. Et c’est ainsi que se fait aujourd’hui la politique. Sa conception classique avec les catégorisations antédiluviennes et son cartésianisme marqué par la classique figure de l’homo sapiens n’a plus cours, et la classe politique dans sa forme d’antan n’a nulle prise sur un réel qui lui échappe dans l’afoulement et l’effervescence de l’homo eroticus, emblème de l’époque postmoderne.

La libido est ainsi dans la rue, toutes les rues du printemps arabe, notamment en notre pays qui a eu l’honneur de donner le la au pas de danse sociale, cette gigue de la postmodernité aux couleurs de la fête. Elle est dionysiaque quand elle est assumée ; ce sont alors les flash mobs et la jeunesse qui danse le Harlem Shake ; mais elle est aussi bachique, versant dans le tragique des bacchanales, quand elle est contrariée.

Parlant ici de libido, il s’agit bien entendu moins de ce que désignait le concept freudien d’un point de vue purement quantitatif, soit l’énergie psychique et particulièrement sexuelle des pulsions des individus, mais surtout de toute forme d’énergie psychique, quel qu’en soit l’objet, comme cela s’est imposé depuis Jung.

Fondement de la psychologie des foules, cette libido est au cœur de la puissance sociétale désormais seule force instituante, le pouvoir de l’État, le pouvoir institué, passant désormais en second plan, devenant accessoire. Qu’on en prenne conscience ou pas, qu’on réalise que l’ordre ancien bien connu avec ses classes et ses hiérarchies est bien fini importe peu. Ce qui est évident est que la fin du pouvoir des élites manifeste une faim des masses à user de leur pouvoir, qu’elles ne cèdent plus dans le cadre d’un contrat périmé, entendant désormais l’assumer en une nouvelle forme du vivre-ensemble basée sur un pacte puisant dans la culture des sentiments et des affects.

Dans le sillage du principe de Peter formulant que l’élévation dans la hiérarchie est fonction du niveau d’incompétence, le peuple de notre époque postmoderne n’a plus confiance en ses élites. Il a enfin pris conscience de sa propre compétence issue d’une sagesse populaire ancestrale, base d’une connaissance ordinaire désormais consacrée et d’une raison sensible détrônant tout scientisme, tout cartésianisme réducteur avec sa raison raisonnante, qui ont pourtant donné la modernité occidentale désormais dépassée.

C’est de cette dimension plurielle du social, avec la prise en compte de l’imaginaire du peuple, de l’émotion des masses, de leurs affects et du sensible de leurs actes et de leurs pensées dans les pratiques banales de la vie quotidienne, qu’il importe de prendre compte. Cela est d’autant plus aisé qu’il se fait moyennant une approche compréhensive du phénomène social dégagée des pensées convenues, surtout de la docte ignorance des uns et de la sainte connaissance des autres.

M’instruisant donc auprès de ce peuple à l’intelligence remontant à la nuit des temps, je ne me lasse pas de l’entendre vivre et de l’écouter filer la métaphore journellement. Aussi, le projet de visite de l’illustre hôte de la Tunisie aussitôt connu, l’avais-je sondé ; et voilà ce qu’il me dit en une adresse informelle de la part du peuple de Tunisie à celui de France.

Son adresse commence par rappeler que pour lui, malgré ses zones d’ombres de plus en plus étendues, le grand pays qu’est la France demeure en bonne place dans son cœur. Il y est, tient-il à préciser, à l’instar de la capitale de France, où il fait bon même au cœur de l’orage, où il fait clair même au cœur de la nuit, ce Paris n’étant Paris qu’arrachant ses pavés.

Dois-je préciser que mon peuple ne cite pas ici forcément Aragon, mais il parle aussi poétiquement que lui, puisqu’il puise dans un vécu suintant la poésie à tout coin de rue, et s’identifiant tellement à son prochain qu’il y fait fusion, voyant autrui, avec la lumière qui est en lui, comme soi-même, ses yeux rêveurs et son âme brillant d’amour pour l’altérité. Ainsi confond-il volontiers Paris et Tunis ou le moindre patelin de son beau pays ; et ainsi, tout spontanément, prend-il les accents du Fou d’Elsa !

C’est divin d’entendre pareille socialité parler de la sorte, même si sa voix demeure à peine audible faute de capacité chamanique chez nos élites dépourvues de transcendance immanente ou descendante dans le peuple du fait de sa mégalomanie ascendante, paranoïaque.

Il y a même dans ce pays, depuis son Coup du peuple, quelque chose du divin social au sens durkheimien ; et c’est à ce divin social que l’on a affaire à chaque manifestation, sit-in et même trouble en Tunisie. Mes compatriotes ne cherchent rien d’autre en se fondant dans la foule, paisible ou belliqueuse, que de se perdre dans le grand ensemble sociétal, de communier dans un grand déballage d’émotions, une grande fête aux contours du pays. Et, si c’était possible, du monde entier !

C’est le propre de sa religion fondamentalement populaire, une spiritualité où la fête est consubstantielle au sacré. C’est en cela que la Tunisie populaire a renoué depuis sa révolution avec ses origines religieuses, bien moins cultuelles que culturelles, contrairement aux apparences. Le grand sociologue de France, Émile Durkheim, ne disait rien d’autre en assurant ne voir dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement.

Bienvenue donc, Monsieur le président, dans la Tunisie hors des palais de la République, une Tunisie se situant au-delà de la religion altérée des tenants d’un certain islam institué, par-delà les manifestations des uns et des autres trop longtemps sevrés de liberté pour se retenir de verser dans l’excès ; et les excès s’enchaînent et se multiplient.

En Tunisie, aujourd’hui, assure notre peuple, il n’y a pas une vérité unique à dévoiler, il y a une constellation de vérités, qu’on unifie abusivement ainsi qu’on le fait pour le désordre afin d’entretenir une peur propice aux intérêts de ceux des élites et des clercs qui en usent. Ainsi, on le fait également pour le prétendu déséquilibre qu’on unifie pour sauver le pouvoir mité d’une opinion qui n’est pas publique mais juste publiée, ce qui ne lui donne pas nécessairement véracité, même si cela lui assure quelque illusoire autorité.

Car, bien évidemment, en cette ère des foules, en notre nouvelle Tunisie, il n’y a que des ordres et des équilibres multiples. Or, il vous appartient, Monsieur le président du grand pays ami de la Tunisie, comme il appartient à vos partenaires dans le concert européen, que ces ordres multiples — tant décriés et pourtant salutaires — fassent de nouveau un nouvel ordre sur des bases solides. Il vous est loisible, moyennant une politique clairvoyante, aussi soucieuse de vos intérêts que de ceux de la Tunisie, que les équilibres interstitiels et imperceptibles des pensées formatées à l’ancienne se résolvent en un nouvel et seul équilibre, mais qui soit véritablement homogène, ne faisant pas sacrifier les intérêts de la majorité du peuple à une minorité privilégiée.

La Tunisie ne peut certainement pas vivre hors de son milieu géostratégique, mais celui-ci ne saurait que tirer avantage d’un pays démocratiquement stabilisé, d’un peuple communiant dans une démocratie qu’il pratique tous les jours avec son penchant inné de la contradiction et son esprit frondeur et libertaire. À ce pays ne manquent que des institutions solides aptes à encadrer l’avènement de la démocratie qu’on n’a pas eu besoin d’inventer puisqu’elle était déjà là. Or, pareilles institutions ne peuvent naître et croître dans une réserve ; et elles n’ont de chance de se stabiliser qu’en étant articulées à un système démocratique ayant fait ses preuves.

Pareil système existe pourtant au voisinage de la Tunisie nouvellement démocratique ; c’est l’Europe, qui a intérêt que la démocratie en Tunisie n’échoue pas. Pour cela, il est impératif que l’on arrête avec la langue de bois habituelle pour regarder les choses en face. Dans un monde interdépendant, une démocratie naissante, aux portes de l’Europe qui plus est, doit être traitée comme une jeune pousse et incorporée à un espace commun de démocratie ; ce qui suppose bien plus que des aides financières. Cela implique, en effet, une articulation plus sérieuse au système ayant fait ses preuves, une intégration faisant fi des appréhensions et des arrière-pensées. C’est que la démocratie tunisienne est encore fragile et ne saurait résister aux assauts qu’elle subit aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur qu’en relevant d’un système démocratique.

Il a été déjà proposé par des voix autorisées l’adhésion de la Tunisie à l’Europe ; et j’ai dit que cela pouvait se faire aussi, et pour commencer, dans le cadre d’un espace méditerranéen de démocratie. Dans l’attente, il est impératif de reconnaître aux Tunisiens, comme acquis de leur révolution et signe éminent de leur maturité, le droit de circuler librement. Et cela peut se faire immédiatement sous l’empire du visa biométrique actuellement en vigueur moyennant sa transfiguration en visa de circulation. Ce ne serait alors que justice, puisque le système du visa biométrique viole la souveraineté de l’État tunisien.

Certes, pareille révolution dans les mentalités et les pratiques nécessitera du temps, les instances européennes récalcitrantes devant prendre conscience que leur politique actuelle est suicidaire, car elle compromet leurs propres intérêts et dessert la paix en Méditerranée. Aussi, la France et la Tunisie peuvent commencer d’ores et déjà à esquisser les contours d’un pareil espace dans le cadre de la francophonie. Et quelle belle manière cela sera de saluer ainsi l’attachement viscéral de la Tunisie à la cause francophone ! De plus, une telle dimension politique donnée à un mouvement qui s’essouffle ne saurait que le relancer, lui donnant une seconde jeunesse.

Cela, les autorités provisoires du peuple ne vous le diront pas, Monsieur le président ; mais le peuple n’en a cure ; lui, il le dit aujourd’hui, car non seulement il le croit, mais il le traduit en gestes inamicaux et en pensées d’inimitié. Soyez donc l’interprète auprès des autorités européennes de ce que le peuple désire le plus : une liberté de mouvement synonyme d’assomption de sa dignité, et qui coupera l’herbe sous les pays de ceux qui cultivent la haine en usant du désespoir des jeunes, exploitant à fond et par tous les moyens leur dépit si profond à l’égard d’un Occident jugé pour le moins arrogant.

Que vous dit encore le peuple de Tunisie, Monsieur Hollande ? De l’écouter bien plus que vos interlocuteurs officiels ; c’est qu’eux, ils ne vous parleront pas nécessairement sa langue. Ils ne vous rappelleront pas, par exemple, ou à peine, votre promesse de campagne de transformer en don la dette tunisienne à l’égard de la France.

Surtout, ils ne qualifieront pas de scélérate et odieuse la dette de l’ancien régime, étant fiers de pouvoir vous dire à quel point ils tiennent, en bons gestionnaires, à honorer la signature souveraine du pays, quitte à faire courber l’échine à leur peuple pour plaire aux gourous de la finance libérale. Or, quand on sait que le libéralisme plonge racine en religion, qu’elle soit protestante ou musulmane, on comprend à quel point on a affaire, même en politique, au domaine du dogme et de la vérité divine.

En ce pays où la première satisfaction des exigences populaires aurait dû être la dénonciation d’office de pareilles dettes scélérates, une commission d’audit a été créée pour la forme pour être finalement enterrée. Le socialiste que vous êtes dirait-il quelque chose, ne serait-ce que pour le principe sur ces questions, même si elles relèvent de la souveraineté des États ? Mais c’est le peuple souverain qui vous le demande, et sa souveraineté est bien supérieure à celle des autorités provisoires qui ne parlent qu’accessoirement en son nom. Alors, écouterez-vous le vrai souverain, et donnerez-vous raison au roi clandestin de la sociologie compréhensive ?

Vous parlerez certainement de relance de l’économie ; que ferez-vous concrètement ? Vous savez qu’aujourd’hui, avec l’imaginaire qui agit en nous bien plus que nous n’agissons selon notre volonté, il faut des mesures chocs pour influer sur cet imaginaire et donner lieu à des actes sensés. Le peuple tunisien voit refluer en lui la formidable volonté née de la révolution de transformer son réel, sa vie de tous les jours, et il en rend responsables le capital international et ceux qui le servent, reproduisant chez lui le modèle économique libéral.

Le libéralisme — et vous le savez bien — ne saurait fonctionner correctement en se basant sur un seul pied ; il ne peut plus être qu’économique, étant à la base politique. Aussi, il est autant aberrant qu’immoral qu’il soit aujourd’hui réduit à l’ouverture des frontières aux marchandises et non aux hommes. Or, une des marques de la postmodernité est la libre circumnavigation virtuelle et bientôt réelle. Soyez donc et agissez dans le sens de l’histoire !

Monsieur le président, si les dirigeants de ce pays ont manqué de courage, n’ayant pas eu la volonté de doter la Tunisie d’une politique révolutionnaire à la hauteur de ses attentes, le peuple, lui, ne manque ni de l’un ni de l’autre, et c’est au nom de ces qualités réveillées en lui qu’il vous le dit, par cette adresse, en marque d’estime et de bienvenue.

Merci donc, Monsieur le président, d’écouter le peuple de Tunisie ; ainsi l’honorerez-vous en ce qu’il a de plus cher, sa sagesse ancestrale qui n’a d’égale que ce qu’on a qualifié d’esprit français. Et bienvenue en Tunisie, à jamais libre, tolérante, accueillante et ouverte à altérité ! Aidez donc à ce qu’elle le reste.