Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

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Les trois Femen ont été libérées dans la nuit du 26 au 27 juin 2013 suite à un procès en appel. Elles ont regagné l’Europe le jeudi 27 au matin. Elles ont exprimé publiquement leurs « regrets », disant ne pas avoir « mesuré la portée de leur action en Tunisie »… puis leur « dé-regret », lors d’une conférence de presse organisée à Paris. Elles ont ainsi expliqué qu’on les avait forcées à s’excuser, estimant ainsi être plus utiles à Amina en liberté qu’en prison. Amina dont le délibéré aura lieu demain 11 juillet 2013.

La pression internationale a été encore une fois très efficace. La Tunisie a encore raté une occasion de “sauvegarder” sa souveraineté. Et pour cela il aurait suffit de les libérer dès le premier procès.

Les militantes ont, dans la foulée, décrit les conditions de détention des prisonnières dans les geôles tunisiennes. Certes, sous Ben Ali, elles n’étaient jamais venues, elles ne pourront donc pas comparer un avant/après. Et c’est sans aucun doute qu’on peut dire que les prisons tunisiennes n’étaient pas plus joyeuses avant que maintenant.

Nous ne cessons de dénoncer la surmédiatisation des Femen en Tunisie, et probablement que cet article y contribue. Mais c’est après avoir pris part à un ensemble d’échanges que j’ai décidé de rédiger cet article.

Je vais tenter d’apporter des éléments de réponse à un mouvement qui a suscité de l’intérêt, des questionnements et du rejet.

Qui sont les Femen ? Quels sont leurs modes d’actions ? Leurs revendications ? Leur influence concrète sur le terrain militant et politique aujourd’hui ? Et le corps dans tout ça ? Servent-elles la cause des femmes ? Leur relation avec les médias ? Leur relation avec la loi ?

Qui sont les Femen ?

Les « Femen » est un groupe transnational contestataire féministe né en Ukraine, à Kiev, en 2008, fondé par Anna Hustol et présidé actuellement par Oksana Chatchko et Alexandra Chevchtchenko. Elles regroupent actuellement environ 300 personnes à travers le monde. Adeptes d’un féminisme radical, d’un “sextrémisme“, elles mettent en place des actions seins nus dans la rue qu’elles appellent “topless djihad” avec pour objectif de dénoncer le sexisme, la misogynie, l’oppression de la femme, la prostitution et d’autres causes qui mettent plutôt d’accord les féministes comme les non féministes.

Les causes pour lesquelles elles annoncent se battre ne sont pas contestables, ce sont des causes nobles. Néanmoins, il va s’en dire qu’il ne suffit pas d’avoir des causes nobles pour atteindre des objectifs palpables et tangibles. Il faut tout d’abord avoir une stratégie claire, un travail de surface et de fond et une connaissance approfondie de la société dans laquelle on compte mettre en place ses actions et atteindre ses objectifs.

Les Femen ne se contentent pas de lutter pour le “droit des femmes” ; elles disent aussi lutter pour la démocratie, les droits humains, contre l’influence des religions dans les sociétés, pour la protection de l’environnement, etc. Bref, elles luttent pour tout.

La question est : suffit-il de montrer ses seins ? De “choquer” par le corps ? De crier des slogans seins nus pour faire avancer la question des femmes, des droits de l’homme, de la démocratie, de l’environnement, etc. ? Lutter pour tout, agir sur quoi ?

Agitation, illusion d’action

Leurs multiples revendications se noient dans une multitude d’agitations ; l’agitation ou l’illusion d’action.

L’action des Femen souffre de se revendiquer de tout au risque de ne rien défendre. Soyons concrets un moment. Le mouvement, qui existe depuis 2008, et qui s’est fait connaître par des actions ‘”coup de seins’” a fait peu, voire pas avancer la cause des femmes, des droits de l’homme ou même de l’environnement.

La multitude des revendications, qui se rajoute à une absence de discours politique, d’actions sur le terrain au plus prés des concerné(e)s, de concertation avec les populations et au moins avec les associations féministes, les associations droit-de-l’hommiste ou les associations de protection de l’environnement leur vaut un échec de leur impact matériel et substantiel auprès de celles et ceux qui souffrent le plus des maux qu’elles dénoncent. De fait, elles ne font ni “changer” les mœurs, ni “modifier” la loi, ni les conditions de vie de ceux et celles qu’elles estiment défendre à travers le monde, et cela sur aucune des causes qu’elles mettent en avant.

A titre comparatif, je pense à une mesure “choc” pour l’époque. En 1971, en France, le “Manifeste des 343 salopes” avait réunit les signatures de 343 femmes en faveur de l’avortement, et qui affirmaient en public s’être fait avorter… s’exposant donc à des poursuites pénales. La loi de l’époque datait des années 20, et parallèlement à cela les avortements clandestins étaient compris entre 500 000 et 1 million par an. La revendication qui arrivait juste après Mai 68 avait un objectif qui fut malgré tout atteint après des luttes politiques acharnées dans une société française conservatrice, à savoir celui de la dépénalisation de l’avortement en France.

Si l’on veut comparer cette mesure “choc” aux actions “choc” des Femen actuelles pour en soustraire les différences majeures, on peut premièrement noter que le mouvement des “343 salopes” était un mouvement qui se concentrait sur une revendication : le droit à l’avortement. Deuxièmement, le mouvement était endogène, et non exogène comme c’est le cas pour les Femen aujourd’hui, et celui-ci reposait sur une demande populaire, en phase avec une population où, malgré la loi pénalisant l’avortement, les femmes le pratiquaient soit clandestinement (avec parfois une prise de risque pour leur vie), soit à l’étranger. En Tunisie, le droit à l’avortement sur un fœtus de moins de 3 moins est en vigueur depuis 1973.

Les Femen ont eu pour avantage de faire parler de la question du corps et de la nudité. Mais alors, tout ça pour parler du corps ? Quel est donc leur discours sur le corps ?

Le corps se forme parce qu’il se conforme

Le corps, pauvre corps … Trop caché il choque, dénudé il choque.

Les Femen ont fait le choix d’utiliser leurs seins, leur buste, pour faire entendre leurs messages. Le corps nu comme support de transmission est-il en capacité de faire aboutir une cause, de transmettre un message ? Si l’objectif n’est pas de faire aboutir la cause féministe en général, la question se résume-t-elle à replacer le corps au centre de l’actualité ? Est-ce qu’exposer le corps de cette manière suffit pour démystifier un tabou de société ?

Le corps – pas spécialement nu – a toujours été un moyen pour transmettre un message. Nous pouvons penser aux mises en scène effectuées par certaines ONG pour dénoncer des massacres. Des individus mettent en scène leur corp couvert de tout ce qui peut ressembler à du sang et s’allongent les uns à coté des autres pour reproduire une scène de massacre. Une façon de dénoncer ce qui passe aux yeux de beaucoup pour inadmissible. En heurtant le regard d’autrui et les pouvoirs publics et en leur imposant dans cet exemple un message : la guerre tue. Il n’est pas nouveau que le corps soit utilisé comme support de transmission. Est-il un support de transmission de messages divers et variés ? Oui, de fait. Fait-il aboutir les causes ? Pas souvent. Néanmoins, il a le pouvoir et le mérite de rappeler ce qui parfois est oublié.

Mais revenons aux Femen. Il suffit d’allumer la télévision ou d’aller sur internet pour voir que le corps nu ne choque plus. Les pubs pour gel douche, les clips musicaux, les films d’auteurs mais aussi l’industrie pornographique montrent le corps dans son état le plus naturel, et à vrai dire montrent bien plus que ce que les Femen veulent bien montrer. Le corps des femmes est devenu aux yeux de tous, et même dans les pays les plus conservateurs, un “objet” facilement accessible. Les moyens de télécommunication ont banalisé le rapport à la nudité du corps. Cette “vue” du corps ne choque pas, ne choque plus. La vue du corps tout au plus excite celui (ou celle) qui le regarde.

Il n’en reste pas moins que l’exposition du corps nu en public dérange, de fait, dans beaucoup de cultures. Il n’est pas “admis” dans le code législatif et/ou moral la possibilité de montrer ses seins en public. Je reviendrai sur l’aspect culturel plus bas.

Ainsi, ce qui choque, c’est plutôt la manière, la façon dont il est mis en avant, dont il est utilisé, usité ou exploité, et avec laquelle il est mis en scène.

Les actions Femen seins nus ont cette indescriptible ambiance de violence sournoise. Violente parce qu’on oblige l’Autre à voir ce que peut-être il n’a pas envie de voir. Parce que surtout le message qui accompagne cette nudité n’est pas un message “doux”.

Au delà de « mon corps m’appartiens », message en soi « pacifique », on peut entendre des messages provocateurs et insultants tel que « fuck your morals » (« je nique votre morale »), scandé à Tunis.
De même, elles offensent lorsqu’elles utilisent le corps dans une mise en scène qu’elles savent sacrée pour une communauté cible qui recevra l’image. Et je prends à titre d’exemple la simulation de prières effectuée seins nus et en porte-jarretelles devant l’ambassade de Tunisie à Paris, avec comme slogan : « Aemen Akbar », « Amina Akbar ».

Il est intéressant de noter que YouTube demande une connexion afin de certifier l’âge de celui qui regardera la vidéo.

Les religions sont aux yeux des Femen un système d’oppression de l’individu, et plus particulièrement des femmes. Le débat ici n’est pas de débattre sur le degré d’oppression des religions, mais de prendre acte que des millions de gens y sont sensibles. La prière musulmane et l’entrée dans l’église de Notre-Dame à moitié nues offensent ceux qui portent un intérêt particulier à telle ou telle religion. La limite entre offenser, injurier, humilier et insulter est très fine. Aujourd’hui, faut il cibler toute une communauté (la communauté des croyants, de toutes les religions) pour faire passer le message de “la libération de la femme” ?

En Tunisie, nous constatons que ces méthodes choc ne créent pas le dialogue mais engendrent, au mieux, un positionnement du “pour” ou “contre” et braquent une bonne partie de la population qui se sent insultée ; une population elle même souvent hostile aux mouvements ultra conservateurs tels que les mouvements salafistes.

Parmi les motivations des Femen en Tunisie, leur volonté de s’opposer à la religion majoritaire du pays, l’Islam. De fait, lorsqu’elles scandent « fuck your morals » ou miment une scène de prière, elles ne provoquent pas seulement les « extrémistes », mais bel et bien monsieur et madame tout le monde. Et là, ce n’est plus choquer pour faire avancer une idée, remettre au centre de l’attention un débat oublié, c’est choquer pour … offenser.

In fine, ce qui choque avec les Femen, ce n’est pas moins leur manière d’exposer leurs corps que celui de vouloir l’imposer aux yeux de tous avec des mouvements suggestifs et accompagnés de mots séditieux.

Est-ce que si elles se baladaient nues sans scander de messages, en maintenant un silence assourdissant, cela leurs vaudraient moins d’attaques ? Je ne sais pas. La nudité en public est peu acceptée et réglementée… même dans un pays en pleine transition démocratique… Sans ces mises en scène et slogans provocateurs, leurs actions seraient certainement moins perçues comme des attaques agressives et peu respectueuses de l’altérité.

“Liberté de disposer de son corps”, comme le répètent les Femen : qui dirait le contraire ? Néanmoins, leur lecture est à géométrie variable. Car en même temps qu’elles réclament la liberté d’en disposer, elles manifestent le 31 mars 2012 contre la “burqa”. Pour résumer, la liberté de disposer de son corps, oui, mais pas si la volonté de la femme va à l’encontre de leur compréhension de la liberté. Or, aujourd’hui, un bon nombre de femmes portant la burqa affirment n’avoir aucune pression “masculine” ou “familiale”. Quid de cette liberté qui aujourd’hui se résume à une liberté imposée, préréflechie, prémâchée ?! La question de la burqa pousse au paradoxe le plus extrême cette conception de liberté de disposer de son corps. Une hypervisibilité du corps, trop couvert ou peu couvert.

« Tu es une femme, si tu veux être entendue, déshabilles-toi »… Ceci est ce qu’on peut entendre aujourd’hui dans les sociétés occidentales pour atteindre un objectif. C’est lors d’un débat sur France 24 que Nadia el Fani m’a apporté comme argument que les Femen ont leur seins comme arme pour se faire entendre. Affirmer cela, c’est remettre à disposition du patriarcat son propre argumentaire. La femme doit exposer son corps pour atteindre son objectif. Une négation complète des capacités intellectuelles des femmes à obtenir et à atteindre leurs objectifs par la réflexion et la force de persuasion via un discours et un argumentaire structuré.

Le corps, du naturel au culturel : le corps en Tunisie

Les émotions ne répondent pas partout aux même déclencheurs psychologiques et ne se manifestent pas de façon analogue : les messages sont interprétés, décodés à travers les grilles de perception culturelle. Le corps n’échappe pas à cette règle de la perception culturelle.

Comme le rappelle Bourdieu, la construction sociale de la sexualité structure le corps comme lieu de la différence sexuelle, distinguant « les parties publiques », organes de la représentation de soi et d’expression de l’identité sociale tels la face, les yeux et le front, et « les parties privées » et intimes « cachées, que l’honneur commande de dissimuler ». Le même travail social de construction accorde des valeurs et des significations différentes au corps féminin et au corps masculin.

Il est aujourd’hui inconcevable d’aborder la question du corps sans le placer dans l’environnement dans lequel il évolue. Ainsi et paradoxalement, par le jeu de la culture sur la nature, le corps redevient ce « langage par lequel on est parlé plutôt qu’on ne le parle, un langage de la nature ».

Il va sans dire que la société tunisienne est une société conservatrice et que l’on peut décrire comme “pudique”. Même si ces dernières années on a pu déceler un changement, une ouverture en ce qui concerne le code vestimentaire et la relation au corps, on peut aussi relever que cela concerne une certaine classe de la population, car des codes stricts, des codes non-dits sont en vigueur dans la majorité des lieux publics en Tunisie.

Je tiens à rappeler que le tablier est obligatoire jusqu’au baccalauréat chez les jeunes filles, un détail qui en dit long.
Le corps reste le lieu de tous les paradoxes, même si sa présence s’impose avec autant d’évidence.

Face à une société conservatrice et en plein processus révolutionnaire et démocratique, les Femen donnent l’image d’un mouvement impérialiste, qui ne connaît pas la société dans laquelle il agit : elles arrivent en donneuses de leçons pour expliquer aux femmes tunisiennes qu’elles “peuvent” disposer de leur corps. Oubliant ou ne sachant pas que les femmes tunisiennes ne les ont pas attendues pour disposer de leurs corps, de leurs droits, et pour accomplir leurs devoirs.

Desservir pour mieux agir ?

Je tiens à rappeler que l’action des Femen en Tunisie s’est principalement axée sur « la femme » arabe/musulmane (supposément non émancipée). Les autres revendications telles que les droits de l’homme, l’environnement, etc. n’étaient pas de mise. Ainsi, c’est le droit de disposer de son corps qui s’est affiché comme sujet central. Comme nous avons pu le voir plus haut, ce sont les points deux et trois qui étaient défaillant : une revendication certes, mais d’un mouvement exogène qui ne vient pas en réponse à une volonté populaire.

Dans le cas de la Tunisie, les Femen ont de fortes chances de desservir les femmes et de léser les avancées gagnées par celles-ci et par les associations féministes, qui travaillent dur sur le terrain depuis des décennies.

Des femmes, le plus souvent via des mouvements féministes classiques, se battent depuis des années pour valoriser la place de la femme dans la société tunisienne, non pas comme un objet sexuel ou un objet domestique, mais comme un égal de l’homme en capacité d’apporter à la société un équilibre, un savoir-faire, une plus-value et une richesse. De fait, le combat est encore long, et il est encore long partout dans le monde, et donc en Tunisie aussi. Et avec toutes les critiques qu’on peut apporter à la politisation et à l’instrumentalisation de la cause féministe ces cinquante dernières années, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui les femmes tunisiennes sont présentes dans tous les secteurs d’activités, qu’elles représentent 60 % des étudiants du supérieur, qu’elles sont en capacité de travailler, de s’occuper de leur foyer, d’éduquer leurs enfants et encore bien d’autres tâches.

A l’origine, le mouvement féministe tunisien englobait deux courants, structurés autour des partis de gauche et des associations de femmes musulmanes. Ces dernières demandaient dès la fin des années 40 une relecture du Coran en faveur de leurs droits. A partir des années 80, les revendications ont essentiellement porté sur les droits économiques, l’accès des femmes au marché du travail, la scolarisation en milieu rural. Ce qui a pris forme en 1957 dans le Code du statut personnel.

Après avoir bataillé pour une présence dans l’espace public, les féministes tunisiennes se retrouvent aujourd’hui à beaucoup travailler sur l’espace privé, où un long travail les attend.
Dans certains cas, ces dernières mettent beaucoup de temps à gagner la confiance des femmes qu’elles tentent d’aider. Un rapport de confiance fragile. De fait, les féministes de terrains entrent souvent dans l’intimité la plus brute des femmes qu’elles côtoient. Cette confiance dure à instaurer et à maintenir peut être desservie par les actions des Femen. Les femmes peuvent peiner à contacter les associations identifiées comme “féministes”, pensant qu’aujourd’hui le féminisme est monolithique et se résume à ces femmes nues qu’elles croisent à travers leur écran de télévision.

Les Femen tentent d’avoir le monopole du féminisme, le féminisme classique étant révolu à leurs yeux. Les femmes isolées qui, quelque soit leur âge, rencontrent une situation de violence conjugale, familiale ou autre, ont besoin de savoir que la personne à qui elles vont confier leur “secret” et à qui elles vont demander de l’aide est en capacité de comprendre l’environnement dans lequel elles vivent.

Le relais des Femen au sein de la société tunisienne s’est fait en la personne d’Amina ; on ne peut donc pas dire qu’elles ont eu un écho massif au sein de la population tunisienne, ni même dans les rangs les plus progressistes. De fait, Amina n’a pas été suivie par d’autres militantes Femen en Tunisie. Ce qui n’empêchera pas une mobilisation de la société civile en faveur d’Amina, suite à la sévérité du traitement qu’elle a malheureusement subi. Le cas d’Amina est emblématique d’une jeunesse qui a des choses à dire, mais qui peine à se faire entendre…

Femen et médias : qui se passionne de qui ?

La presse internationale, et particulièrement la presse de masse française, s’est servie de l’affaire des Femen pour mettre en relief une Tunisie qui sombre dans l’obscurantisme.

Les Femen se servent des médias pour exister, car à vrai dire les médias sont leur seul relais, leur seule courroie de transmission, vu que le mouvement n’est pas en contact avec la population. Pendant les deux premières années d’existence des Femen, raconte Inna Chevchenko, aucun journaliste ou presque n’a fait le déplacement. Jusqu’à ce qu’elles enlèvent le haut. Les médias courent après leurs dernières actions. Inna Chevchenko, l’Ukrainienne qui a exporté la marque Femen en France, déclarait dans une interview à Rue89 le 8 décembre 2012 :

On sait de quoi les médias ont besoin. Du sexe, des scandales, des agressions : il faut leur donner. Etre dans les journaux, c’est exister.
Inna Chevchenko

Les Femen veulent exister, c’est bien légitime. Mais vouloir exister ne suffit pas à résoudre tous les problèmes du monde, ni même les problèmes des femmes. Vouloir exister nourrit uniquement le narcissisme existentiel. Ni plus ni moins. Et nourrit une presse avide de scoops et de scandales. Une manière comme une autre de ne pas parler des sujets de préoccupation réels, qu’ils touchent aux conditions de la femme ou pas.

Un feu de paille qui s’éteindra au prochain coup de vent de l’actualité ? Que faire des revendications, qui sont réelles, si ceci ne repose que sur le bon vouloir des médias ? Que restera-t-il de leurs actions quand le vent aura soufflé ?

Femen et la loi

Le verdict de 4 mois de prison ferme, pour avoir protesté seins nus, prononcé le 12 juin à Tunis contre les Femen était inapproprié, démesuré, et leur a donné une couverture médiatique tout en les plaçant en position de “victimes”.

Ainsi les membres des Femen ont souvent effectué de brefs séjours en prison suite à leurs actions. Le député ukrainien indépendant Taras Chornovil estime en 2011 que « le pouvoir est désemparé, car chaque arrestation accroît la popularité des Femen ».

La Tunisie, voulant rétablir sa souveraineté face à un mouvement impérialiste dans sa méthode d’action, s’est retrouvée prise entre deux feux. Elle a opté pour sa souveraineté, en tentant d’être en phase avec sa loi (avec toutes les ambivalences d’interprétation qu’elle suppose). Cela n’a pas duré et, comme toujours, la pression internationale a gagné. La Tunisie a donc doublement perdu, premièrement car on a offert indirectement aux Femen une couverture médiatique qu’elles attendaient, et deuxièmement parce que la pression extérieure a fait bouger les lignes intérieures.

Entre temps, Amina n’a pas eu le même traitement de faveur. Et oui, elle est Tunisienne, elle !! Le verdict prévu à la cours d’appel de Sousse le 4 juillet a été reporté au 11 juillet. La visite de Hollande y est-elle pour quelque chose ? En tout cas, il est clair que la justice a plusieurs vitesses en Tunisie.

Cela dit, même si en Tunisie cela soulève, encore une fois, la question de la loi n° 2004-73 du 2 août 2004, qui traite de la question des mœurs, il ne faut pas se méprendre. En France par exemple, selon l’article 222-32 du Code pénal, « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public » peut être punie par la loi d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. À Paris plus spécifiquement, la préfecture de police considère que « toute tenue qui laisserait entrevoir les parties génitales ou la poitrine constitue une exhibition sexuelle, punissable d’un an d’emprisonnement ». Pour différentes raisons, nous pouvons supposer que cette loi n’est pas appliquée fermement. Même si la police se charge à chacune de leurs manifestations de les arrêter, les Femen sont remises en liberté sans peine de prison. Une population moins “pudique” et plus habituée à la semi nudité, un pays stable et qui n’est pas en plein processus révolutionnaire favorise peut-être une souplesse quant à la mise en application de la loi ?

Femen et liberté d’expression

La question des libertés, de la liberté d’expression, est sans cesse citée lorsqu’on parle des Femen, ou de tout autre combat d’actualité aujourd’hui (du moins souvent dans le débat tunisien).

Et tout en étant pour la liberté d’expression, on peut y mettre des limites. Limiter ne veut pas dire “emprisonner”, mais c’est dire : stop, ici c’est la limite. Une sorte de rappel que la liberté des uns se fragilise quand commence celle des autres. La même liberté qui défend nos droits peut nous les ôter.

L’exemple qui suit n’est pas de l’ordre de l’exposition du corps, car le cadre législatif est clair, mais plutôt pour repenser la question de la liberté d’expression dans l’absolu. Ainsi je pense à Orelsan, un rappeur qui chantait il y a quelques mois : « Mais ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie-trintigner », ou : « Renseigne-toi sur les pansements et les poussettes, j’peux t’faire un enfant et t’casser le nez sur un coup de tête », ou encore : « Les féministes me persécutent, comme si c’était d’ma faute si les meufs c’est des putes »… Orelsan a été condamné à du sursis et à une amende symbolique de 1 000 euros.

Tunisie et fragilités actuelles

L’avènement de la révolution tunisienne a soulevé bien des sujets, dont la question identitaire du « qui sommes-nous ? ». Au lendemain du 14 janvier, plus de 11 millions de Tunisiens se réveillent, avec ce sentiment de “tunisianité ancré au plus profond de leur être.
Il va sans dire qu’arrivé le moment de la mise par écrit de cette identité à travers la constitution, de sa mise en évidence à travers les élections ou les positionnements des uns et des autres sur des faits divers, les Tunisiens eux-mêmes ont été surpris de leur propre diversité. Une tunisianité, des tunisianités… qui se sont parfois résumées aux yeux des simplistes en un débat et une opposition binaire laïcs/islamistes.

Ceux qui n’osaient pas parler, car muselés jusque-là, s’aperçoivent que le contrat social qui les lie sera plus complexe qu’il n’y paraît à mettre en place.
C’est donc sur un fond de recherches identitaires mêlées à des urgences économiques et sociales que la Tunisie tente de construire sa démocratie. Un fond bien fragile, certes en capacité d’interagir avec le monde, mais qui aujourd’hui est bien trop en retard sur les questions qui ont motivé la révolution pour s’attarder sur des formes de combat déstabilisantes et provocantes.

Les Femen ont bien cerné l’ampleur de cette fragilité et de ce moment de tous les possibles. Et c’est sur cette vague qu’elles tentent de surfer.

Pour conclure…

Amina et sûrement plein d’autres jeunes filles et femmes ont beaucoup à dénoncer des travers de la société dans laquelle elles évoluent. Amina, en empruntant la méthode des Femen, a t-elle touché celles qui pourraient se reconnaître en elle ? Je ne pense pas.

La question du financement de cette « ONG » n’est pas abordée dans mon article dans la mesure où cette question offre une approche et une analyse qui mériteraient un article entier. Aucune investigation existante et sérieuse n’a pu apporter d’information sérieuse et fiable. Cette question reste néanmoins ouverte dans ce qu’elle peut nous apprendre des financements des ONG en général.

De même, mon article part du principe que leur agenda politique est de faire avancer la cause des femmes. J’ai tenu à démontrer que la fin ne justifie pas les moyens. En agissant ainsi en Tunisie, où le contexte de transition démocratique doit être soutenu coûte que coûte, il semble dangereux et inconscient de mener des actions qui contribuent à polariser davantage la société dans un moment de son histoire où la cohésion est plus que vitale ! Les Femen, en se lançant dans la « libération » des « femmes arabes/musulmanes oppressées », marchent sur des œufs… Et rien ne sert de faire l’éléphant dans une boutique de porcelaine. Sauf si on veut casser la porcelaine et les œufs sur lesquels on marche.

Pet-être que c’est le moment d’un renouveau au sein des mouvements féministes, et le premier renouveau sera l’acceptation par les mouvements féministes eux-mêmes de la co-existence d’une multitude de courants féministes. Il n’y a pas une femme mais des femmes, et cela veut bien dire que les femmes qui peuvent rester unies face à des combats communs renoncent à être des copies conformes les unes des autres et, au contraire, manifestent, par leur diversité, la réussite en partie de leur émancipation.

Le mouvement Femen, tant qu’il aura la prétention de représenter “la” femme moderne et émancipée, de parler pour “la” femme, d’infantiliser les femmes différentes et particulièrement les femmes musulmanes, n’apportera rien de nouveaux et s’enfermera dans un jeu où elles braqueront leurs sœurs de combat ! Le monopole du féminisme par une vision monolithique est fini. Il faut que les Femen acceptent la pluralité au sein du féminisme récent : l’heure de la diversité a sonné. Enfin, encore faut-il se défaire des traits d’un universalisme hégémonique qui exclut les différences… et c’est là tout le défi de l’universalisme du vingt-et-unième siècle, et donc le défi de tous les mouvements universalistes, dont les mouvements féministes.