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Aujourd’hui, la Tunisie se retrouve encore une fois à la croisée des chemins : la situation économique est déplorable ; le dinar tunisien subit les assauts de l’inflation et de la dépréciation ; on assiste à une montée vertigineuse du baromètre du chômage, des prix à la consommation et de l’intégrisme religieux ; le commerce des canons de la mort fait bon marché un peu partout ; nos hommes politiques et nos jeunes soldats se font assassiner devant nos propres yeux ; la classe politique est divisée ; opportunisme et égocentrisme obligent, ceux qui gouvernent ont montré les limites de leur essoufflement ; ceux qui sont dans l’opposition ont manqué de réalisme et de pragmatisme ; l’administration tunisienne est infestée de haut en bas par les fidèles d’Allah, qui n’hésitent pas à nous promettre un de ces bains de sang dans lesquels ils excellent depuis longtemps.

Comment sortir de ce blocage, et redonner de l’espoir au petit peuple, qui se retrouve après sa révolution entre l’enclume et le marteau ?

Plusieurs propositions ont vu le jour de part et d’autre, et restent ignorées ; ce qui montre à l’évidence que les partenaires politiques ont perdu l’art et la manière de s’écouter mutuellement. Comment faire pour restaurer la confiance entre tous les acteurs sans aucun a priori ni condition préalable ?

Nous allons tenter, dans cette contribution, sans fuir le débat ni laisser nos sentiments personnels oblitérer notre capacité d’auscultation et de diagnostic, de déterminer les solutions objectives autour desquelles peuvent se retrouver tous les Tunisiens.

I – Comment lire le paysage politique ?

Il est vrai qu’aujourd’hui nul ne peut contester ni nier l’existence d’un véritable blocage, que le professeur Kais Said a qualifié de « lutte pour l’existence » ; une lutte à mort, à l’instar de celle des cow-boys dans le Far West, où chacun a son revolver à portée de main avant de décider de dégommer l’autre.

Cependant, nul ne peut contester non plus qu’il y ait quelque chose d’assez positif dans ces propositions, encore restées en sourdine, et auxquelles les médias, dans un esprit de participation à éclairer l’opinion publique tunisienne, ont fait un très large écho.

En analysant le discours du Cheikh Rached Ghannouchi, président du parti de la Nahda, force politique majoritaire et qui se trouve par conséquent au pouvoir, on voit apparaître des signaux de communicabilité encore ouverts, en dépit d’une stratégie « de circonstance » teintée de fermeté et de lignes rouges à ne pas dépasser. Rached Ghannouchi se comporte comme un guerrier, et il est tout à fait normal qu’en pareille situation un chef de guerre ne puisse lever le drapeau blanc sans avoir mesuré les forces adverses.

A ce titre, aucune personne de bon sens ne peut le lui reprocher, et il agit en fonction des défis qui lui sont lancés, abstraction faite de la légitimité invoquée et qui se trouve hélas caduque. Il a, à sa droite, des groupes intégristes, djihadistes ou salafistes qui lui pourrissent le terrain en semant la mort ici et là, car ils ont trop misé sur un Etat islamique à l’image de l’Iran, ou à défaut de l’Afghanistan, chose qui n’a aucune chance de réussir dans un pays civil et civilisé comme la Tunisie, dont les constitutionnalistes américains de 1786 à 1787 se sont inspirés en évoquant la constitution de Carthage, qui si l’on en croit Tite-Live, Polybe ou encore Benjamin Constant (1) était une constitution très bien faite. Seulement voilà, ce sont les opportunismes, les égoïsmes et la corruption politique qui entraînent toujours la mort des institutions.

II – Sens et contre-sens des forces en présence :

Ce discours de fermeté d’une exceptionnelle dureté de part et d’autre ne peut s’expliquer que par « l’arrogance » de l’opposition démocratique qui, de prime abord, a dévoilé toutes ses cartes et a placé à un point de non retour ses exigences après avoir été clémente avec la Nahda. C’est ce qui explique qu’un certain nombre de leaders politiques commencent d’ores et déjà à s’autoriser quelques discordances, voire même un temps d’apaisement à titre pragmatique pour ne pas perdre le fil de l’initiative.

En face, pour ne pas dire à sa gauche, il y a l’opposition dans tous ses états. Cependant, quand on parle d’opposition, il faut distinguer les petits partis politiques de façade, et Nidaa Tounes, qui a réussi à former autour de lui une grande coalition politique, dont le Zaim Béji Caid Essebsi, un homme habitué à l’expérience de l’Etat et ayant une grande capacité à entrevoir les grands changements.

Béji Caid Essebsi a été le premier homme politique à demander le renvoi des constitutionnalistes du Bardo, le 23 octobre 2012, car ils n’avaient pas tenu leur engagement principal : « rédiger une Constitution au bout d’un an ». Dès lors, dire aujourd’hui que l’opposition tunisienne s’est inspirée du cas égyptien pour renverser un pouvoir légal, celui des Frères musulmans, est faire œuvre d’une amnésie congénitale. Ce sont plutôt les Chababs égyptiens, tombeurs de Moubarak, qui se sont inspirés de cet appel de Béji Caid Essebsi, appel boudé pourtant par une grande partie de l’opposition opportuniste, car elle cherchait à avoir un droit au chapitre quant à un certain nombre de nominations au niveau des ministères, des gouvernorats et du corps diplomatique.

Et c’est là qu’est née la fameuse « légitimé consensuelle » (chara’iya tawafuqiya), pour garder en vie une légitimité électorale effritée depuis longtemps ; car la Nahda et les deux petits partis de Moncek Marzouki et Mustapha Ben Jaafar ont montré depuis leur accession au pouvoir transitionnel qu’ils gouvernaient uniquement au nom de leurs soutiens de la mouvance islamiste, et non pas au nom du peuple tunisien dans sa totalité, en opérant une profonde rupture au niveau de l’unité nationale censée être une et indivisible. D’un côté on a les musulmans pieux, mais qui ont l’expérience du sang, dépositaires des clefs du pardon et du paradis, et de l’autre côté des mécréants que les intégristes de tout poil entendent islamiser par la force de l’épée, et des exécutions d’hommes politiques.

Ces deux hommes, le Cheikh Rached Ghannouchi et Béji Caid Essebsi, détiennent en tout état de cause chacun une clef pour désamorcer ou enclencher le bouton de l’arme nucléaire pour s’autodétruire. Si les hommes de Béji Caid Essebsi ont observé une certaine discipline, les apparatchiks de Monsieur Ghannouchi se laissent entraîner à tous les débordements, et promettent un suicide collectif à l’instar de la secte Moon. C’est-à-dire : « Moi, ou le déluge ! » Le cadre bipolaire de la vie publique tunisienne entre la Nahda et Nidaa Tounès se trouve désormais compliqué par l’intrusion d’une troisième force, aux contours mal définis, et surtout pathogène, car on ne conçoit pas comment mélanger baathisme, nassérisme, arabisme et communisme populaire dans un même programme politique !

Cette troisième force est plutôt une « coalition électorale », et non pas un parti politique classique. Celle-ci nous rappelle curieusement le « Front national » initié par le Zaim Habib Bourguiba, le 25 mars1956. A quelques exceptions près. C’est que c’est cette troisième force qui a payé un lourd tribu, étant traversée par un certain nombre d’assassinats politiques : maître Chokri Belaid exécuté à bout portant le 6 février 2013, et le député constitutionnaliste Mohamed Brahmi, exécuté le 25 juillet 2013 par 14 balles tirées de la même arme qui avait pris la vie à Chokri Belaid ; ce qui, à l’évidence, constitue un double défi lancé à la fois au pouvoir de la Nahda, jugée comme étant laxiste, et à l’opposition laïque. Cette dernière, auréolée du sang des martyrs, cette coalition qui a eu un franc soutien des Tunisiens de tous bords hormis les islamistes et leurs soutiens, est par conséquent en droit d’arbitrer le jeu entre les deux principaux éléphants. Dès lors, aucun accord ne pourrait passer sans l’aval direct ou indirect de Hamma Hammami et de ses coalisés.

III – Comment s’en sortir ?

Nous avons perçu l’existence chez les uns et les autres parmi les trois forces essentielles d’un désir qui ne trompe pas de désamorcer la bombe, de restaurer les fils du contact pour donner de l’espoir, et d’arrêter un mémorandum, pour ne pas dire un tableau de bord, qui nous guidera pendant cette période allant d’août à fin décembre 2013, pour entamer immédiatement après, à partir du 14 janvier 2014, les prochaines élections législatives et présidentielles.

Nous avons relevé par ailleurs de la part de Béji Caid Essebsi une volonté de tendre la main, et de la part de Cheikh Ghannouchi une sincère pondération dans sa volonté de retirer la loi dite de « tahssin al-thawra » (immunisation de la révolution), d’interdire les « comités de protection de la révolution », qui ne sont en fin de compte rien d’autre qu’une milice au service de la Nahda, d’accepter une modification substantielle du gouvernement quant à la composition et à la réduction du nombre de ministères, crise économique oblige, et de limiter à la période août-octobre 2013 la mise en place d’une constitution rédigée et prête à fonctionner (la mise en place des lois de transition, de la loi électorale et d la commission électorale sera naturellement réglée en même temps que la constitution), ce cadre temporel n’étant pas susceptible de modification ou de renégociation, quel qu’en soit le prix.

Le Tunisien en général, et l’homme politique en particulier, DOIT en effet savoir respecter le temps et respecter sa parole. La solution que nous suggérons tient en trois actes simultanés et inséparables l’un de l’autre, pour restaurer la confiance et finir, la main dans la main, par entrevoir de vraies élections transparentes et conformes au vote des Tunisiens.

En premier lieu, ce tableau de bord doit comprendre une haute commission constitutionnelle composée de personnalités indépendantes n’ayant ni ambition politique ni appartenance partisane parmi la société civile : des professeurs universitaires, des intellectuels et des magistrats des trois hautes juridictions. Cette haute commission doit être composée de 37 personnalités, parmi lesquelles doivent figurer le premier président du Conseil d’Etat et trois commissaires du gouvernement près le Conseil d’Etat, le premier président de la Cour des comptes et le premier président de la Cour de cassation, le président du Conseil économique et social, un haut administrateur civil de la comptabilité publique et trois diplomates retraités, respectivement spécialistes en droit international public, en droit des organisations internationales et dans les droits de l’Homme auprès des Nations unies.

Cette haute commission aura l’obligation d’élire parmi ses membres trois sous-comités :

1/ Un sous-comité constitutionnel composé de 11 personnes majoritairement spécialisées dans le droit public et le droit constitutionnel, et présidé par le premier président du Conseil d’Etat, secondé par un professeur d’université spécialiste en droit public et constitutionnel. Il aura pour tâche la rédaction de ce qui reste de la constitution, sous le regard consultatif du Bureau de l’Assemblée nationale constituante, présidé par son actuel président.

2/ Un sous-comité chargé de réviser toutes les nominations qui apparaissent comme ayant un caractère partisan, qui sera présidé par le premier président de la Cour des comptes, secondé par un commissaire du gouvernement près le Conseil d’Etat. Ce comité sera composé par ailleurs du secrétaire général du ministère de l’Intérieur, du secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, du secrétaire général des ministères de l’Education nationale, du secrétaire général du ministère de l’Enseignement supérieur, du secrétaire général du gouvernement, du secrétaire général de la présidence de la République, d’un haut fonctionnaire civil de la Comptabilité publique, du secrétaire général de la Banque centrale de Tunisie, du secrétaire général de l’Assemblée nationale constituante, de quatre personnalités indépendantes appartenant à la société civile et de deux professeurs d’université spécialisés dans la comptabilité publique et l’audit des organisations gouvernementales. Le nombre de ses membres ne peut excéder 17 personnes ni être inférieur à 13 personnes.

3/ – Un sous-comité appelé à aider par son expertise les partenaires politiques (majorité et opposition) à mettre sur pieds un gouvernement de salut national, dont les membres s’engagent à ne pas se présenter aux prochaines élections générales législatives, présidentielles et municipales. Il sera présidé par un commissaire du gouvernement près le Conseil d’Etat, secondé par le premier président du Tribunal des conflits, et composé de trois personnalités indépendantes et de deux professeurs universitaires spécialistes de l’administration tunisienne. Le nombre de ses membres ne peut excéder 7 personnes ni être inférieur à 5 personnes. Les fonctions de ce nouveau gouvernement prendront fin au plus tard le jour de la passation des pouvoirs du gouvernement transitoire au gouvernement issu des élections du 14 janvier 2014.

La haute commission constitutionnelle, une sorte d’assemblée plénière, doit avoir compétence sur toutes les questions relevant de l’ordre constitutionnel, financier et administratif. Elle aura la charge de présider aux destinées des trois sous-comités, sous forme d’une assemblée plénière.

Elle aura aussi, en plus de chapeauter les différents sous-comités précités, la tâche de compléter la rédaction de la constitution et d’en réviser le contenu, et aura l’obligation de veiller au respect de trois impératifs inséparables.

Le premier est de respecter les principes de l’ordre public international et de l’Etat de droit tels qu’ils ressortent des conventions et traités internationaux et des recommandations de l’Assemblée générale des Nations unies, ainsi que de celles du Comité des droits de l’Homme.

Le second principe, qui DOIT être clairement affirmé, est celui de la supériorité des dispositions constitutionnelles et des principes généraux du droit à caractère constitutionnel sur les lois organiques et ordinaires, ordonnances ou règlements ; et chaque fois qu’une disposition législative ou une proposition de loi apparaîtra comme étant contraire à l’esprit et à la lettre de la constitution, celle-ci devra être écartée par voie d’invocation devant le juge, ou le cas échéant devant la Cour constitutionnelle, qui se trouve être la gardienne de la constitution. Dans ce dernier cas, la juridiction devant laquelle sera invoquée l’inconstitutionnalité de telle ou telle disposition législative devra surseoir à se prononcer, en attendant la décision de la Cour constitutionnelle.

En outre, il faut rendre quasiment impossible la révision de la constitution, en en durcissant les conditions, faute de quoi celle-ci sera détournée de sa substance par n’importe quelle législature. L’exemple du sergent Ben Ali est à ce titre révélateur, puisqu’il a fait de la Constitution du 1er juin 1959 un véritable valet au service de ses ambitions politiques.

En tout état de cause, la constitution DOIT être achevée au plus tard le 23 octobre 2013, ainsi que la commission électorale et les lois de transition. Ce délai nous paraît suffisant quand on sait que l’écriture de la Constitution de la Ve République du général de De Gaulle avait nécessité moins deux mois et demi(2).

Le premier président du Tribunal administratif, assisté par le premier président de la Cour des comptes, doit se donner comme objectif de procéder à la révision de TOUTES les nominations au niveau du ministère de l’Intérieur, en ce qui concerne les hauts cadres du ministère et les recrutements opérés entre le 1er novembre 2011 et le 31 août 2013 à tous les niveaux (national, régional et local), pour dénicher le cas échéant s’il y a infiltration des forces de sécurité et des forces armées par des éléments partisans. Au niveau régional, cette révision doit concerner les gouverneurs et les hauts cadres de l’administration tunisienne, les conseillers municipaux, les premiers délégués et les délégués. Elle doit enfin concerner le corps diplomatique dans tous ses échelons.

Les travaux de ce sous-comité doivent être achevés dans le pire des cas le 20 octobre 2013. Les ministères de l’Intérieur, de la Défense, des Affaires étrangères et des Finances DOIVENT faciliter le travail de cette commission, et toute obstruction ou fausse information sera pénalement réprimée, sous le titre d’abus de confiance et abus de biens sociaux au préjudice de la nation.

Quant à l’Assemblée nationale constituante, sans être renvoyée à ses quartiers, elle sera maintenue jusqu’au 23 octobre 2013, pour le cas échéant être consultée d’une façon facultative sur certaines questions pour lesquelles le président du Comité électoral pourrait le cas échéant requérir un avis.

Les membres de l’Assemblée nationale constituante non démissionnaires, et qui auront gardé leur fonction jusqu’au 23 octobre 2013, ne seront pas habilités à se présenter aux élections générales législatives et présidentielles de 2014, ainsi que les membres du gouvernement, à l’instar de ceux du gouvernement de Béji Caid Essebsi en 2011.

Si Cheikh Ghannouchi s’arme d’une véritable volonté politique pour apposer son sceau sur ces propositions, et si elles sont acceptées par l’opposition, la guerre de Troie n’aura pas lieu, et le niveau du débat politique s’en trouvera incontestablement rehaussé. En contrepartie, l’opposition, dans une perspective d’alternance politique, se doit si elle sort majoritaire à l’issue des prochaines élections de s’engager à ne pas procéder à une chasse à l’homme au nom des vainqueurs pour traduire les vaincus en justice, à l’exception de celles ou de ceux qui ont du sang sur les mains. Un tel engagement ne peut que restaurer la confiance entre toutes les composantes de la société tunisienne.

L’actuel président de la République et l’actuel chef du gouvernement (3), s’ils entendent conserver leur poste, doivent s’engager à ne pas se représenter aux prochaines élections législatives et présidentielles du 14 janvier 2014. S’ils se décident à démissionner, une personnalité indépendante de haut rang académique sera portée à la tète de la République, ayant pour seule fonction de maintenir la continuité des services publics de l’Etat, et un chef du gouvernement sera choisi par la haute commission constitutionnelle par voie de vote parmi ses membres, pour assurer les affaires courantes sans prendre aucune décision régalienne à quel que titre que ce soit, et quel qu’en soit le domaine considéré.

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(1) Cf. Mansour Souibgui, In « Le nouvel espace politique et l’avenir de la démocratie en Tunsie », thèse en droit public et analyse politique, Université Jean Moulin-Lyon 3,  p. 112, 1995.

(2) Cf. Claude Leclercq, In « Droit constitutionnel et institutions politques », pp. 394-395, Paris, 1984.

(3) Cf. Vidéo Mansour Souibgui sur YouTube, In Liste Al Yasamine, Réunion publique (Part 4).flv, 21 octobre 2011.