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lune-doigt

Comme à son habitude, Ennahda, au lieu de répondre et de tenter de résoudre le ou les problèmes qui se posent, cherche toujours une échappatoire en désignant un nouvel ennemi. On pourrait presque appliquer cette maxime qui dit : « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ». Mais je laisse à chacun le soin d’imaginer qui est le sage et qui est l’idiot.

Je sais, j’aurais pu trouver plus simple pour expliquer cette nouvelle stratégie d’Ennahda, je vous l’accorde ! D’autant que ce mouvement n’a pas fait dans la subtilité en pointant du doigt l’extrême gauchisme qu’il croit avoir décelé dans le Front populaire et en se disant que « plus le mensonge est gros [au sens de grotesque], mieux ça passera ! ».

Ainsi donc, Ennahda semble découvrir que le Front populaire est un mouvement ancré à gauche, et même très à gauche, chose que ce dernier a toujours revendiqué, et c’est à son honneur car on ne peut pas en dire autant de tous les mouvements. Et la Tunisie a autant besoin d’un grand parti ancré à gauche que d’un front plus large pour faire face aux défis du pays. Mais, passons, là n’est pas la question.

La question est : Mais quelle mouche à donc piqué Ennahda pour ressortir, maintenant, ce plat réchauffé ? Le pays est en crise, une crise profonde : politique, institutionnelle, sociale, économique, sécuritaire, morale, confiance, …. Des voix s’élèvent pour lui montrer d’où vient le problème, ou en tout cas une partie du problème, et la troïka – et tout particulièrement Ennahda –, qui est pointée du doigt, ne trouve rien de mieux à faire que de détourner le regard et de chercher ailleurs en regardant le doigt plutôt que ce qu’il nous montre. Et le doigt, c’est tantôt les médias (« aâlem el âar », médias de la honte), que l’on accuse de verser de l’huile sur le feu, tantôt Nidaa Tounès, accusé d’être le représentant des foulouls locaux, tantôt …

Et aujourd’hui, voilà que le Front populaire est à son tour pointé du doigt ! « Il est clair que les forces contre-révolutionnaires veulent nous faire revenir en arrière. Cette extrême gauche importée et parachutée sur la mentalité et la façon de vivre des Tunisiens, le marxisme léninisme, n’est qu’une idéologie dogmatique, révolue, anarchiste et violente ! » (dixit Hamadi Jebali). Une simple déclaration, me direz-vous ! En effet, mais cette récente déclaration fait suite à celle faite la veille à la BBC par Sahbi Atig, dans laquelle il a fait l’éloge de Nidaa Tounès, de El Joumhouri, et de l’Alliance démocratique, qu’il qualifie de « centristes et responsables, contrairement au Front populaire, anarchiste ». Et pour ne pas être en reste, voilà un troisième larron, et non des moindres puisqu’il s’agit de Abdellatif El Mekki, ministre de son état, qui affirme « mettre en garde le peuple tunisien contre les mouvements anarchistes regroupés au sein du Front populaire » (cf. Shems FM le 14 août).

Lorsque trois des plus haut responsables d’Ennahda en arrivent ainsi, à quelques heures d’intervalles à peine, à pointer du doigt la même cible, on se dit tout de suite qu’il y a « anguille sous roche ». Et comme « il n’y a jamais de fumée sans feu », alors… . Alors s’il y a de la fumée, cherchons où se situe le feu. De même, lorsque le 14 août l’équipe de surveillance du siège du Front populaire signale « une dizaine de personnes venant exprimer par des injures leur soutien à la légitimité » et que les leaders du Front populaire sont à cette occasion qualifiés « de bande d’athées, de perfides et de responsables d’un futur putsch », alors cela prend une tournure inquiétante.

Ainsi donc Ennahda aurait décidé de lancer une offensive pour casser l’unité qui est en train de se concrétiser entre les membres de l’opposition en ressortant ce vieil, mais ô combien classique épouvantail, ce chiffon rouge de « l’idéologie importée », anarchiste, gauchiste et qui plus est « athée ». Voilà donc la trouvaille d’Ennahda. Faire d’une pierre deux coups : d’une part continuer à mobiliser sa propre base sur des thématiques idéologiques et identitaires (ne dit-on pas que c’est dans les vieilles marmites que l’on fait les meilleures soupes ?), tout en cherchant, d’autre part, à faire peur à une partie de ceux « d’en face », bons musulmans mais qui ont le tord de faire alliance avec ces gauchistes athées, voire même à une partie de ceux de ces classes moyennes « égarées » avec les « Errahil » du Bardo.

Cela sonne cependant comme un aveu d’échec d’Ennahda et de ses alliés, qui se rendent compte que l’argument de la défense de la « légitimité-légalité » ne suffit plus, car il n’a pas réussi à mobiliser au-delà des sphères partisanes. Et, j’ajouterai pour ma part, qu’il s’est avéré n’être en réalité qu’un subterfuge pour s’accrocher au pouvoir[1]. Et plus encore parce que ceux d’en face, pourtant moins bien organisés et structurés, sont en train de faire la démonstration qu’ils arrivent à regrouper bien au-delà de leurs partisans habituels, car ils arrivent à capter et à exprimer à la fois les inquiétudes et les appréhensions, mais aussi les espoirs, de la Tunisie en profondeur. Et aujourd’hui, les inquiétudes et appréhensions des Tunisien-nes s’appellent : insécurité, violence, terrorisme.

La troïka et Ennahda, déjà incapables de répondre aux attentes des Tunisien-nes sur le plan économique et social (pour être juste, aucun gouvernement n’aurait pu, de toute façon, y répondre, mais les Tunisien-nes attendaient au moins des signes forts pour les remettre en confiance), n’ont rien fait, ou si peu, pour empêcher la spirale de la violence de s’incruster. Et surtout n’ont rien fait, quand cela était encore possible, pour désarmer et neutraliser les partisans de la violence et du terrorisme. Est-ce parce que ceux qui sont au pouvoir n’ont pas pris la mesure de la tâche, et surtout ont totalement négligé le sens de l’Etat ?

Alors, le Front populaire est l’ennemi à abattre ? Parce qu’il pousse le mouvement « Errahil » vers plus de désobéissance civile ? Et alors, en quoi cela est-il gênant ? Tant que cela reste dans un cadre pacifique et légal, cela relève de la simple liberté d’expression et de manifestation, que je sache ! Tant que cela reste dans le cadre de la dénonciation des nominations abusives et partisanes qui ont eu lieu dans l’administration et dans les services publics, et tant que cela permet d’instaurer une vie publique transparente, pourquoi donc s’en offusquer ? A condition toutefois de respecter les droits des personnes concernées, sans glisser dans la diffamation en les jetant tout bonnement en pâture, et que cela ne se transforme pas en tribunaux populaires ou en milices punitives qui se substitueraient à la justice ou à la loi. Et jusque-là, il n’y a pas photo : la violence se trouve d’un côté ! Et c’est l’opposition démocratique, la gauche et la société civile qui l’ont subie. A charge aussi à ceux qui les ont nommés de faire la preuve que ces nominations ne sont pas abusives et partisanes. Si ces deux dimensions (liberté d’expression d’une part, et non diffamation et respect des personnes de l’autre) sont respectées, alors la Tunisie peut s’enorgueillir du travail fait. Et les acteurs politiques et sociaux également !

Alors, le Front populaire est l’ennemi à abattre ? Que nous réservent les jours et semaines à venir ? Politiquement s’entend évidemment ! Car pour le reste, le prix du sang a déjà donné : Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi sont encore dans les mémoires.

[1] Faut-il rappeler que la légitimité procède de l’autorité que reconnaissent et accordent aux élus aussi bien ceux qui leur ont donné leurs suffrages que, au-delà, une majorité du peuple. Or c’est justement le problème de la troïka et d’Ennahda, qui ont dilapidé la légitimité que leur a accordé le million et demi d’électeurs qui ont voté pour eux. Et même si une grande partie des Tunisien-nes considèrent que l’ANC garde encore une certaine légalité, elle ne le fait que par sagesse et consensus, et non en raison d’une prétendue légalité. Dans une démocratie, on n’élit pas une assemblée sans lui fixer une limite dans le temps.