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Mise à jour (13 septembre 2013) : Le chargé du contentieux de l’Etat a finalement déposé une demande de retrait de la plainte contre Zouhaer El-Jiss, signée par le président de la République. Le journaliste a pourtant été entendu par le juge d’instruction ce matin, ce dernier estimant que ce papier n’avait aucune valeur juridique. Quant au rédacteur en chef et au webmaster d’Express FM, ils ont été immédiatement relaxés.

Le journaliste d’Express FM Zouhaer El-Jiss comparaîtra demain, vendredi 13 septembre 2013, devant le tribunal de première instance de Tunis. Il est accusé, avec le rédacteur en chef et le webmaster de la radio, de diffusion de propos calomnieux et de fausses informations pouvant troubler l’ordre public, et d’outrage au président de la République.

En cause : une émission de radio (“Baâd El Nadhar”), diffusée sur Express FM le 9 mars dernier. Invité par téléphone pour parler du djihad en Syrie, Salam Zahran, directeur du Focal Media Center (Liban), avait accusé au détour d’une phrase le président de la République Moncef Marzouki de toucher un salaire de 50 000 euros mensuels pour ses tribunes sur la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera.

Zouhaer El-Jiss, qui animait l’émission, avait alors demandé à l’analyste de donner des preuves pour ces allégations, ce à quoi Salam Zahran avait répondu : « Si le président n’est pas content, il n’a qu’à porter plainte ». Le journaliste avait ensuite immédiatement appelé la présidence de la République, pour lui donner un droit de réponse. Sans succès.

D’où la surprise de Zouhaer El-Jiss lorsqu’il a appris, lundi 9 septembre qu’il était convoqué devant le juge d’instruction en tant qu’accusé, pour des propos qu’il n’avait pas tenus en personne, suite à une plainte déposée par le chargé des contentieux de l’Etat, Afifa Bouzaidi Nabli, à la demande de la présidence de la République.

Et les peines encourues sont lourdes. Le journaliste est accusé au titre de l’article 128 du Code pénal, qui punit de deux ans d’emprisonnement et de 120 dinars d’amende « quiconque par discours publics, presse ou tous autres moyens de publicité, impute à un fonctionnaire public ou assimilé des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité », ainsi que sur la base de l’article 86 du Code des télécommunications, qui stipule qu’ « est puni d’un emprisonnement de un à deux ans et d’une amende de 100 à 1000 dinars quiconque sciemment nuit aux tiers ou perturbe leur quiétude à travers les réseaux publics des télécommunications ». Enfin, Zouhaer el-Jiss est également accusé d’« injure » au titre de l’article 57 du décret-loi n°115 relatif à la liberté de la presse, qui punit « toute expression portant atteinte à la dignité, terme de mépris ou insulte ne comportant pas l’imputation de quelque chose de précis » d’une amende de 500 à 1 000 dinars.

Le journaliste risque donc trois ans de prison ferme.

« Je ne comprends pas pourquoi il y a une plainte au pénal, alors qu’il s’agit d’un délit de presse et que le décret-loi 115 uniquement devrait être appliqué », s’insurge l’avocate de Zouhaer El-Jiss, Maître Dalila Ben Mbarek Msaddek, faisant référence à l’article 128 du Code pénal, en théorie abrogé par le Code de la presse en 1975, lui-même abrogé en 2011 par le décret-loi 115 sur la liberté de la presse.

Pour l’avocate, qui s’est exprimée sur Express FM dès le lundi 9 septembre :

Il y a une attaque systématique et organisée et une stratégie complète de la part du gouvernement actuel pour frapper les médias et les lignes éditoriales indépendantes.

Une accusation à laquelle la présidence de la République a répondu dès le lendemain. Dans un communiqué daté du mardi 10 septembre[ar], la présidence se défend d’avoir ordonné une quelconque plainte au pénal, expliquant avoir simplement demandé au chargé du contentieux de l’Etat une convocation au civil de l’analyste Salem Zahran, et demandé une réparation du préjudice moral et une amende d’un dinar symbolique. Il est écrit que la plainte visant Zouhaer El-Jiss et ses deux collègues d’Express FM ferait suite à l’ouverture d’une enquête pénale sur ordre du procureur de la République, et qu’il serait donc impossible de l’annuler. « La présidence tient à respecter la liberté de la presse et la liberté d’expression », conclut enfin le communiqué.

En résumé : la présidence ne serait pas responsable.

Contacté par Nawaat, Mohamed Nessai, conseiller juridique à la présidence de la République, confirme les propos du communiqué, affirmant :

Il s’agit de clarifier la situation eux yeux de l’opinion publique, et de prouver juridiquement que ce qu’a avancé Salam Zahran est faux. C’est pour rétablir la vérité. Il n’y a aucune intention de punir ou d’infliger des peines privatives de liberté envers les journalistes. Le président exerce simplement son droit à défendre son image.

Comment expliquer alors que la plainte déposée soit bien au nom de Moncef Marzouki ? Le communiqué ne l’explique pas clairement. « La présidence de la République est représentée, judiciairement, par le chargé du contentieux de l’Etat. Et c’est lui qui a changé à la fois la nature de l’action en justice et son ampleur », affirme M. Nessai.

« C’est une mascarade ! », s’exclame Maître Dalila Ben Mbarek Msaddek, qui est certaine que la plainte a, dès l’origine, concerné quatre personnes, et non pas seulement Salam Zahran. L’avocate est en effet en possession d’un document officiel daté du 22 mai 2013, mentionné dans le communiqué de la présidence de la République, et signé par Adnène Mancer, le porte-parole de la présidence. Ce document, envoyé au chargé du contentieux de l’Etat, revient sur l’interview du 9 mars et cite les noms des quatre personnes concernées : Salam Zahran, Zouhaer El-Jiss, le rédacteur en chef et le webmaster d’Express FM. Adnène Mancer y affirme que les journalistes d’Express FM n’ont pas pris la peine de vérifier les propos tenus par l’analyste, et demande à ce qu’une action judiciaire soit entamée.

Problème : le document ne précise pas contre qui ces actions doivent être menées.

« En l’absence de précision, il est possible que le chargé du contentieux de l’Etat ait porté plainte contre toutes les personnes mentionnées dans cette correspondance. C’est une première hypothèse, analyse Maître Ben Mbarek Msaddek. Et si c’est le cas, la présidence de la République a une manière très maladroite de se défendre. »

Mais l’avocate évoque une deuxième hypothèse : celle d’une stratégie délibérée d’attaque envers les journalistes. « Le communiqué publié par la présidence est ridicule, juge-t-elle. Ils font comme s’ils venaient seulement d’apprendre l’affaire ! »

Car l’avocate est en possession d’un deuxième document, daté du 4 juillet 2013, et mentionné lui aussi dans le communiqué de la présidence. Il s’agit d’une copie de la plainte, comprenant les noms des quatre accusés, que le chargé du contentieux de l’Etat a transmis à la présidence de la République.

« La présidence savait et n’a rien fait à l’époque, même pas une annonce publique. Et il n’y a eu aucune tentative d’arrêter les procédures. La présidence nous dit qu’elle ne peut plus rien faire parce que les plaintes ont été déposées au pénal. Mais il fallait que le président de la République dépose une demande signée devant le juge d’instruction pour retirer la plainte, au lieu de publier un communiqué deux mois après en disant que c’est une erreur ! », s’énerve Dalila Ben Mbarek Msaddek.

Alors, maladresse ou attaque délibérée de la liberté de la presse ? L’avocate penche pour la deuxième proposition :

Cela fait partie de toute une chaîne de procès contre les journalistes.

Maître Ben Mbarek Msaddek cite les cas du journaliste Zied El Héni, lui aussi accusé sur la base de l’article 128 du Code pénal, et du directeur de la chaîne de télévision “El Hiwar Ettounsi”, Tahar Ben Hassine. Tous deux sont convoqués demain 13 septembre au tribunal de première instance de Tunis, le même jour que Zouhaer El-Jiss.

Pour Dalila Ben Mbarek Msaddek, « c’est un message clair pour les journalistes et tous les médias ». « De toute façon, poursuit l’avocate, même s’il ne s’agit que d’une erreur, il est très grave que deux institutions aussi importantes que la présidence de la République et le contentieux de l’Etat ne sachent pas porter plainte correctement. C’est encore pire que d’attaquer délibérément les journalistes. Cela veut dire que nous sommes entre de très mauvaises mains et qu’ils sont incompétents. Dans ce cas, qu’en est-il des affaires du pays ? Je l’ai déjà dit, et je le répète, c’est une République bananière. »

Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a appelé à un rassemblement de soutien aux trois journalistes demain matin, vendredi 13 septembre, devant le palais de justice de Tunis. Cinquante avocats seront également présents sur place, et se répartiront la défense des trois accusés.

« En tout cas, Moncef Marzouki a tort de faire ressortir cette affaire de salaire à Al Jazeera alors que l’opinion l’avait un peu oubliée. Salam Zahran va nous envoyer des preuves, et nous allons les publier. Alors ce ne sera plus le procès de Zouhaer el-Jiss, mais celui de Moncef Marzouki », conclut Dalila Ben Mbarek Msaddek.