Selon des sources officielles, une enquête dévoilera les raisons qui sont derrière ce drame. Monji Dalhoumi, le père d’Ahlem, nous a informés qu’une plainte a été déposée au ministère de la Justice afin qu’une enquête soit ouverte.« Nous attendons, toujours, un procès en Tunisie où la justice sera rendue. Si ce n’est pas le cas, nous ferons recours à la justice internationale », nous confie-t-il. Et le père d’évoquer « l’important soutien aux deux victimes en Allemagne », du fait même que l’une d’elles est de nationalité allemande. « D’ailleurs, samedi prochain, un grand rassemblement aura lieu devant le consulat tunisien en Allemagne », ajoute-t-il.

Le père de Ons, Salah Dalhoumi, affirme, quant à lui, que la famille des deux victimes sera accueillie, prochainement, par le gouverneur de Kasserine. « Nous venons, également, de recevoir une invitation officielle de la présidence de la république. Moncef Marzouki demande à nous voir. Ceci-dit, nous n’avons aucune information sur l’état d’avancement de l’enquête. Le procureur de la république nous a informés que de hauts responsables du ministère de l’Intérieur ont examiné les lieux du crime et qu’ils prennent le dossier en main », explique Salah Dalhoumi.

Les trois policiers soupçonnés d’erreur d’interperétation sont restés anonymes pour leur protection. Quelques témoins affirment que les policiers n’étaient pas obligés de tirer sur les passagers. Ils auraient pu, par exemple, arrêter la voiture ou tirer simplement sur les roues, au lieu de viser les personnes. Dans la ville de Kasserine, d’aucuns ont exprimé leur ras-le-bol de la violence policière.

Alors que la version de Sondos Dalhoumi, la cousine de Ons et Ahlem, qui conduisait, elle, la voiture, va à l’encontre de celle des policiers. Ces derniers, étaient en civil et leur voiture n’indiquait pas qu’il s’agissait de contrôle sécuritaire. Le ministère de l’Intérieur a démenti cette version en maintenant, au contraire, que la voiture des Dalhoumi a refusé, à deux reprises, d’obtempérer aux ordres et qu’elle roulait très vite. Un communiqué de l’Intérieur précisait, ainsi, que dans la mesure où la patrouille avait reçu des informations sur « un groupe de personnes armées se dirigeant vers Kasserine, sur la route Laarich », elle était obligée de prendre les mesures nécessaires. Toujours selon Sondos, qui a survécue au drame, les policiers qui ont tiré sur ses deux cousines, l’ont agressée et ont essayé de s’enfuir, quand ils ont réalisé la gravité de la situation. Elle affirme, en outre, que les policiers ont refusé de l’aider à transporter les blessées à l’hôpital.

Le ministère de l’Intérieur a réfuté cette version, niant que les policiers se soient enfuis, mais affirmant, au contraire, qu’ils ont effectivement accompagné la voiture jusqu’à l’hôpital de Kasserine. D’un autre côté, des responsables sécuritaires de la région ont assuré que, juste après le drame, le procureur de la République a reçu un rapport où sont détaillés les noms des policiers concernés, notamment ceux qui ont tiré sur les passagers, ainsi que le nombre et le type de balles utilisées, comme le requiert la procédure.

Malgré les discordances entre les deux versions, celle du pouvoir et celle de la famille, la polémique ne tarit pas : Les policiers, avaient-ils le droit d’ouvrir le feu en visant les passagers d’une voiture qui passe à un checkpoint ? Sommes-nous devant une bavure, une dérive ou l’application stricte des instructions ?

Abdesattar Ben Moussa, président de la Ligue Tunisienne des droits de l’Homme, a déclaré aux médias que ce drame prouve, encore une fois, que les policiers ne maitrisent pas l’utilisation des armes. Rappelant les violences du 9 avril à Tunis et ceux de de Siliana, Ben Moussa a ajouté que les policiers à Kasserine n’ont pas respecté les lois nationales et internationales et qu’ils n’avaient pas le droit de viser directement les personnes dans le véhicle.

L’Arrêté Républicain n° 2014-70 du 11 avril 2014, portant proclamation d’une zone d’opérations militaires et réglementant les procédures sécuritaires, considère l’endroit où s’est déroulé l’accident, près du mont Salloum, comme une zone d’opérations militaires clôturée. Les articles de cet arrêté donnent plusieurs prérogatives aux forces de l’ordre pour contrôler la situation et veiller sur la sécurité dans ces zones rouges.

Aussi, pour se justifier, les policiers qui ont tiré sur la voiture des Dalhoumi se basent-ils, essentiellement, sur les articles 5, 6 et 7 de cet arrêté :

Article 5 – Toute personne se trouvant à l’intérieur de la zone d’opérations militaires doit se conformer à l’ordre qui lui est intimé afin de s’arrêter ou de se soumettre à la fouille chaque fois qu’il lui est adressé par les membres des patrouilles. En cas de désobéissance, les membres des patrouilles sont habilités à utiliser tous les moyens et techniques d’intervention afin d’obliger la personne à s’arrêter ou à se soumettre à la fouille.

Article 6 – la poursuite et l’affrontement des groupes terroristes armés sont effectués par tous les moyens disponibles à la force chargée de la mission, tant que l’acte d’agression ou l’intention hostile persiste, et ce, jusqu’à l’arrêt de l’agression ou de la menace.

Article 7 – les unités militaires et sécuritaires sont habilités à utiliser tous les moyens disponibles à la force pour l’assaut et la fouille des lieux et locaux habités ou non habités qui abritent des terroristes ou contenant des armes ou produits prohibés, ou celles soupçonnées de les abriter ou de les contenir, et ce, en vertu des informations provenant des services de renseignements ou lorsque ces éléments terroristes commettent une agression armée ou des opérations de sabotage ou menacent de commettre les actes ci-cités.

Article 8 – le personnel militaire et sécuritaire chargé du contrôle de l’entrée et de la circulation dans la zone d’opérations militaires prévue à l’article premier du présent arrêté Républicain traitent les cas de présence non autorisée et des attroupements qui pourraient avoir lieu à l’intérieur de la zone d’opérations militaires, conformément aux exigences du maintien de l’ordre public, notamment la loi n° 69-4 du 24 janvier 1969 réglementant les réunions publiques, cortèges, défilés, manifestations et attroupements et ce, dans le cadre du respect du principe de progressivité dans l’usage de la force conformément à la législation en vigueur.

Nous constatons, donc, selon ces dispositions, que l’affaire des deux filles de Kasserine ne relève pas d’une application simple de la loi. En effet, la voiture des Dalhoumi n’était pas un danger direct sur les membres de la patrouille. Les personnes dans la voiture n’ont commis aucun acte d’agression ou n’avaient aucune intention hostile que la police pouvait prouver à leur encontre. En plus, comme l’indique l’article 8, le passage de la voiture, même par une zone d’opérations militaires, ne constitue pas une présence non autorisée.

Souvent évoqué par la société civile et les défenseurs de Droits de l’Homme, le principe de progressivité dans l’usage de la force est, régulièrement, bafoué, en Tunisie. Nous l’avons vu dans les manifestations autorisées, comme ce fut le cas pour Fehmi Ouni, 22 ans, tué par la police, à Sousse, le 12 juin 2012, lors d’une manifestation. Le 12 avril 2014, l’adjudant Nabil Marouani tire sur un camion causant la mort du conducteur qui ne s’est pas arrêté à un checkpoint. Nabil Marouani a été accusé d’homicide volontaire par le 4ème juge d’instruction, auprès du tribunal de première instance de Sahloul.

Entre bavure et homicide volontaire, l’affaire des deux filles de Kasserine suscite, encore une fois, des questions sur l’efficacité de l’approche sécuritaire et surtout son application sur le terrain. Après les attaques terroristes contre plusieurs patrouilles et le nombre croissant de martyrs, il semble que la panique s’est installée dans les rangs des forces de l’ordre. En revanche, la panique ou l’incompétence ne peuvent justifier l’erreur, surtout s’il s’agit du respect de la loi et du droit à la vie des citoyens tunisiens. Le terrorisme justifie des mesures exceptionnelles qui donnent lieu à des dérives et menacent la fragile transition tunisienne où une justice sommaire ne peut faire justice. Pour remédier aux dérives, il faudra, plus que jamais, veiller à l’encadrement démocratique aux mesures exceptionnelles de lutte contre le terrorisme.

Le ministère de l’Intérieur ne semble pas prendre en considération cette problématique sécuritaire dans sa globalité, se contentant, jusque-là , de justifier les dérives par l’impératif sécuritaire ou encore par classer l’affaire dans la case de la bavure policière. En continuant à couvrir l’incompétence, le manque de transparence et le non-respect des droits de l’Homme, nous risquons d’avoir plus de victimes innocentes et de perdre le soutien populaire tant souhaité par les autorités dans cette lutte contre le terrorisme.