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Après les élections législatives d’octobre dernier, et le premier tour relativement calme des élections présidentielles du 23 novembre, force est de constater que le discours politique a fortement évoluer, et malheureusement pour notre démocratie, dans le sens contraire, à ce qu’attendent des citoyens désormais habitués à la chose politique.

Ainsi Beji Caid Essebssi et le président provisoire Moncef Marzouki passent, donc, au deuxième tour, sans surprise, si ce n’est au niveau du score plus serré que prévu entre les deux candidats, ce qui nous vaut aujourd’hui des discours basés sur la peur afin de triompher dans cette course à deux vers le palais de Carthage.

Or, il faut rappeler la spécificité de ces élections : il ne s’agit ni d’élections législatives représentant une idéologie partisane, ni d’une élection municipale représentant les intérêts d’une localité, mais bien d’élections présidentielles. En d’autres termes, Caid Essebsi tout comme Marzouki, ne se doivent pas de représenter une frange de la population, à savoir leurs électeurs, mais ils se doivent de représenter l’ensemble des Tunisiens.

Il s’agit ici, ni de journalistes, ni de politiciens « primaires » et encore moins de sympathisants qui se livrent à une « guerre des mots », mais bel et bien de deux candidats à l’investiture suprême, qui comme le stipule l’article 72 de la Constitution tunisienne, se doit d’être le « symbole de l’unité » de l’Etat. C’est ce caractère fédérateur, que doit représenter le futur président de la République qui doit se placer au-dessus de toute allégeance partisane comme le stipule l’article 76 de la Constitution : « le président de la République ne peut cumuler ses fonctions avec toute responsabilité partisane», et ce afin de justifier son autorité de représentant de tous les citoyens.

Bien que la Constitution de janvier 2014, allège considérablement les pouvoirs du président de la République, il n’en demeure pas moins que celui-ci doit faire preuve d’autorité. Et ces insultes, d’un côté comme de l’autre, aux sympathisants de l’adversaire politique, marquent déjà en soi une faillite de cette pondération mais aussi à l’obligation constitutionnelle d’être le représentant de tous les Tunisiens.

Cependant, les enseignements de ce premier tour valent d’être rappelés. Entre la forte abstention, la démobilisation des jeunes et une bipolarisation résultant de « campagnes de la peur », les enjeux différent pour le camp « anti-troïka » et le camp « anti-ancien régime ». Mais force est de constater que les deux candidats préfèrent alimenter leurs discours de ces antinomies.

Du coup, d’un côté comme de l’autre, une escalade d’injures et de discours abominables radicalise la campagne, relayée par une presse très loin de se sentir garante de la pacification politique, n’hésitant pas à faire choux gras de ces diatribes – oh combien pénibles-, rajoutant une couche à certaines provocations.

Que ce soit les équipes de Beji Caid Essebsi ou celle de Moncef Marzouki, toutes les deux nous gratifient des même envolées.

Prenons ce dernier par exemple. C’est la même rengaine, martelée inlassablement, invoquant la peur du « retour de l’ancien régime ». Celui qui avait, lui-même, estimé, à juste titre, la victoire de Nidaa tounes, lors des législatives, comme « une victoire basée sur la peur » du parti islamiste d’Ennahdha, semble reprendre à son profit ce même procédé.

M. Zouheir Ismail, conseiller du président provisoire, dans un article d’opinion publié sur le site d’Al Jazeera y va de sa fronde pour lyncher son adversaire politique :

– Le qualifiant d’ « héritier du régime déchu, un nom de l’ancien système qui nous revient »,

– Les instituts de sondages ayant donné celui-ci largement en tête, et la chaine Nessma « soutient Beji Caid Essebssi et Hamma Hammami » qui « ne cache pas sa haine » vis-à-vis de Marzouki, sont aussi pointées du doigt.

De plus, et probablement à la suite de la prise de position de la part de Zied Laadheri, porte-parole du Front Populaire, Zouhair Isamail dégaine en affirmant que :

la gauche tunisienne n’est plus un mouvement à visée sociale, depuis que plusieurs de ses grandes figures se sont alliées au régime de Ben Ali, durant les deux décennies …».

Il semblerait que Moncef Marzouki et ses conseillers mettent tout le monde dans le même panier. Ceux qui ne sont pas avec eux sont tous des « alliés de l’ancien-régime ». Caricaturale manière de définir ceux qui n’ont pas voté pour lui.

Il ne s’agit pas là du seul point d’une campagne basée sur des clivages. Afin de mieux monter les citoyens les uns contre les autres, le conseiller de Marzouki renchérit en saluant l’intelligence de l’électorat du sud tunisien, oubliant une partie des citoyens tunisiens situés plus au nord dont le seul malheur ait été de ne pas voter pour Moncef Marzouki.

Enfin et après avoir comparé le candidat Nidaa Tounes à un membre de l’ancien régime, et rappelé que c’est contre celui-ci que s’est levée la révolution du 14 janvier, issue du sud pro-marzoukien, il n’hésite pas à établir une classification entre les « pauvres en marges (de la société), et le centre citadin », entre « le sahel et les régions intérieures », et enfin entre « les villes de la corruption bourgeoise et les cités marginalisées les entourant », avant de conclure par l’évocation du candidat « rassembleur » que se veut être Marzouki.

Beji Caid Essebsi, quant à lui s’est signalé par son absence de la scène médiatique tunisienne, préférant les médias internationaux (principalement français), après les résultats du premier tour, laissant le soin à son directeur de campagne Mohsen Marzouk, ou à d’autres membres de son parti de communiquer sur les résultats de ce premier tour. Ces derniers tombent eux aussi dans la facilité d’un discours diviseur.

Que ce soit ce dernier qui appelle les habitants du sud « à modifier leur choix pour ne pas sortir du contexte national » , telle une menace brandie contre une partie du territoire certes à la botte de son adversaire politique, mais -rappelons-le à M. Marzouk- constituée de citoyens tunisiens que son candidat se doit de représenter au mieux, comme l’ensemble des citoyens tunisiens, s’il était amené à accéder à la présidence de la République, ou Khmais Ksila, qui affirme que « la campagne électorale de Marzouki a été menée par des groupes djihadistes », la médiocrité de leurs discours attisent plus encore ce brasier ardent, divisant à leurs tour la Tunisie entre « Djihadistes/salafistes » d’un côté et leurs partisans de l’autre, amenant même les électeurs de Moncef Marzouki à manifester pacifiquement dans les rues de Médenine, et aujourd’hui à Ben Guerdane, contre ces propos.

Moncef Marzouki lui-même réitère les mêmes arguments ou presque que son conseiller dans une interview accordée à France 24 :

– « L’ancien régime est revenu avec sa machine, la machine RCD : ses techniques, ses habitudes, son langage, son discours, sa façon de voir le problème »,

Aujourd’hui, la bataille n’est pas une bataille entre islamistes et non islamistes. La bataille est entre l’ancien système qui est en train de revenir et le nouveau système »,

Il y a les démocrates et les anti-démocrates »,

Chez les démocrates, vous avez des islamistes démocrates, et vous avez des laïcs démocrates. Et de l’autre côté, vous avez l’ancien régime »,

– A propos de son adversaire au second tour Beji Caid Essebsi : « cela montre bien que sa conception de la démocratie est quelque peu vacillante ». « Il a toujours été un homme de l’autocratie ».

– Quant à la question salafiste et terroriste : « Après tout, oui, moi mon travail, c’est de gagner les salafistes à la démocratie […], les sortir de la tentation terroriste. […] Et je me félicite de tout salafiste qui viendrait me rejoindre parce que c’est quelqu’un que j’ai arraché à la tentation de la violence »,

Revenant sur les propos de son adversaire : « Traiter un million cent mille Tunisiens d’islamistes, de salafistes, de terroristes, n’est pas digne d’un homme qui prétend rassembler les Tunisiens. […] C’est non seulement un mensonge, parce que c’est totalement faux, mais c’est une insulte au peuple tunisien ».

S’acoquiner avec une base incontrôlable, instable et dangereuse, appelant à la haine, au meurtre et à la division, ayant conduit au sang versé par nos soldats, notre garde nationale et nos civils, est tout aussi irresponsable. Pour preuve, voilà ce que certains de ceux qu’il souhaite « faire sortir de la tentation terroriste » comprennent de son discours.

Après tout, vouloir faire sortir les salafistes de la tentation terroriste est sommes toutes louable. Maintenant, pourquoi ne pas en avoir fait autant avec ceux qu’il considère comme « alliés de l’ancien régime », soit la frange de la population n’ayant pas voté pour lui ? Pourquoi ne pas avoir voulu les inclure dans ce processus démocratique au lieu de continuer de diviser sur cette question ? Après tout ne sont-ils pas tout aussi tunisiens que les salafistes qu’il prétend vouloir inclure dans une société pacifiée, lui le « rassembleur » ?

Que Moncef Marzouki ait des griefs, contre le discours réducteur de son adversaire, est légitime. Cependant il semble oublier, pour sa part, que ses discours, ainsi que ceux de ses conseillers, sont aussi diviseurs qu’immoraux et irresponsables que ceux de son adversaire. Cela est d’autant plus vrai, que Moncef Marzouki est le président sortant, ayant connu l’exercice du pouvoir ces trois dernières années, et n’ayant pas franchement réussi à être aussi « unificateur » qu’il le propose de l’être à l’avenir.

Quant à Beji Caid Essebsi, une des déclarations phares a été donnée à Radio Monte Carlo, où il estime que :

…Ceux qui ont voté pour Monsieur Marzouki sont les islamistes. Ce sont eux qui se sont arrangés pour être avec lui… c’est-à-dire les cadres d’Ennahdha, c’est-à-dire le parti qui est encore plus extrémiste qu'(Ennahdha). Il y a avec lui aussi des salafistes jihadistes et (…) les ‘ligues de défense de la révolution’ [Ligues de protection de la révolution, LPR] qui sont tous des ‘partis’ violents.

Reprenant, par là même, les mêmes arguments que lors des législatives, brandissant l’étendard de la peur, Beji Caid Essebsi a raté une occasion de se taire. Si acoquinement il y’a, entre Marzouki et ces franges, il est plus que réducteur, limite insultant, d’attribuer l’ensemble des voix de ce dernier à de simples « salafistes, jihadistes ». Cette déclaration a d’ailleurs été reprise sur les réseaux sociaux par l’électorat de Marzouki, tournant en dérision les propos du candidat de Nidaa Tounes.

Durant cette même interview accordée à Jean Jacques Bourdin, Beji Caid Essebsi tient, lui aussi, un discours diviseur. Si Marzouki place le sien sur la scène géographique, voire sociale, le leader de Nidaa tounes se place sur une scène idéologique :

Malheureusement, il va y avoir une coupure en deux, les islamistes d’un côté et puis tous les démocrates et les non-islamistes de l’autre.

Ce que semble occulter Beji Caid Essebsi, c’est qu’aussi étrange que cela puisse lui paraitre, il existe des islamistes démocrates, tout comme des non-islamistes non démocrates. Cette fracture idéologique qu’il martèle est une dérive des plus dangereuses dans une Tunisie, où la question de l’Islam politique est encore brulante, et où ce genre de discours effraye à juste titre une frange ayant encore à l’esprit 23 ans de clandestinité, de peur de voir ressurgir leurs anciens démons.

Ce qu’omettent Marzouki,tout comme Caid Essebsi, c’est que la portée de tels discours est tout aussi dangereuse pour cette démocratie naissante que ce qu’ils voudraientt nous faire croire.

Indépendamment du discours de Beji Caid Essebsi, c’est l’arrogance de ces sympathisants qui a été très remarquée, ces derniers jours. L’ex député d’Al Massar, Karima Souid en a, d’ailleurs, ramassé les pots cassés, obligeant la direction de Nidaa Tounes de s’excuser. Si le cas de l’ex-députée a été médiatisé, nombreux sont ceux qui n’ont pas voté pour lui et qui ont été, en revanche, traités de noms d’oiseaux sur les réseaux sociaux.

Encore une fois, le calcul politique et cette manie à acculer l’adversaire se font aux dépens de la qualité politique, et pire encore, au détriment de la pacification sociale, entretenant l’un comme l’autre, un discours diviseur, haineux, pouvant mener à des dérives sanglantes.

Il est fort dommage de voir, aujourd’hui, une scène politique, à mille lieues de l’idéal démocratique tant espéré. Il est décevant de voir tant les politiciens eux même et leurs sympathisants, que les médias, tomber si bas, dans cette escalade de la haine, du dénigrement et de la violence, au détriment d’une campagne politique respectable, basée sur le caractère fédérateur d’un futur chef d’Etat. Ce chef est, en effet, censé représenter, durant les cinq prochaines années, l’ensemble d’une population, d’un pays, et poser le ciment d’une démocratie saine. Force est de constater que ni Marzouki, ni Caid Essebsi, ne sauront l’être, tant ce « combat de coq » les discrédite, à l’avance, élargissant le fossé entre les expectations des citoyens et la réalité d’un monde vouée à l’insécurité. Car n’est-ce pas sur ces cendres ardentes de la division que les tensions les plus vives, menant à des guerres civiles éclatent ?

Pensons à l’Egypte, où la haine crée par Morsi et ses adversaires, et accentuée par des médias à leurs bottes, a mené à de sanglantes répressions qui perdurent aujourd’hui.

Pensons à l’Irak, où la « guerre des mots » entrainant une guerre tout court, entre sunnites et chiites a permis à l’Etat Islamique de Daech de s’y engouffrer.

Pensons au Liban, qui continue aujourd’hui encore de panser ses plaies.

Quel que soit le vainqueur du scrutin du second tour, et pour peu que le scrutin soit aussi serré que prévu, ces discours de la violence ne feront qu’attiser et engendrer des dérives pouvant évoluer en affrontements physiques menant à une guerre civile, alimentée par ces propos nauséabonds.

Alors de grâce, messieurs les candidats, corrigez votre discours, débattez vos programmes, soyez des Hommes d’Etats et non de simples politiciens avides de pouvoir et ce quel qu’en soit le prix !

Comme disait Napoléon Bonaparte : « On ne conduit le peuple qu’en lui montrant un avenir ; un chef est un marchand d’espérance. ». Force est de constater messieurs, qu’aujourd’hui à travers vos discours, l’un comme l’autre, vous n’êtes que des marchands de « peurs ».