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C’est sans contradicteur, face à une chaise vide et un journaliste complaisant, que Béji Caïd Essebsi est apparu samedi soir sur al Hiwar Ettounsi. Il a expliqué notamment que s’il refuse un débat de l’entre-deux tours de la présidentielle, c’est qu’il considère que la situation tunisienne est comparable à la France de 2002, lorsque Jacques Chirac avait refusé un débat à Jean-Marie Le Pen avant le second tour…

Pour parfaire sa démonstration, à la question «  vous considérez Moncef Marzouki d’extrême droite ? », Essebsi répondra : «  il n’est pas d’extrême droite… Il est extrémiste en tout cas ».

Ce postulat résiste-t-il à l’épreuve des faits ? Pour le savoir, examinons une semaine d’actualité de campagne électorale présidentielle ainsi que le background idéologique de chaque candidat.

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Vendredi 12 décembre, Conférence de la commission nationale de soutien à Béji Caïd Essebsi. Le décor est planté : panneau géant avec la devise simpliste inspirée par le général al Sissi, «  Tahiya Massr », devenu «  Vive la Tunisie ». Les soutiens de la 25ème heure viennent faire allégeance publique. A première vue, des composantes politiquement diverses se rallient au candidat nonagénaire. A y regarder de plus près, il s’agit de la plus large concentration de tendances droitières qu’ait connu le pays.

Seule exception, ou intrus, à ce déploiement néolibéral et nationaliste, la présence du socialiste Samir Ettaieb (0 sièges à l’Assemblée des représentants), assis aux côtés du milliardaire Slim Riahi, est symptomatique de l’histoire récente de la gauche tunisienne, contrainte de collaborer avec les destouriens pour exister.

Ennahdha-friendly, qui, quand, comment ?

Samedi 13 décembre, 33ème Conseil de la Choura, Ennahdha, aux prises avec les prémices d’une rébellion sans précédent dans les rangs de ses dirigeants, se contente d’un communiqué convenu, où est réitérée l’idée de formidable «  consensus » et où est loué «  le climat positif » de «  confiance mutuelle » qui prévaut à l’Assemblée.

Les Frères musulmans tunisiens, partagés depuis toujours entre la tentation révolutionnaire et celle de l’ordre et la stabilité, se dirigent aujourd’hui vers cette dernière option conservatrice pour les cinq prochaines années, du moins chez leur leadership.

Lorsque l’intellectuel et opposant en exil Marzouki s’était allié à eux durant les années de plomb puis sous la troïka, ce fut sur la base de la composante révolutionnaire, aujourd’hui minoritaire à la Choura. Une composante de la rébellion qu’il exaltait en eux en sus de l’idée de dignité et du bannissement du délit d’appartenance.

A contrario, lorsque Nidaa Tounes se rapproche, comme actuellement, d’Ennahdha, c’est en captant ce que l’islam politique a de plus pragmatique, de plus économiquement libéral et droitier. Une fois sa formation confortablement institutionnalisée via 69 sièges, le chef qui a «  une boutique à gérer » est manifestement plus enclin à l’entente cordiale avec les nostalgiques de l’ancien régime.

Dernier exemple en date, l’unanimisme démocratiquement inquiétant dans lequel l’Assemblée a voté la loi de Finances 2015, expédiée à 147 voix pour et 15 contre, malgré une controversée recapitalisation des banques publiques.

Qu’est-ce que le lepénisme ?

Au-delà de l’âge des deux hommes (seulement 1 an et demi d’écart), Béji Caïd Essebsi partage de nombreux points communs objectifs avec Jean-Marie Le Pen.

«  Je ne suis pas nationaliste. Je déteste le nationalisme », confiait en revanche récemment Moncef Marzouki à un intervieweur.
Si Essebsi se réclame du bourguibisme, il n’en a en réalité retenu que les aspects les plus nationalistes et conservateurs, et cite le Coran bien plus abondamment que son mentor.

Si elle se réclame de la laïcité, l’extrême droite française, aussi identitaire que ses homologues européennes, reste très attachée aux «  racines chrétiennes ». «  Nous voulons un islam tunisien », réaffirmait Essebsi cette semaine, en déplacement au mausolée Sidi Belhassen Chedly, comme un écho à la “préférence nationale”.

En Egypte, le très pieux al Sissi, qui combine superstition et fascisme, est bien plus proche du projet des extrêmes droites contemporaines que ne le sont les Frères. Or, le mépris affiché des droits de l’Homme, «  notion incompatible avec la lutte antiterroriste », est une autre similitude entre Essebsi et le général égyptien.

Pilier de la pensée universelle des droits de l’Homme, l’abolition de la peine de mort est l’un des regrets récurrents exprimés par le candidat Marzouki, pour n’avoir pas pu la faire adopter par l’Assemblée constituante. Le Front National français a toujours été en faveur du rétablissement de la peine de mort.

Autre aspect incontournable du lepénisme, sa dimension dynastique et héréditaire. A tel point que ces dernières années, Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen ont volé la vedette à leur père, en occupant, tout comme Hafedh Caïd Essebsi à Nidaa Tounes, des fonctions importantes au sein d’un FN dont elles ont patiemment gravi les échelons.

Le lexique de la guerre est par ailleurs omniprésent dans le langage belliqueux du FN, tout comme il le fut dès la genèse de Nidaa Tounes, initialement «  Nidaa al Watan » (littéralement l’appel de la nation), mettant en exergue les thématiques du devoir militaire et celle du «  sauvetage ».

Comme Le Pen et ses innombrables déclarations polémiques, Béji Caïd Essebsi est aussi un habitué des dérapages verbaux (régionalistes, xénophobes, misogynes, autoritaires, etc.), du langage ordurier, et du révisionnisme historique.

Dans le cadre de l’entraide internationale entre partis nationalistes, le parti Baath syrien et le régime de Bachar al Assad entretiennent des rapports privilégiés avec le FN : la machine de propagande électronique frontiste a en effet prêté main forte à la dictature syrienne via des sites tels que infosyrie. Avant de gagner les législatives, Nidaa Tounes avait envoyé l’émissaire Lazhar Akremi à la rencontre de dignitaires à Damas, en anticipation du rétablissement des relations diplomatiques avec le régime, rompues par Marzouki.

Plus généralement, la gestion patriarcale de Nidaa, tenu par un patriarche qui n’a toujours pas organisé de congrès, la nostalgie à la «  Tunisie d’avant », l’aristocratie du «  tunisois de souche », l’apologie du «  prestige » narcissique de l’Etat, sont autant de traits qui confinent au lepénisme de manière quasi mimétique.

Comparaison n’est pas raison, mais l’analogie opérée par Essebsi méritait que l’on s’y arrête, tant elle relève de l’état de déni.