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Plus de 150 ans après le Pacte Fondamental du 10 septembre 1857 aux dispositions, en grande partie, reprises par la 1re Constitution tunisienne du 26 avril 1861 et après plus d’un demi-siècle de la date de la promulgation de la Constitution de 1959, celle du 27 janvier 2014 s’inscrit dans ce long processus tunisien en terme de garantie des droits fondamentaux et de règles relatives à la dévolution du pouvoir.

Tout un legs théorique et non moins de façade (Pacte Fondamental : art. I, II, IV et XIII ; Constitution de 1861 : art. 86, 88, 89, 105, 109 et 114 ; Constitution de 1959 : art. 5 à 14.) fut repris, complété et développé selon les standards du 21e siècle dans une nouvelle Constitution destinée cette fois-ci à être, ENFIN, effective.

Pour rappel, le Pacte fondamental ne fut qu’une charte octroyée de la part d’un absolutisme beylical. Quant à la Constitution de 1861, elle releva d’une sorte de “pactum subjectionis” sans portée. Et s’agissant de la Constitution de 1959, cette dernière fut confectionnée par le néo-destour sur les mesures de Bourguiba, lequel bénéficia d’une assemblée intégralement acquise à la cause du “nouveau père de la Nation”, chantre du modernisme tunisien. La même Constitution fut ensuite charcutée par Ben Ali pour lui permettre de prendre ses “aises” au dessein viager. Un dessein qui s’écroula le 14 janvier 2011, mettant un terme à cette longue débâcle de ce qui était supposé devenir, en 1959, la démocratie tunisienne.

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Il était temps ! Le 27 janvier 2014, pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, la Constitution promulguée peut être, à juste titre, qualifiée d’un authentique acte issu des représentants de la volonté nationale.

L’accouchement de ce document a été long. Un accouchement qui a été précédé par plusieurs projets aux maladresses et aux vocabulaires parfois stupéfiants pour un texte constitutionnel. La version finale, adoptée après moult améliorations, le fut à une majorité écrasante. Une majorité conséquente venant clore les difficiles concessions de parts et d’autres.

Si le produit constitutionnel final a, pour beaucoup, satisfait -dans son ensemble- aux exigences d’une transition démocratique, il demeure néanmoins porteur de nombreux risques.

Il s’agit des risques liés à certaines dispositions singulièrement vagues pouvant aller dans le sens d’une restriction des libertés et droits fondamentaux. L’économie générale de la Constitution fait transparaître une volonté certaine pour faire sortir le champ religieux des querelles partisanes. Ceci en soumettant ce champ religieux à un strict contrôle par l’État. Si la démarche est louable en soi, car ayant fait ses preuves dans les pays scandinaves, le vocabulaire utilisé demeure pourtant périlleux, tant il est à double tranchant et tant l’interprétation des dispositions suivantes est susceptible de permettre le meilleurs comme le pire :

– attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam (préambule);
– identité arabe et musulmane (préambule) ;
– appartenance à la culture et à la civilisation de la Nation arabe et musulmane (préambule) ;
– La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion… (art. 1) ;
– L’État est le gardien de la religion (art. 6) ;
– L’État s’engage à diffuser les valeurs de la modération et la tolérance et à la protection du sacré et l’interdiction de toute atteinte à celui-ci (art. 6).

Il est important cependant de relever que, d’une part, le sens de ces dispositions va beaucoup dépendre du rôle de la Cour constitutionnelle. Celle-ci sera très tôt confrontée au besoin de clarifier la portée desdites dispositions vagues. D’autre part, il est utile de ne pas ignorer le contexte si spécifique à la nouvelle Constitution tunisienne qui s’est distingué par une ambiguïté des termes -souvent voulue- pour ne pas bloquer les compromis.

Il convient, en effet, de relever que pour arriver au large consensus ayant permis l’adoption du texte, il était judicieux, en effet, de filer “le bébé”, le moment venu, à la Cour constitutionnelle. Ceci avait pour avantage de “surseoir” à des débats politiques vigoureux, parfois non dénués de violence verbale durant le processus de la rédaction de la Constitution.

Et ce n’est peut-être pas plus mal… Car, par ce biais, on passe à une forme de « juridicisation » du débat via l’arbitrage futur de la Cour constitutionnelle. Et les expériences politiques des démocraties occidentales indiquent que l’on gagne toujours -en termes d’apaisement des tensions sociales et politiques- quand on glisse des confrontations politiques vers celles juridiques. La sociologie politique montre par ailleurs qu’il est toujours moins difficile pour les radicaux d’accepter les positions d’une Cour de justice que celle d’un adversaire politique qui “semblerait imposer” ses points de vue. De même, pour les leaders politiques -et nous le voyons souvent au sein des démocraties européennes- il est plus facile de calmer leurs ailes radicales en mettant le tort sur un organe juridictionnel plutôt que de justifier un éventuel échec à imposer leurs vues à leurs adversaires politiques.

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En sera-t-il ainsi en Tunisie ? L’avenir nous le dira, quand bien même cela ne sera pas sans certaines tensions…

Entre temps, et parce que l’hégémonie commence toujours par la répression de la liberté d’expression, quels sont les risques à proprement parlé à cet égard ?

Là encore, tout dépendra de l’étendue de l’interprétation de la Cour constitutionnelle de l’article 2, entre autres :

« La Tunisie est un État séculier, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. »

… et des dispositions de l’article 49 disposant :

Les restrictions aux droits et libertés ne peuvent être décidées qu’en cas de nécessité exigée par un État civil [séculier] et démocratique et dans l’objectif de protéger les droits d’autrui, la sécurité publique, la défense nationale, la santé publique ou la morale publique, en respectant le principe de la proportionnalité des restrictions à l’objectif recherché.”
“Les instances juridictionnelles se chargent de la protection des droits et libertés contre toute violation.”
“Aucun amendement ne peut porter atteinte aux droits de l’Homme et aux libertés garanties par la présente Constitution.

À noter que ce même article 49 recèle de nombreux concepts non moins vagues à l’instar de “sécurité publique, défense nationale et morale publique“. Si dans les démocraties occidentales nous retrouvons également ces mêmes termes vagues, en Tunisie, ils s’avèrent porteurs d’une grande insécurité juridique du fait de l’absence d’une longue tradition jurisprudentielle -à l’image de ce qui existe dans les vielles démocraties- et sur laquelle ne pourra pas s’appuyer la Cour constitutionnelle.

Les risques sont ainsi réels et la société civile devra continuer à jouer un rôle majeur -notamment et spécialement- à l’occasion des futures décisions de la Cour constitutionnelle. En somme, les sit-in pour le respect des libertés fondamentales ayant eu lieu devant l’Assemblée nationale constituante devraient se déplacer désormais devant le siège de la cour constitutionnelle. Sit-in en soutien à ladite Cour, gardienne, qu’elle est, des droits et libertés des citoyens, tels que formulés, notamment, dans le Chapitre II de la Constitution. Un rôle indiscutablement capital qui sera celui de la future Cour constitutionnelle… Pourvu qu’elle soit à la hauteur.