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Nos juges sont en grève pour défendre une indépendance qui fait peur non seulement au pouvoir, mais aussi aux défenseurs des droits que sont les avocats ainsi qu’aux citoyens, premières victimes de leur plus récente et excessive grève.

Les uns et les autres ont raison de rappeler que le système de la dictature n’a tenu que grâce à l’appui actif des juges. Ceux-ci, dans leur quasi-majorité, n’étaient pas seulement aux ordres du pouvoir, mais les précédaient souvent pour plaire, complaire et arranger la loi selon ses désirs.

C’est une vérité amère, mais qu’il nous faut rappeler pour être objectifs. Certes, ce n’était pas propre aux juges, mais au vu de leur responsabilité de dire la loi et de l’appliquer, ils ne peuvent aujourd’hui la fuir.

Un juge qui se respecte n’applique pas une loi scélérate avérée; or, durant la dictature, nos juges ne l’ont pas seulement appliquée, mais aussi violé certaines d’entre elles pour dire l’injustice et le non-droit.

Voici un exemple de leurs turpitudes où leur responsabilité est engagée tout autant aujourd’hui que celle de leur ministre et des autorités du pays. Car il s’agit d’une injustice flagrante.

Maher Manaï, un innocent condamné à mort

Cette grave injustice est le prototype de ce qu’on pourrait appeler erreur judiciaire s’il n’y a pas trop de mauvaise foi en la matière empêchant de rectifier l’erreur, réparer la bavure.

C’est d’un gamin de 20 ans qu’il s’est agi qui, pour s’être retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment, a vu sa vie basculer. Arrêté, torturé, il a été condamné à la peine capitale pour un crime qu’il n’a jamais commis. Mieux, le vrai coupable a avoué depuis son forfait et cela n’a eu aucune conséquence sur le sort du malheureux.

Où est la justice ? Comment avec des cas d’injustice pareille donner leur totale indépendance aux juges qui serviraient encore mieux une dictature judiciaire sans laquelle la dictature politique n’est rien ?

C’est dans le cadre de l’enquête menée dans les prisons tunisiennes contre la peine de mort par notre ami Samy Ghorbal qu’a été révélée cette terrible injustice qui n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan d’injustice de l’ancien système dont l’arsenal répressif est toujours en vigueur.

Aujourd’hui âgé de 33 ans, Maher Manaï réclame toujours justice. Il est en prison depuis 2003, date de son arrestation à Sfax pour le crime qu’il n’a pas commis. Il a été condamné à mort en 2004 sans la moindre preuve, sur des aveux obtenus sous la torture. Sa peine a juste été commuée en prison à vie.

Des preuves d’innocence ignorées

Certes, comme la majorité de la jeunesse de ce pays, le jeune homme n’était pas tout blanc, des peccadilles lui ayant valu quelques sévères six mois de prison auparavant.

Cependant, rien ne justifiait une condamnation à mort ni surtout pour cacher les flagrantes irrégularités ayant entaché la procédure judiciaire, une machination ourdie contre un innocent, dans laquelle les juges ont marché ou n’ont pas su démonter.

Voici comment l’intéressé a parlé de son affaire lors de l’enquête ci-dessus évoquée :

Mon frère avait eu des ennuis avec la police, car il s’était disputé avec un chef de poste et l’avait frappé. On m’avait arrêté en sa compagnie et conduit dans les locaux de la brigade de Sakiet Ezzit. Là, les policiers m’ont infligé un tabassage en règle. Cet épisode m’a traumatisé et révolté. C’est à ce moment que mes problèmes ont commencé. Une fois libéré, dès que j’en avais l’occasion, je me querellais avec eux, je les frappais, par bravade, avant de m’enfuir…

C’est en 2012 que la preuve de l’innocence du jeune homme est avérée, un codétenu reconnaissant sa complicité dans le meurtre attribué à Maher. Pourtant, l’action en révision du procès bien qu’ayant donné lieu à des audiences s’est enlisée et n’a rien donné. Et le jeune, bien qu’innocent, preuves désormais à l’appui, reste à ce jour en prison.

Voici ce qu’en dit l’enquête conduite par M. Ghorbal :

Le cas Maher Manaï est exemplaire des dysfonctionnements, des aberrations et de l’arbitraire du système judiciaire tunisien. Aucune des garanties procédurales prévues par la loi n’a été respectée dans son affaire. Le principe de la présomption d’innocence a été foulé aux pieds, pendant l’interrogatoire, pendant l’instruction, orientée par une enquête falsifiée, et pendant le procès, où la voix des accusés est rarement prise en considération.

Doit-on attendre 2023, date théorique de sa libération, pour rendre enfin justice à Maher Manaï ?

L’indépendance de la justice est dans la contestation des lois scélérates

Qu’attend le ministre de la Justice et les autorités tunisiennes pour confirmer par des actes concrets leur profession de foi en une justice irréprochable ? Qu’ils décident sans plus tarder que justice soit rendue à un innocent qui a trop souffert de l’incurie de nos juges au service de la dictature !

Et que les juges qui font grève, manifestant pour leurs droits à l’indépendance, se soucient un peu plus des droits des nombreuses victimes de leurs abus et aient en peu plus d’humilité à les servir !

Qu’ils commencent par révolutionner leur mentalité, la toilettant de la dictature mentale qui y est incrustée par un comportement indigne de la plupart de ceux qui ont servi la dictature avant de réclamer leur indépendance et l’obtenir alors en toute légitimité !

Qu’ils se joignent, par exemple, à tous les défenseurs des droits de l’homme pour réclamer justice à Maher Manaï ! Qu’ils se penchent sur les propos de notre ami Mourad Zghidi qui vient de rappeler à l’opinion publique cette affaire et qu’ils interrogent leur conscience : méritent-ils vraiment l’indépendance réclamée ?

Je connais la réponse des nombreuses victimes de nos lois scélérates servies par des juges souvent zélés : non !

Pour démonter leur mérite à une indépendance responsable, nos juges se doivent de manifester une réelle éthique dans l’exercice du noble art de rendre la justice en n’appliquant plus d’office les lois scélérates de la dictature !

Qu’ils montrent, en s’abstenant aujourd’hui de rendre le don-droit selon le système législatif de la dictature, un zèle comparable à celui qu’ils ont eu au service de la dictature déchue. Qu’ils agissent donc dans le sens inverse : celui de suspendre au nom de la justice immanente l’application des lois injustes, mettant en œuvre immédiate, face à l’impéritie du législateur et des politiques, l’esprit et la lettre du seul texte aujourd’hui juridiquement valable, la Constitution.