Kamikaze-suicide

Se donner la mort, consciemment ou inconsciemment, mais volontairement toujours, la démarche suicidaire hante la demeure de nos vies depuis bien longtemps déjà. Elle existe depuis que l’Homme existe, car aussi douloureux et inacceptable soit-il, le sentiment suicidaire, puis son passage à l’acte, sont on ne peut plus humains.

Progressivement, lentement ou violemment, celui qui veut en finir avec la vie, programme son départ selon une stratégie plus ou moins planifiée. Il y a l’overdose de médicaments, le saut dans le vide, la pendaison, l’asphyxie par inhalation de gaz, la taillade des veines, etc. Ce, pour les méthodes de suicide les plus connues. La mort y devenant moyen et fin, l’ultime objectif étant de ne plus être.

Toutefois, l’autodestruction et l’anéantissement de soi peuvent prendre d’autres formes et adopter d’autres tournures que le cas d’une immolation, même en tant qu’acte isolé, ou d’un nouveau départ pour le djihad nous rappelle tous les jours.

Quels rapports et quels liens peuvent-il y avoir entre un Mohamed Bouazizi et un Seifeddine Rezgui ? Acte désespéré ? Mission suicide ? Sacrifier volontairement sa vie, au nom de quoi ? L’idée du sacrifice, dominatrice, avec pour Bouazizi un message à faire passer, et pour Rezgui un ticket pour le paradis et un départ pour un monde meilleur. Kamikaze contemporain d’une guerre informelle, avoir un objectif… et le suicide devient technique militaire. Si Seifeddine Rezgui ne s’est pas fait exploser, il savait pertinemment qu’à travers son acte, il allait tout droit vers la mort, son but ultime était de la semer, même si la sienne était au bout.

Rezgui sera-t-il considéré comme martyr par les « siens », ceux qui l’ont enrôlé dans la barbarie ? Et Bouazizi dans un acte différent mais tout aussi destructeur et dévastateur, s’est mis le feu au corps après s’être inondé d’essence, en hurlant et en réclamant son dû. Un Bouazizi qui est devenu martyr car son immolation a accouché d’une révolte populaire qui a métamorphosé le visage de la Tunisie.

Comment peut-on arriver à s’auto-incendier ? Cette forme de suicide qu’est l’immolation vient du latin immolare, soit « offrir un sacrifice » généralement d’ordre religieux. Par extension, le terme « immolation » est devenu synonyme d’assassinat, où l’on massacre des victimes qui ne peuvent se défendre. Etymologiquement, « en sacrifiant », l’on rend « sacré ».

L’origine du mot « immolation » se rapporte donc au sens de sacrifice. Si l’immolation peut avoir lieu par le feu, elle peut l’être aussi par l’eau, la terre, le bois, le fer ou tout autre moyen, le plus fréquent restant le feu.

C’est à partir de l’ère gauloise que l’immolation devient un rituel de suicide des guerriers sans espoir, en mettant le feu à leur maison et en courant se jeter dans les flammes. Nous ne sommes pas encore arrivés à la prise de feu directe sur le corps.

Quand nous parlons d’ « auto-immolation », c’est bien ici qu’il s’agit d’un acte suicidaire où un individu se met le feu à lui-même. L’auto-immolation est donc l’immolation d’une personne par elle-même. Il serait d’ailleurs plus juste, lexicalement parlant, de dire « auto-immolation » et non « immolation ».

L’ « auto-immolation » représente alors un suicide par le feu, où son instigateur a des revendications, et par son acte veut transmettre des messages et atteindre un objectif. Son suicide par le feu n’est jamais gratuit, il exprime des plaintes, des réclamations, des lamentations, d’ordre politique, socioculturel, socioéconomique, etc, et ne peut être motivé par la religion. Nous dépassons donc l’immolation-sacrifice pour atteindre l’immolation comme forme de protestation poussée à son extrême. C’est d’ailleurs dans notre histoire contemporaine que le suicide par immolation est directement relié et connecté à de fortes tensions politiques, forme d’indignation radicale.

Même si l’immolation est pratiquée depuis des siècles dans diverses croyances et cultures, ayant un rapport avec la notion de sacrifice et de donation de soi, avec une nuance religieuse quasi-mystique, c’est à partir de l’ère contemporaine, c’est-à-dire à partir de 1960 environ, que les hommes utilisent l’immolation comme forme d’expression revendicatrice. Les médias occidentaux en ont rapporté des centaines et des centaines de cas depuis. Et c’est à partir de la fin de l’année 2010 qu’une vague d’immolations sans précédent frappe les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord dans le cadre des protestations et des indignations survenues dans le monde arabe entre 2010 et 2011.

Ce qui a ranimé le « feu » des immolations disparues jusqu’ici des terres asiatiques et occidentales. Plusieurs moines, nonnes et laïcs tibétains se sont immolés depuis mars 2011, et toute une série d’immolations aux quatre coins de la France ont eues lieu depuis octobre 2011 et jusqu’à il y a à peine quelques mois.

Depuis l’avènement de l’immolation de Bouazizi et l’ensemble des immolations qui ont eues lieu à partir du 14 Janvier 2011, celui qui décide de se suicider par le feu en incendiant son propre corps, espère toujours par son acte susciter un débat, provoquer des interrogations d’ordre sociopolitique, même si celles-ci le dépassent complètement.

Meurtrir l’opinion générale en la défiant, transmettre et véhiculer un message par le biais d’un acte donnant la mort, le tunisien Seifeddine Rezgui le recherchait également à travers son action djihadiste.

Si l’idée même du djihad a évolué au fil du temps, multiples interprétations l’ont accompagnées, même avec leurs contradictions et leurs incohérences. Considéré comme un devoir dans la religion musulmane où la voix de Dieu tente de guider les fidèles vers la voie de la lutte, avec ses biens matériels mais surtout immatériels, pilier de l’Islam ou une de ses pratiques religieuses, notion à la fois concrète et abstraite, l’on a du mal aujourd’hui, à se figurer cette notion de « djihad » sans penser aux dégâts individuels puis collectifs qu’elle engendre.

Si l’on se positionne dans la posture du djihad donc du djihadiste comme celui qui le fait, qui le provoque ou qui le transmet, l’on peut d’ores et déjà être dans la position du combat, spirituel, verbal ou armé, le dernier étant bien évidemment le plus dangereux pour soi et pour les autres.

Nous ne sommes plus ici dans une attitude de lutte spirituelle, ou dans une quête d’amélioration personnelle et de la société dans laquelle nous vivons, nous sommes dans le concept d’action par la « guerre » avec la dialectique de perte et de victoire par le sang, avec la rhétorique de l’autre, l’infidèle, l’ « ennemi », catégorisation pour toute personne ou tout groupe musulman considéré comme tel car dans l’opposition et/ou dans la rébellion. Nous sommes alors dans le dépassement de la religion même, l’origine et la source du djihadisme n’étant plus la fidélité à la seule confession musulmane. Mener la « guerre sainte » pour un idéal religieux étant entièrement récupéré à des fins politiques.

Les nuances du djihadiste, hommes et femmes confondus, ne se comptent plus. De celles et ceux qui se font exploser, de celles et ceux qui partent sur le « front » en ne sachant pas à quoi leur vie va servir, de celles et ceux qui deviennent des cerveaux à la place de corps en suspend, tous sont et se savent kamikazes en leur sein. Ils sont dans l’effort aveugle d’une lutte et d’une résistance qui sera la cause et la conséquence de leur mort.

Qu’est-ce que cela si ce n’est la forme la plus hybride de suicide ? Emplie de tout ce que peuvent enfanter la marginalisation et le refus de la vie. Contradiction de cette forme de donation à la mort alors que le suicide est strictement interdit dans la religion musulmane, et dans l’ensemble des religions abrahamiques.

Hkeya-logoChronique à paraître une fois par semaine, « Hkeya » se propose de discourir d’un événement national et/ou international servant de « prétexte » pour soulever des questionnements autour d’une réalité socio, politico ou médiatico-culturelle.

Précisément, il ne s’agit pas ici de couvrir une actualité de manière « classique », mais de soulever des interrogations actuelles tout en invitant tout un chacun à la réflexion et à la discussion.

Sans tomber dans le billet d’humeur narcissique et unilatérale, « Hkeya » veut attrouper et convoquer des histoires pour faire avancer le débat citoyen.