Après des mois de tergiversations, le train de réformes des banques publiques s’est enfin mis en branle. Alors que l’audit complet de ces institutions, sinistrées par la corruption, n’a toujours pas été dévoilé, le ministère des Finances a lancé le recrutement d’administrateurs publics et de directeurs généraux pour la Société Tunisienne de Banque (STB), la Banque de l’Habitat (BH) et la Banque Nationale Agricole (BNA). A l’instar du plan de recapitalisation, le renouvellement des cadres dirigeants s’est déroulé dans des conditions opaques, laissant le champ libre aux déraillements.

Les bailleurs internationaux ont soumis le sauvetage des banques publiques à des critères rigoureux de bonne gouvernance, de compétence et d’honorabilité. L’une des étapes de l’assainissement bancaire consiste à renouveler les administrateurs publics et des directeurs généraux, avec la séparation des deux fonctions, comme le stipule la loi 37/2015 relative à la recapitalisation et la restructuration de trois banques publiques.

Le 15 mai 2015, le ministère des Finances lance une consultation pour le choix d’un bureau spécialisé afin de l’assister dans la sélection des administrateurs représentants les participants publics dans les conseils d’administration des banques publiques. La Direction générale des participations signale que l’appel à candidature en question concerne un « 2éme lot ». Comment expliquer, alors, que des administrateurs aient déjà été sélectionnés et nommés à la Banque de l’Habitat et à la Société Tunisienne de Banque, comme en témoigne l’Arrêté du ministre des finances du 29 juillet 2015 ? Parmi les nouvelles recrues, on retrouve Amel M’dini, la DGA de la Caisse de Dépôts et Consignations (CDC), nommé au conseil d’administration de la BH.

Selon un document parvenu à Nawaat, le recrutement des administrateurs publics de la BH et de la STB a été effectué par un comité de sélection interne composé de :

Anis Attaya, direction générale des participations,
Hédi Dammak, secrétaire général du ministère des finances,
Mohamed Chouikha, direction générale des participations,
Ali Ouerghi, direction générale de financement,
Jalloul Ayed, ex-ministre des finances,
Hassen Zargouni, directeur de Sigma Conseil.

La présence de Jalloul Ayed et Hassen Zargouni a de quoi inquiéter, quand on sait que le “lobby de l’excellence“, selon la propre expression de ce dernier, ne craint pas les délits d’initiés.

En plus de dominer le marché du sondage pré et post-révolution, Zargouni préside MicroCred, société de microfinance, agrée en novembre 2014 par l’autorité de tutelle. Financée à 3% par Sigma Conseil, la société est une filiale de PlaNet Finance, une ONG multinationale fondée en 1998 par Jacques Attali et Arnaud Ventura, dont l’apport est à hauteur de 67%. MicroCred Tunisie a bénéficié d’une subvention de 1,8 million d’euros de l’UE, et d’un don de 700 mille euros de l’Agence française de Développement. Une opportunité que Zargouni doit au décret du 8 septembre 2011, venu assouplir le cadre légal de la micro finance, proposé par Jalloul Ayed, alors ministre des Finances. Bailleurs internationaux et multinationales, eux aussi, présentent les microcrédits comme un remède à la pauvreté, ne tenant compte ni de la mauvaise santé des établissements bancaires, notamment la Banque tunisienne de solidarité (BTS), l’une des cinq banques publiques concernées par le plan de redressement, ni des 280 associations régionales qui dépérissent faute de financement.

La Caisse des Dépôts et Consignations : un repaire de lobbyistes

Mais pour l’ancien ministre des Finances, il s’agit d’encourager à grande échelle l’investissement privé, comme le prône son « Plan Jasmin » présenté au G8 dans le cadre du partenariat de Deauville. Il en sera, ainsi, de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) que Jalloul Ayed a créé pour gérer les biens mal acquis du clan Ben Ali-Trabelsi. Censé être le fer de lance d’une économie décimée, l’instance s’est vite transformée en cercle de spéculations lobbyistes. On sait par exemple que la gestion de la cessation de 37% du capital de Carthage Cement (15% détenu par Belhassen Trabelsi), a été confiée à Swicorp détenu par le milliardaire tuniso-suisse Kamel Lazaar. Tout récemment, le Conseil du marché financier (CMF) autorisait la reconstitution du capital de la société Compagnie Gestion et Finance (CGF), suite à l’entrée de la société SWICORP SA et Mr Kamel Lazâar, dans son capital, et ce, à travers une augmentation du capital en numéraire de 2 millions de dinars et une cession de parts.

En 2014, Swicorp devient partenaire dans Syaha Capital créé par la CDC. Cette société est administrée notamment par Safia Hachicha, une ancienne de Swicorp qui a rejoint le cabinet de Jalloul Ayed, lorsqu’il était ministre des Finances, et Amel M’dini, DGA de CDC. La vocation de Siyaha Capital est d’investir dans la dette des hôtels, en cédant la majorité de sa société de gestion à des privés. Le fonds Syaha a investit dans plus d’une dizaine d’unités hôtelières endettées. Une manière de doubler l’AMC (Assets Management Company) mandaté de « racheter les crédits accrochés auprès des banques et des sociétés de recouvrement et de restructuration des entreprises endettées, dans le but de renforcer leur rentabilité et leur réinsertion dans l’économie ». La loi portant création de l’AMC a été fortement rejeté par les hôteliers et n’a donc pas été votée à l’Assemblée.

En 2013, est créée la société CDC Gestion, associant IMbank (Ferid Ben Bouzid et Hichem Ben Fadhl) et Action Stream (Luciano Borin). Cette nouvelle structure s’occupe de « la gestion de fonds commun à risque prévu par le Code des organismes de placement collectifs (promulgué par la Loi n° 2001-83 du 24 Juillet 2001) et la gestion de portefeuilles de valeurs mobilières pour le compte de tiers ». Elle a également pour mission d’aider à mettre en œuvre une stratégie de développement des régions, dotée d’un fonds de 100 millions de dinars. Une mission qui incombe en principe à Action Stream, dirigée par l’italien Luciano Borin, un ancien d’ENI Group et de la Banque Mondiale, reconverti dans l’expertise de l’environnement.

Censé être un opérateur public financier qui investit dans des secteurs stratégiques dans les régions défavorisées, le CDC est entrain de sombrer dans la spéculation financière.

Il y a une année, l’homme d’affaires Radhi Meddeb confiait à un média qu’ « il faut distinguer parmi les grands groupes ceux qui étaient dans le premier cercle du pouvoir et les autres. Dans le premier cercle, beaucoup ont disparu, ont vu leurs biens confisqués. Mais les mécanismes sont restés les mêmes ». Radhi Meddeb (IPEMED) siége, en tant qu’expert au CDC, aux côtés de l’ancien ministre des Finances Jalloul Ayed, qui en est devenue “membre indépendant”, avec Ahmed Abdelkefi, ancien PDG de Karama holding et Président de Tunisie Leasing, Tunisie Valeurs, Tunisie Factoring et Tuninvest Finance Group, et Abdelwaheb Ben Ayed, PDG du Groupe Poulina, le même groupe qui a remporté l’appel d’offres pour la société Ennakl. Abdelkefi et Ben Ayed ont siégé dans le Conseil de la BCT en 2012.

Comme ses amis experts, Jalloul Ayed cumule les resposabilités. Il est également « membre indépendant » du comité conjoint établi par la Banque Centrale de Tunisie et le ministère des Finances chargé de restructuration des banques publiques. En 2013, il est nommé à la présidence de MED Confederation. Cet énième organisme de promotion de la coopération en Méditerranée réunit plusieurs institutions, dont l’IPEMED (Institut de Prospective Economique du Monde Méditerranéen) et la Caisse des Dépôts et Consignations tunisienne. Sans doute une question de réciprocité, car l’IPEMED est lui aussi financé par la Caisse française des Dépôts et Consignations (CDC) qui a signé un accord de coopération avec son homologue tunisienne.

Actuellement, l’IPEMED est conjointement présidé par l’homme d’affaires Radhi Meddeb (PDG de COMETE Engineering, Président-Fondateur de ADS, administrateur de CDC Développement, président du conseil du CFET, dédié à la microfinance, et membre du Conseil de la Banque Centrale de Tunisie en 2011), et Jean-Louis Guigou, époux d’Elisabeth Guigou, députée et présidente de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française. Celle-ci est membre du comité d’orientation politique de l’Institut. Après le départ de Ben Ali en 2011, les Guigou ont fait la Une des médias pour leur collusion avec feu Aziz Miled, PDG de Tunisian Travel Services et vice-président D’IPEMED en 2009, ainsi que le Groupe Mabrouk qui adhérait, en 2010, à travers sa branche financière, dirigée alors par Ismaïl Mabrouk, à l’IPEMED. Lors d’une visite officielle en Tunisie, en avril dernier, Mme Guigou exhortait l’Europe, la France en particulier, à aider la Tunisie, pour réussir les réformes économiques, générer des emplois au profit des jeunes et relancer l’investissement. On notera que l’IPEMED est financé par les fonds des entreprises qui le composent, une trentaine dont la moitié est française. Dans le Conseil de surveillance de l’IPEMED, siègent notamment Ridha Charfeddine, PDG du Groupe Unimed, et Stéphane Richard, PDG d’Orange. La même année, Hakim Karoui, le coach de Ben Ali, scellait avec Jean-Louis Guigou et Radhi Meddeb, le partenariat Young Mediterranean Leaders-IPEMED.

Hakim El Karoui est aussi associé dans Roland Berger Strategy Consultants, un bureau d’études qui a participé à l’audit complet de la Banque de l’Habitat, avec le cabinet FICOM, géré par Mongi Baccar, le frère de Taoufik Baccar, ministre des Finances et dernier gouverneur de la Banque centrale sous Ben Ali. Mongi Baccar a donc été en charge de l’audit de la BH en 2015, au même moment où sa villa a été saisie par justice au profit de la STB. A ces deux cabinets s’est joint ORGA dont le conseil d’administration est présidé par Hanen Feki Ben Ayed, responsable Corporate Finance & Participations à la BIAT.

Les DG des banques publiques : un ballet de jeux d’influence

En juillet 2015, le ministère des Finances a lancé un appel à candidature avec les termes de référence fixant le contexte, les responsabilités, les droits, les compétences requises et les conditions d’éligibilité. Confiée au cabinet de recrutement WorkoSolutions, la sélection des candidats était censée exclure les anciens PDG des trois banques publiques, à savoir Ahmed Rejiba (BH), Jaafar Khatteche (BNA) et Abdelwahab Nachi (STB). Mais Slim Chaker, le ministre des Finances les a finalement autorisés à concourir à leur propre succession. En août dernier, Abdelwahab Nachi affirmait « qu’il n’est candidat ni à la présidence du conseil d’administration de la banque, ni à sa direction générale ». Jaafer Khatteche et Ahmed Rejiba sont restés, eux, en lice.

Aux compétences professionnelles s’ajoutent des critères de probité que les Anticor revendiquent à cor et à cri. L’organisation I Watch a assuré à la directrice du FMI, Christine Lagarde, que des gens convaincus de corruption « sont toujours à leurs postes dans les banques publiques et ont même été parfois promus ».

⬇︎ PDF

Un actionnaire de la BH, Said Zaddem, conteste, lui, le maintien d’Ahmed Rejiba dans son poste. Pour preuve, Zaddem évoque l’incompétence de l’intéressé et son implication dans onze affaires de corruption, et par conséquent l’illégalité de la procédure de sa nomination en 2013. Il en a informé par courrier les deux présidents, Mohamed Ennasser et Habib Essid, la commission parlementaire des Finances, le gouverneur de la Banque centrale Chedly Ayari, le ministre des Finances Slim Chaker, et le responsable de Workosolutions, Youssef Souli. Ainsi, l’actionnaire affirme que le PDG de la BH est susceptible de poursuites dans plusieurs affaires déposées devant la commission de confiscation et la justice. Ces affaires sont liées au passage de Réjiba à l’UIB, l’ATB, la Banque Zitouna et Tunis Air, mais également pour l’acquisition illégale d’un bien immobilier grâce à ses accointances avec Sahkr El Materi.

Selon Maghreb Intelligence, la Banque de l’habitat (BH) a du procéder au remboursement d’un crédit de la Banque internationale arabe de Tunisie (BIAT), dans le cadre d’un arrangement. En effet, pour écarter la menace d’une prise de contrôle par les pouvoirs publics, par le biais d’une confiscation des 38% de parts détenues par son principal actionnaire, le groupe des frères Mabrouk, la BIAT a annulé sa plainte contre l’Etat. Marouane Mabrouk ayant vu ses avoirs gelés après le 14 janvier. Le deal comble certains actionnaires de la BIAT : Aziz Miled (13%) et Béchir Tamarziste (9,3%), la banque italienne Intesa Sanpaolo (5,97%), et l’industriel Mohsen Hachicha (5,1%). En revanche, il fait des malheureux parmi les actionnaires privés de la BH : Adel Zarrouk, Mohamed Sadok Driss, Néjib Marzougui, Ahmed Trabelsi et Rached Horchani. Ceux-ci ont tenté, sans succès, de s’opposer à l’opération.

Dans ce ballet des jeux d’influence, accointances et délits d’initiés de la haute finance, Jalloul Ayed, Candidat malheureux au poste de président de la BAD, ne désespère pas. Il s’est déclaré prêt à assumer les fonctions de nouveau gouverneur de la BCT.

On rappellera que Hayet Kbaier, députée Nidaa Tounés de la circonscription de Bizerte, a été nommée à la tête de la Tunisian Foreign Bank (TFB).