« La Malédiction », dernière création de Taoufik Jebali, sera présentée vendredi 04 et samedi 05 décembre à El Teatro.
Metteur-en-scène, comédien et dramaturge tunisien, Jebali est l’une des figures phares du quatrième art tunisien. Il dirige El Teatro, le premier théâtre indépendant du monde arabe qu’il a fondé en octobre 1987. Récemment paru chez Sud Editions à Tunis, l’ouvrage collectif « Théâtre dans le monde arabe » revient, en partie, sur son parcours. Extrait.
La scène est sombre. Mais elle passe aisément de l’obscurité frustrante aux lumières éclatantes. Et la transition entre les actes se veut violente. C’est avec de retentissants coups de feu ou d’intransigeants rythmes d’électro industriel qu’elle se fait. Difficile de donner la vie quand l’obscurantisme guette la marche vers les lumières. Même haute en couleurs, la scène n’est pas pour autant délivrée. Les personnages sont imprévisibles. Leurs actes sont intransigeants. Et leurs choix sont absurdes. Il s’agit de L’isoloir, pièce de théâtre mise en scène par Naoufel Azara et Moez Gdiri et présentée en 2011. Taoufik Jebali, né en 1944, assure la direction artistique et la conception de cette œuvre. La scénographie arbore une décoration d’un bureau de vote, d’un reality-show ou celle d’un call center. L’univers visuel de la pièce interpelle avec son approche, particulière, de l’esthétique claire-obscure. Même si les personnages sont en apparence bavards, la place du non-dit est préservée. Parfois même, il constitue le pourquoi du comment.
Dans L’isoloir, l’angoisse d’un éventuel échec hante les personnages. Tantôt paralysante, tantôt motivante, cette peur est le leitmotiv de leurs actions et de leurs réactions. Il n’empêche que chacun revendique sa différence, brandissant ses dogmes en une succession de réflexions. Ainsi, l’irrationnel se retrouve vêtu du rationnel. Pas de concession. Chacun campe sur sa position. Mais tout le monde — ou presque — change de place. C’est que la scène est, d’un acte à un autre, fragmentée par des cages sans barreaux où les personnages parlent trop et se noient dans leurs paroles pour laisser voter ce qu’ils ne disent pas. Ainsi Taoufik Jebali plonge-t-il les spectateurs dans une réflexion sur les élections. Tout gravite autour de l’isoloir, ce lieu de solitude extrême où tout se décide dans l’urgence. Les peurs s’y condensent engendrant les collisions sociales.
Ce dramaturge a veillé à broder le texte, écrit collectivement, par lui-même: il a été aidé par les deux metteurs en scène et les comédiens issus d’El Teatro Studio— son propre atelier de formation qu’il tient dans son espace. Le projet a pris sa vitesse de pointe en 2007, soit 20 ans après que l’espace d’art et de création El Teatro a ouvert ses portes. De quoi donner un coup de jeune aux productions de Taoufik Jebali qui refusent de prendre des rides. De nouvelles méthodes d’apprentissage théâtral ont fait naître une nouvelle énergie créative. « Cette démarche ne peut se faire qu’avec ceux qui acceptent de nager en eaux troubles » indique Jebali dans sa présentation d’El Teatro Studio.
Références distantes
Difficile d’examiner les œuvres de Jebali sans y déceler l’intellect de Samuel Beckett. La référence s’y dissimule avec subtilité. Si Beckett puise son inspiration dans la folie dont il fait un miroir sur lequel il brise ses pensées premières, s’il fait de l’irrévérence la fibre de la trame comique de ses œuvres, Taoufik Jebali en reste imprégné tout en prenant de la distance. Réflexes existentialistes obligent. Perdre sa singularité serait comme signer l’arrêt de mort de sa créativité. Il prend les parcelles semées par la pensée unique et les éparpillent sur scène. Il contemple ensuite leur anarchie et la dissimule en la drapant dans des dialogues satiriques. Sa manière de jouer la comédie est aussi abstraite que sa façon d’en tisser la trame. C’est que l’incarnation d’un semblant de folie lui plaît, l’amuse. Pour lui, la doxa serait le manifeste de cette folie. La rage de Jebali est exprimée à coups de répliques satiriques. Ainsi, savoure-t-il l’amertume de la chute de l’humanisme en trinquant ses verres d’ironie à la santé des fertiles champs de l’absurde.
Le plus grand manifeste de cette approche reste la célébrissime série de créations théâtrales Klem Ellil (1989-1997). Sa continuité s’exprime clairement dans Ici Tunis (2002) ou encore dans Klem 11/9 : les voleurs de Bagdad et s’étale avec plus de subtilité à des œuvres plus récentes comme Les Au-delà tiens (2010). Autant de pièces de théâtre dont la mise en scène et la dramaturgie reviennent à Taoufik Jebali. Ses jets d’humour acerbe nous propulsent dans un labyrinthe où le non-sens pourrait bien prendre un double sens. Les dialogues amèneraient leurs entendeurs à la perdition si jamais leurs oreilles finiraient par les distraire en les empêchant ainsi de saisir les codes du non-dit. Dans Ici Tunis, par exemple, il opposait déjà deux projets de société. Ombres ou lumières, vie ou mort, accouchement ou enterrement, le face-à- face se manifeste dans une mise en scène où les comédiens déambulent entre des chaises blanches telles que celles utilisées dans les fêtes de mariages mais aussi dans les funérailles. Tout le monde attend. Félicitations ou condoléances? Les « sefsaris » blancs, cet habit traditionnel féminin tunisien, se livrent à une danse. Le spectateur risque de se perdre dans les mots et passer à côté du jeu visuel auquel se livre le metteur en scène.
Dans Klem Ellil, le cynisme de Taoufik Jebali pousse le dialogue à s’aventurer loin dans l’humour décalé. Mais le décryptage se fait à travers les cadres éparpillés sur scène et ramassés par des comédiens— chaque comédien pénétrant par sa main. Il se fait au travers d’une cape telle que celle d’un magicien ou d’un super héros. Son porteur ne l’abandonne jamais. Il y tient. Les comédiens enfilent des collants sur leurs têtes, déclament des mots éphémères aux ancêtres immortels, ricanent avant de se perdre dans l’obscurité. En effet, l’éclairage s’est souvent contenté d’éclairer leurs visages. Et au maximum, leurs corps. Quelques couleurs incohérentes émaillent les composantes de la scénographie. Les costumes aussi. Diverses mises en scène, costumes et autres astuces scénographiques se dressent désormais comme des codes établis entre Taoufik Jebali et les habitués d’El Teatro.
Taoufik Jebali n’a jamais nié son appartenance au théâtre de l’absurde. Mais il ne l’a guère revendiqué ni confirmé. La rupture est difficile avec l’une de ses références. Il s’agit de Bertolt Brecht qui a souvent nié son appartenance au mouvement du théâtre de l’absurde. Mais Jebali tient de toute façon à garder ses distances. Les vagues d’incertitude amène son œuvre à un terrain où une seule évidence survit, celle de susciter la réflexion voire même de forcer le spectateur à avoir un regard critique. L’effet V : c’est là où il rencontre Brecht. C’est cette « distanciation » qui lui permet de repousser son public pour le rendre encore plus proche de lui.
El Teatro, «mémoire d’un dinosaure»
Durant 24 ans, des codes ont été établi à El Teatro. Spontanément ? Non. Pousser à la réflexion est en soi un partage, un vecteur de communication. Aussi cryptée soit-elle. Au moment du décryptage, s’établit un rapport intime d’une convivialité aussi chaleureuse que la profondeur de la réflexion partagée. L’intensité se présente ainsi comme une unité de mesure de la force de l’échange.
En 1987, vient au monde Mémoires d’un dinosaure, premier né d’El Teatro, espace artistique qu’il a fondé au mois d’octobre de la même année. C’est la première création produite par lui-même et présentée dans sa propre salle. Il s’agit de son adaptation de Dialogues d’exilés, œuvre de Bertolt Brecht mise en scène par Rached Manai. Jebali y joue le rôle de Kalle, l’ouvrier, et Raouf Ben Amor y interprète Ziffel. C’est le début d’un périple particulier du premier espace théâtral indépendant en Tunisie et dans la région. Huit ans avant, Taoufik Jebali a été co-fondateur de la compagnie privée Théâtre Phou. À l’époque, les fondements de son identité artistique se laissaient voir dans Tamthil Klem (1980) dont il était co-auteur et dans laquelle il jouait en tant que comédien.
Outre Bertold Brecht, Taoufik Jebali a adapté au long de ses 25 années de carrière, des œuvres de William Shakespeare, Härms, Khalil Gibran, Denis Diderot, Jean Genet et Novarina ainsi que de bien d’autres. L’universalité de cet homme de théâtre a fait d’El Teatro un repère théâtral incontournable dans le monde arabe. C’est une marque de fabrique « artisanale », comme Jebali insiste à le rappeler à chaque fois que l’occasion se présente.
Toc, toc, toc ! 1987, naissance d’El Teatro. Il a déjà 25 ans. Aujourd’hui, cet espace d’art et de création est composé de trois aires. Pour les représentations, une salle éponyme aux 250 sièges et au plateau de 12 sur huit mètres. Pour les ateliers, ceux d’El Teatro Studio en l’occurrence, est consacré le « Carré d’Art », un studio au parquet en bois de 10 mètres accueillant parfois des mini- spectacles. Sans oublier « Aire Libre », une galerie d’exposition dédiée aux arts visuels. Il arrive que parfois les trois espaces travaillent en synergie.
Jusqu’en octobre 2012, la billetterie des représentations couvre environ 14% des charges d’El Teatro dont presque 19% sont assurées par une aide au fonctionnement fournie par le Ministère de la Culture tunisien. Mais en cette année de 2012, El Teatro a perdu un sponsor du secteur privé qui octroyait 20.000 dinars annuels (10.000 euros), soit l’équivalent de 7% de ses charges. D’autre part, El Teatro Studio représente, non seulement un espace d’apprentissage et de création, mais une source de financement d’El Teatro couvrant environ 8% de ses charges annuelles. Le reste des frais de cet espace artistique sont assurés par la location de la salle (19%), la distribution de ses créations (14%), une aide à la production de la part d’organisations de la société civile (11%), la buvette (3%), la galerie Aire Libre (1,5%). Difficile d’échapper à un déficit. Couvrir les charges est donc un travail de management, une lutte quotidienne. Idem pour la création.
Autour des productions d’El Teatro, un champ magnétique s’est créé, attirant ainsi les spectateurs vers les concerts, spectacles de danse et pièces d’autres metteurs en scène programmés à El Teatro : « Rêver. Avancer. Rompre le rêve s’il n’est plus rêve. Casser l’établi et l’installé. Accepter l’éventualité d’un échec avant celle de la réussite demeurent le credo d’El Teatro », écrit Zeyneb Farhat, directrice de programmes à El Teatro, dans la revue « Afkar/Ideas » publié dans l’automne de 2004. Le rayonnement international a suivi le rayonnement national. À la veille de 2013, El Teatro réunit une pléiade de jeunes metteurs en scène employés à animer les ateliers d’El Teatro Studio. Les comédiens en herbe y poussent tous les jours. Certains comédiens confirmés les fréquentent. La dynamique amorcée par Jebali fait des étincelles, celles de nouveaux artistes beaucoup trop impatients de se libérer de la machine « artisanale ». Ils fuguent pour le mainstream. El Teatro reste là, quant à lui, à accueillir ceux qui se réjouissent de « la nage en eaux troubles ».
NDLR : Le chapô, le titre et les intertitres ont été ajoutés par la rédaction.
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