La forte mobilisation protestataire de ces derniers jours, lourde d’espérances, de transformation sociale et de peines infligées par la cruauté d’une histoire inique, semble aujourd’hui donner les moyens d’engager un questionnement qui s’impose. Une riposte policière se met en place, toujours selon les préceptes ancestraux de l’Etat-flic. De l’autre côté, le lumpenprolétariat gesticule sournoisement en foutant le bordel à tout-va. Un climat de peur généralisée se met en place, couronnée par la mesure, aussi simple que ses auteurs sont simples d’esprit, de décréter un couvre-feu anxiogène écourtant ce qui subsiste d’une journée hivernale désenchantée. Et puis encore, la belle clique médiatique nous tapisse la cervelle avec ses conneries éternelles, assurant à merveille une fonction de propagandiste de premier plan au pouvoir politico-affairiste adossée à une belle flicaille qui se frotte les mains, non pas de froid, mais parce qu’elle se prépare à casser de l’homo-sapiens.
Ayant pour objet le soulèvement et ses acteurs, un florilège de récits contradictoires instaure un climat de doute en discréditant la mobilisation aux yeux de la population. Il devient donc clair à partir de ce moment que le soulèvement se trouve le cul entre deux chaises. Une meute d’ennemis le guette pour l’encercler et le faire avorter. Le discours officiel s’est juré de dépolitiser la mobilisation tout en développement une version narrative – qui manque cruellement d’imagination d’ailleurs – aux fins de discréditer les acteurs du soulèvement. Dès lors, il devient nécessaire de réfléchir aux conditions de réussite d’un soulèvement que beaucoup de monde œuvre corps et âme à faire échouer. Les lignes de clivage qui impliquent la mobilisation, les antagonismes et le champ de luttes dans lequel elle s’insère, appellent quelques réflexions qui viseraient à mieux appréhender les enjeux et à rendre intelligibles les perspectives stratégiques du mouvement.
De prime abord, il faut protéger le soulèvement des velléités de dépolitisation que le discours officiel et son larbin médiatique s’acharnent à exprimer. En cantonnant la vague protestataire dans une dimension purement revendicative, le discours politico-médiatique dominant s’attèle à restreindre la signification réelle de cette mobilisation en escamotant les enjeux politiques du mouvement social. Il ne suffit guère de reconnaître la « légitimité » des revendications économiques et sociales pour rendre compte de l’aspect politique de la vague contestataire. Il faut l’inscrire dans un schéma de luttes politiques intensives et permanentes, parfois d’une violence paroxystique, entre groupes sociaux dominés et groupes sociaux dominants.
Dès lors, le soulèvement est perçu – et se perçoit aussi lui-même – comme un épisode d’une lutte des classes qui a toujours existé. Les dominants ont toujours peur de reconnaître cette réalité du monde social, précisément parce que la question de la reconnaissance de son existence relève elle-même de cette lutte. Concevoir la mobilisation de la sorte, prendre acte de son insertion dans un schéma de luttes politiques entre des forces sociales antagoniques, lutter contre les tentatives de dépolitisation qui s’inscrivent dans le déni de la lutte des classes, c’est damer le pion aux représentations communes au corps social qui veulent circonscrire la mobilisation dans une dimension purement revendicative, et qui incorporent l’image caricaturale de simples chômeurs paumés en quête d’emploi.
Cela suppose aussi une définition précise de l’identité de classe des acteurs de la mobilisation, avec tout ce que cela implique au niveau des alliances entres les catégories sociales belligérantes. Tisser des liens puissants entre les couches sociales concernées par la lutte, à savoir les salariés de la classe moyenne et les diplômés-chômeurs, devrait passer par une alliance stratégique qui se traduit au niveau des organisations représentatives de ces catégories dans la société civile (UDC, FTDES, plus généralement toutes les organisations à vocation sociale qui se sont déployées dans les régions sinistrées de la Tunisie, et éventuellement les bureaux régionaux de l’UGTT, le positionnement de l’organisation vis-à-vis du soulèvement étant jusque là ambigu…).
La mobilisation devrait aussi conquérir d’autres positions de la société civile en essayant d’attirer de plus en plus d’organisations de différents domaines, celles qui s’activent dans la défense des droits de l’Homme en particulier. Un effet de boule de neige est à rechercher, le but étant de former une constellation de groupes sociaux qui prendraient part à la mobilisation. Tout en constituant une sorte de bloc historique potentiel qui se concentrerait autour des régions dominées, cette alliance exclurait de facto les agitations périlleuses du lumpenprolétariat – probablement à l’instigation de mafias organisées … – et prendrait à rebrousse poil les velléités d’instrumentalisation et de récupération que les groupuscules fascistes réactionnaires armés ont déjà formulées. Ceux-ci se frottent déjà les mains pour détourner le soulèvement de son essence vers leurs projets funestes…
Aussi, le champ des luttes dans lequel évolue le soulèvement impose une stratégie efficace de riposte contre les représentations véhiculées par le discours pseudo-savant qui squatte insolemment les plateaux télé de pacotille. Les piètres analyses de certains invités, imbus de leurs petites personnes et présentés comme spécialistes de tout et de rien, relèvent d’une stratégie rhétorique qui fausse les véritables problématiques dans lesquelles s’inscrit le soulèvement.
Dès lors, il devient urgent de développer – et là il s’agit d’une mission qui s’inscrit dans le long terme – une connaissance scientifique des clivages socio-territoriaux en Tunisie. La production d’un savoir alternatif aux balivernes pseudo-savants s’inscrit dans la finalité d’armer le mouvement contestataire de manière à contrecarrer le discours des « ingénieurs sociaux » qui fausse les consciences à propos de la réalité des luttes qui se jouent. Elle doit mobiliser plusieurs champs de recherche et s’inscrire dans une approche pluridisciplinaire, mobilisant aussi bien l’histoire et la géographie que la sociologie et la science économique. Le soulèvement se doit ainsi de jeter les fondations d’une connaissance engagée en appelant à une recherche scientifique qui aurait pour objet les mécanismes de domination et de sa reproduction dans la société tunisienne, préparant le terrain à un cumul de savoir qui pourrait être mobilisé dans les luttes politiques futures. A ces enjeux cognitifs se juxtaposent les enjeux de la propagation de ce savoir, des canaux de diffusion appropriés qui permettent de renforcer cette connaissance et de lui donner une voix puissante. En tout cas, ces questions méritent d’être pensées sur la base d’une stratégie cognitive que les groupes sociaux actifs à l’intérieur de la mobilisation élaboreraient avec les intellectuels prédisposés à faire cet effort (aussi peu nombreux et minoritaires qu’ils soient…).
La question de la mémoire est aussi au centre de la lutte. Une stratégie mémorielle aux contours bien définis devrait renforcer le mouvement social tout en œuvrant à la construction d’un continuum entre les différents épisodes des luttes menées par les groupes dominées. Garder le souvenir vif de la répression policière de la mobilisation du 17 décembre, le rappel incessant de la souffrance endurée par les militants dans les tanières obscures de la flicaille et la lutte continuelle contre l’oubli du passé des luttes sociales relèvent de la construction d’une identité mémorielle propre au soulèvement.
La mobilisation protestataire est l’expression épisodique d’un devenir socio-historique en gestation. Elle se présente comme le fruit de certains rapports de domination qui dressent le portrait d’un Système-Tunisie un peu à l’image du Système-Monde : D’un côté, une formation centrale dominante, tant au niveau économique et social qu’au niveau du discours, narcissique et arrogante jusqu’à la moelle et refusant de faire parler d’autre chose que d’elle-même. De l’autre, une périphérie dominée, pillée, stigmatisée et exilée dans les limbes du discours. Celle-ci se soulève actuellement, comme elle l’a déjà fait plusieurs fois auparavant. Elle s’époumone pour s’imposer dans le discours et se révolte de sa condition de dominée. Ce texte a été écrit dans le but de réfléchir aux conditions d’émancipation de cette périphérie dominée depuis les temps immémoriaux. Il n’a pas la prétention de proposer des solutions, mais celle d’initier une réflexion qui permettrait de dépasser les échecs des luttes antérieures.
Le soulèvement devrait donc être pensé – et se penser aussi – autour des axes déjà exposés. Il doit gagner du terrain en se concevant déjà comme faisant partie d’un grand schéma de luttes politiques, en opérant sa propre définition et en se gardant de ses ennemis, en se dotant d’une identité de classe et d’une identité mémorielle spécifiques, en développement son historicité propre et en suscitant la production d’une connaissance scientifique dont il s’armerait pour mener les luttes futures dans des conditions cognitives meilleures. Ces différents axes sont peut-être discutables. L’essentiel, c’est que les potentialités du mouvement social ne sauraient éclore véritablement en l’absence d’une réflexion globale sur ce que peut le soulèvement…
Quelle est l’alternative pour notre pays à la lumière du contexte actuel, national et international ?
Comment peut-on définir le recours à une littérature d’une autre époque, avec la terminologie fluide, appelant au soulèvement, à la protestation, pour la transformation sociale, la cristallisation de la lutte des classes, l’avant-garde prolétaire, …. ?
Pas loin de chez nous en méditerranée, nous avons remarqué le comportement du gouvernement du parti d’extrême gauche en Grèce, le parti anti-système SYRIZA (coalition de communistes pro-européens) a lui aussi plaidé avant son arrivée au pouvoir pour un programme populiste utopique démagogique…
Avec la prise du pouvoir et la pression très forte de la réalité du pays, du contexte européen et international, SYRIZA a fait un virage de 180 °, ce qui a fait exploser la coalition et l’organisation de nouvelles élections.
Maintenant l’équipe dirigée par le leader de SYRIZA, le premier ministre Aléxis Tsipras , après avoir signé un accord avec le FMI et l’UE , est revenu aux règles de l’économie de marché pour accepter les privatisations , de rembourser les dettes , de pratiquer l’austérité , de diminuer les salaires , de ne plus recruter dans le secteur public , de soulager les caisses de retraites , ….
Entre un discours populiste et la réalité, tout un monde.
Nous vivons dans un monde de pragmatisme et de réalisme.
Se soulever pour mettre un pays à genoux, pendant que des casseurs et des anarchistes profitent de la situation, le tout au nom de la lutte contre l’injustice, contre la corruption, pour le droit au travail, ….ce n’est pas une solution .
Seul le verdict des urnes en démocratie peut transformer le modèle de société.
Le cas contraire, sous de fallacieux prétextes peut mener à une guerre civile …..Profitable aux ennemis de l’Etat, les terroristes qui veulent nous renvoyer des siècles en arrière.
Permettez-moi de clarifier quelques équivoques. Vous semblez tenir l’idée, de par les sous-entendus qui truffent votre argumentation, que le texte appelle à la révolution socialiste. Alors permettez-moi de préciser que, aussi “marxistes-léninistes” que les allures de ce texte puissent être, son modeste auteur est loin d’appartenir aux idéologies qui tiennent des marxismes historiques. J’oserais rappeler que le concept de lutte des classes, aussi “marxisement” connoté qu’il soit, n’est pas l’apanage de la pensée marxiste, et que même avant Marx, certains libéraux y ont eu recours. En revanche, et ça je vous l’accorde, la transformation sociale reste tout de même dans la toile de fond du texte. Ladite transformation n’est parfois pas un luxe volontariste, mais une nécessité historique imposée par l’état des lieux structurel des rapports de force économiques, sociaux et politiques. Et ce sont justement les germes de cette transformation sociale qui constituent l’alternative, pour répondre à votre interrogation. Par ailleurs, l’analyse des expériences de ce qu’on appelle “la gauche radicale” dans l’espace européen n’est pas aussi simple que l’on puisse croire. Ces expériences restent tributaires du poids électoral, du jeu d’alliance politique et surtout de la nature même de la construction européenne. L’échec de la formation Syriza, par exemple, peut être expliqué par le fait que celle-ci n’a pas été aussi “radicale” qu’elle prétend l’être. Vouloir se maintenir dans la zone euro tout en revendiquant la fin de l’austérité est en effet une posture aussi absurde qu’un cercle carré… Quoi qu’il en soit, il est certes instructif de s’inspirer des enseignements des expériences qui se déroulent ailleurs, mais le contexte est loin d’être le même, bien entendu… Ici, le soulèvement n’est peut-être pas un choix, après tout. Il faut voir toutes les dynamiques du développement régional en Tunisie, toute l’histoire des politiques publiques du développement depuis l’indépendance – et les structures qui existaient bien avant – et prendre acte de la nature spécifique des rapports de domination qui s’exercent dans le pays, et qui est territorialisée (d’où l’appel à la constitution d’un savoir sur la question…). Alors oui, les urnes peuvent effectivement amener à changer les choses par le biais des politiques publiques qui pourraient être appliquées par une nouvelle formation au pouvoir, mais ne condamnons pas le mouvement social au silence, car le politique c’est avant tout l’affaire de la collectivité qui n’est pas toujours prompte à respecter la périodicité électorale…