Elles sont nombreuses, et de tout âge, devant le siège de la délégation de Jebiniana, qui compte plus de 44 000 habitants. Certaines portent leurs jeunes enfants dans les bras. A vu d’œil, elles seraient même bien plus nombreuses que les hommes. Et cela, n’étonne personne. « Bien sûr qu’il y a plus de femmes, puisque ce sont elles les premières victimes de la misère », rétorque Wassila, venu réclamer une augmentation de salaire.

« Les ouvrières de chantiers sont payées 236 DT, tout ce que nous demandons est d’aligner notre salaire à celui du SMIC, soit 316 DT ». Elles sont là depuis une dizaine de jours et n’ont pas l’intention de laisser tomber, tant la colère est grande. « Qui s’inquiète pour la facture d’électricité non-payée ? Qui s’inquiète pour son fils qui ne pourra pas remplacer ses chaussures déchirées ? Qui s’inquiète de ne pas pouvoir préparer un repas pour ses enfants ? Les femmes ! », lance Selma, les yeux fatigués et soucieux. Les promesses des autorités, serinées comme un disque rayé, n’ont fait que remuer le couteau dans la plaie.

Misère, exclusion sociale et chômage

Pour le porte-parole des ouvriers de chantiers, Jamil Ben Romdhan, rien n’a été fait pour Jebiniana, ni avant, ni après la Révolution. « Depuis 2011, nous multiplions les manifestations, les rassemblements, les négociations avec le gouverneur, et tout ce que nous avons eu, ce sont des promesses sans lendemain », s’indigne-t-il. Ce jour-là, les revendications sociales portaient essentiellement sur l’augmentation des salaires, la titularisation des ouvriers et l’accès à la couverture sociale.

Dans le gouvernorat de Sfax, c’est à Jebiniana que nous comptabilisons le plus d’ouvriers de chantiers puisqu’il y en a actuellement 450. Or, c’est un statut très précaire, qui doit être réformé.

Mais c’est toute la situation économique de la région qui est dénoncée : « nos jeunes sont au chômage, nos femmes sont marginalisées, le gouvernorat de Sfax nous alloue un budget dérisoire tandis que Sfax se taille la part du lion, les usines ont fermé, et celles qui sont restées ouvertes polluent l’air qu’on respire. Il n’y a plus rien à Jebiniana, c’est une ville abandonnée à son sort », explique Mounira Bhiri qui ne rate pas un seul rassemblement depuis la semaine dernière. En effet, depuis 2005 de nombreuses usines ont fermé, et aujourd’hui la zone industrielle est quasi-déserte. Les offres d’emplois se font rares. Lundi 25 janvier, elles n’ont pas hésité à forcer la porte du siège de la délégation pour protester à l’intérieur, alors que l’armée était censée leur interdire l’accès.

Selon Sabri El Ghali, coordinateur de l’Union des Diplômés Chômeurs de Jebiniana, la précarité des travailleurs et le nombre sans cesse croissant des diplômés chômeurs a rendu la situation explosive. Les habitants ont le sentiment d’avoir été oublié. « L’emploi et l’éducation devraient être la priorité du gouvernement, or jusqu’à aujourd’hui il n’y pas eu de propositions claires. Lors de notre dernière réunion avec le 1er délégué, il a fini par nous dire : allez manifester, faites ce que vous voulez, de toute façon je n’ai pas de solutions à vous proposer », témoigne Sabri El Ghali qui s’inquiète pour les nombreuses familles de Jebiniana qui vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Résistance au féminin

Et souvent, ce sont les femmes qui se sentent responsables de cette misère. Alors, elles se démènent pour pouvoir répondre aux besoins élémentaires des siens, et se retrouvent forcées à porter seules la responsabilité de leurs familles. L’Association Féminine pour la Protection de la Famille (AFPF) en sait quelque chose : « la misère des femmes de Jebiniana est accentuée par les problèmes d’alcoolisme. Ainsi, le peu d’argent qui va être gagné par un père, un frère ou un fils, servira à acheter de l’alcool plutôt qu’à nourrir la famille », regrette la présidente de l’association Kmar Ennaili. Aucunes d’entre-elles ne voudra le dire devant la caméra. A l’écart, une femme d’une trentaine d’années, le visage marqué par la fatigue, nous avoue pourtant qu’elle est la seule à travailler : sa mère s’occupe de la maison, et son père et ses 4 frères traînent dans les cafés. Elle finira par leur trouver une excuse :

Mon père est malade, et mes frères sont jeunes. Je suis l’aînée, c’est à moi d’assumer.

Devant le siège de la délégation, Fethia Louhichi tend son oreille là où le ton monte, s’interpose, donne son avis, puis rejoint un autre groupe. « La femme de Jebiniana, personne ne l’a comprend et personne n’a de compassion envers elle. Je n’ai vu que du mépris ». Ouvrière de chantier et mère de trois enfants, elle mène une lutte quotidienne pour faire vivre sa famille : « parfois, je n’ai pas de quoi soigner mes enfants, imaginez ceux qui n’ont même pas de travail ? ». L’émotion est grande, et Fethia Louhichi ne parvient pas à retenir ses larmes. Le désespoir des femmes de Jebiniana est à son comble. « Qu’est-ce que je suis supposée répondre à mon fils de 6 ans quand il me dit ‘j’en ai marre de cette vie », s’interroge-t-elle, la voix étranglée. Et le combat de ces femmes n’est pas prêt de se terminer. Dans cette ville sinistrée, le militantisme fait partie de leur histoire et rien ne pourra les faire reculer. « Ne vous souvenez-vous pas qu’il y avait déjà des poches de résistances ici, à Jebiniana, à l’époque de Bourguiba ? », s’exclame Mounira Bhiri. Et de poursuivre, avec ce dicton tunisien : « Que l’on vit tous dignement, ou que l’on meurt tous ».

L’AFPF tente, tant bien que mal, de répondre aux problématiques de l’emploi, de l’insertion sociale ou de l’accompagnement des jeunes, mais les chantiers sont titanesques. Alors, c’est par des petits projets que les militantes de l’association ont décidé de s’engager : création d’ateliers de couture et de pâtisserie pour favoriser l’indépendance financière des femmes ; formation et sensibilisation à la citoyenneté ; activités pour les enfants. « C’est un travail de longue haleine, mais nous en voyons déjà les fruits et cela nous motive à poursuivre nos actions », note la présidente de l’association. Et de l’action, il en faudra pour ses femmes qui semblent porter toute la misère du monde sur leurs épaules. Pour qu’elles se sentent un peu moins seules.