Mouvements de protestation, grèves, sit-ins, blocage de routes, affrontements avec les forces de l’ordre… Pendant une semaine, la Tunisie a connu un mouvement de révolte qui s’est étendu sur tout le territoire. Une tension sociale véhiculée par la colère de nos concitoyens contre la léthargie du gouvernement sur l’urgence sociale qui touche plusieurs régions du pays, notamment la précarité, le chômage, et la dégradation du pouvoir d’achat. Cet embrasement social n’est qu’un rappel à la société Tunisienne que la précarité qui affecte la plupart des régions du pays ne s’est pas améliorée après la révolution.
Malheureusement, non seulement la situation n’a pas changé dans ces régions, mais les déséquilibres régionaux se sont accentués depuis la révolution : « les disparités régionales ont été, paradoxalement, exacerbées par les politiques économiques. La politique industrielle et plus précisément le Code d’Incitation aux Investissements, la réglementation relative au marché du travail et la politique agricole ont contribué à accentuer et non à atténuer les déséquilibres régionaux »[1].
Hormis la politique économique, les disparités régionales ont été accentuées par l’exclusion sociale et par la consolidation des situations de rente. En effet, la IIème République n’a toujours pas démantelé le système institutionnel hérité du Régime Ben Ali qui a favorisé la corruption et les comportements anti-concurrentiels via les pratiques de copinage qui accordent des positions de monopole de marché à ceux qui ont des liens avec les politiciens ou l’administration. Il est indéniable que ces pratiques ont un impact négatif sur la justice sociale, l’accès aux opportunités économiques et la redistribution des richesses. C’est également le constat du Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux et d’Avocats Sans Frontières : « La mauvaise gouvernance, le copinage et la corruption sont d’autres processus à l’origine de la marginalisation ou l’exclusion »[2].
Pauvreté, écart de prospérité, chômage, accès aux services de base et aux infrastructures, connectivité… Les inégalités sont plus criantes que jamais quand on passe en revue les différents indicateurs ;
Un tiers des habitants de Kasserine sont pauvres
Les disparités régionales les plus flagrantes concernent la pauvreté, qui s’est davantage concentrée dans les régions Ouest du pays. Malgré un recul global du taux de pauvreté au niveau national, les gains en termes de réduction de la pauvreté demeurent fragiles et inégalement répartis. A titre d’exemple, le taux de pauvreté sur le Grand Tunis avoisine les 9%, alors qu’il atteint un maximum de 32% dans la région du Centre-Ouest.
De tels écarts reflètent parallèlement de grands écarts de prospérité. En effet, l’écart dans la moyenne de consommation des ménages entre le Grand Tunis et la région du Centre-Ouest a atteint 56%.
Tout comme les gains en termes de réduction de la pauvreté, les inégalités en termes de dépenses de consommation des ménages ont diminué au niveau national pendant qu’elles ont augmenté entre les régions.
Le taux de mortalité maternelle est 3 fois plus élevé dans les régions intérieures
Les disparités régionales sont également criantes en termes de Développement Humain et d’accès aux services publics de base (services de santé, d’éducation, d’eau et d’assainissement). Pour preuve, le ministère du Développement régional et de la planification indique que le gouvernorat de Kasserine pâtit de l’indice de développement régional le plus bas du pays (0.16, contre 0.76 à Tunis)[3].
Les habitants des régions intérieures font notamment face à une discrimination en matière d’accès aux services de santé au regard du nombre de médecins par habitant et au nombre de lits d’hôpitaux[4]. L’accès aux services de santé est et particulièrement concentré autour des grandes villes (moins de 1% des Centres de santé de base de la Tunisie se trouvent dans des délégations se situant à plus de 2 heures d’une grande ville)[5]. Et cet obstacle a son lot de conséquences désastreuses ; les taux de mortalité maternelle dans les zones rurales sont 3 fois plus élevés que dans les zones urbaines (70 décès pour 100.000 naissances vivantes contre 20)[6], car les femmes des zones rurales bénéficient de moins de services prénataux (seulement 55% des femmes peuvent bénéficier d’au moins 4 visites prénatales, contre 75% dans les zones urbaines)[7] ou de traitement pour les grossesses à risque. Les enfants des zones rurales ont 2 fois plus de probabilité de développer un retard de croissance par rapport à ceux vivant dans les zones urbaines (10% dans les zones rurales contre 4%)[8].
Quant à l’accès aux services éducatifs, la région du Centre-Ouest (gouvernorats de Kasserine, Kairouan et Sidi Bouzid) est particulièrement marquée par l’analphabétisme, elle affiche le taux le plus élevé du pays (32% contre 12% à Tunis)[9]. Dans ces gouvernorats, plus de 1 élève sur 4 habite à plus de 3 kilomètres de l’école primaire la plus proche, contre une moyenne nationale de 12%. Ceci se traduit par une plus grande probabilité de redoublement et d’abandon scolaire qui atteint respectivement 20,1% et et 12,7% au lycée de Kasserine[10]. L’accès aux études universitaires est également largement favorable aux habitants des zones urbaines, avec 74% des inscrits en université vivant dans des délégations se situant à 1 heure d’une grande ville. Ceci est dû aux insuffisances en termes d’établissements universitaires, d’équipements pédagogiques et de qualité du personnel enseignant dans les régions de l’intérieur[11].
Les inégalités concernent aussi l’accès aux services publics de base ; alors que 97% des ménages du Grand Tunis sont desservis en eau courante[12], ce taux chute à seulement 55% dans zones rurales[13]. Pire, le taux de logements reliés au réseau public d’assainissement avoisine les 93% à Tunis, alors qu’il n’est que 12% à Sidi Bouzid (Centre-Ouest)[14].
A Gafsa le chômage est 4 fois plus élevé qu’à Monastir.
L’évolution du taux de chômage durant les dernières années a enregistré une nette amélioration dans les zones côtières (7% dans le gouvernorat de Monastir) pendant qu’elle s’est davantage détériorée dans les régions de l’intérieur (un maximum de 28% au gouvernorat de Gafsa). La hausse du taux de chômage a essentiellement affecté les régions qui avaient déjà un taux de chômage élevé, à savoir les régions les plus pauvres du pays (le Nord-Ouest, le Centre-Ouest, le Sud-Ouest et le Sud-Est).
Dans son rapport de 2014, la Banque mondiale établit une corrélation entre le déficit de performance d’emplois dans les régions de l’intérieur et les inégalités en termes de développement humain : « les différences dans l’accès aux services de base et la dotation en capital humain persistent notamment entre les zones phares et celles qui accusent un retard, et pourraient être l’élément clé dans les disparités régionales au niveau des résultats du marché du travail »[15].
Ces disparités peuvent être également expliquées par le déficit de connectivité au réseau routier et ferroviaire du pays, qui forme un obstacle pour l’accès aux marchés, c’est le cas notamment pour tout le Sud de la Tunisie. C’est une des causes principales du fait que ces régions pâtissent d’une faible économie d’agglomération. Dans ce domaine, la Tunisie accuse un retard significatif par rapport à toute la région MENA (39% de connectivité rurale contre une moyenne de 58% dans le reste de la région)[16].
Le déficit d’accès aux transports publics a aussi son incidence sur le marché de travail dans les régions de l’intérieur. Les chercheurs d’emploi dans ces régions trouvent notamment des difficultés pour se déplacer vers le lieu d’embauche ; seulement 54% des ménages du Nord-Ouest vivent à 15 minutes de l’arrêt de bus le plus proche, alors que ce taux monte à 87% à Tunis[17].
Presque toutes les entreprises industrielles se situent aux alentours de Tunis, Sfax et Sousse
Le manque d’opportunités de travail dans les régions intérieures résulte également du fait que l’activité économique du pays se concentre sur le littoral ; selon le rapport de la Banque Mondiale « 92% de toutes les entreprises industrielles se concentrent en Tunisie à une heure de route des trois plus grandes villes tunisiennes : Tunis (la capitale), Sfax et Sousse. Ces trois villes côtières sont le centre de l’activité économique représentant 85% du PIB du pays »[18].
Cette concentration de l’activité économique le long des côtes est naturellement et historiquement orientée vers les échanges commerciaux avec les marchés extérieurs. Or, cette tendance a été amplement exacerbée par la politique industrielle du pays, essentiellement orientée vers la promotion des exportations (via le Code d’Incitations aux Investissements), au détriment du marché local. Ceci n’a fait que renforcer le phénomène de regroupement des entreprises tunisiennes autour des grands centres urbains le long du littoral, et c’est également le cas des entreprises étrangères (elles ne sont que 13% à s’être installées dans les « zones de développement régional prioritaire »[19]).
Si la ville de Tokyo montre la même tendance de concentration de l’activité économique, les disparités régionales au Japon ont été progressivement équilibrées par le développement inclusif, et la redistribution équitable des richesses créés par la croissance, ce qui a conduit à une convergence des niveaux de vie et de l’accès aux services de base sur l’ensemble du territoire. Ce qui est très loin d’être le cas pour la Tunisie.
Hormis le regroupement spatial des entreprises sur le littoral, la majorité des entreprises privées présentes dans les régions intérieures sont de petite taille (94% de sociétés unipersonnelles dans le Centre-Ouest[20]), donc très limitées en matière de capacités de création d’emplois. Ces deux facteurs, conjugués, affectent lourdement l’activité économique et la disponibilité des emplois dans ces régions. Ce qui a eu pour conséquence un exode rural massif des travailleurs vers les zones économiques à plus haute productivité, le long du littoral. Et comme le montre le schéma suivant, ces flux migratoires n’ont fait qu’appauvrir davantage les régions intérieures.
Les politiques économiques actuelles sont en train d’exacerber les disparités régionales.
Malgré le fait que la croissance économique et les investissements publics en développement humain ont fortement contribué à au recul de la pauvreté et à l’amélioration de la qualité des services de base au niveau national, le pays demeure fragilisé par des disparités régionales importantes. Ces disparités sont en grande partie le résultat des politiques économiques de l’Etat Tunisien, qui ont favorisé directement ou indirectement certaines régions par rapport à d’autres.
Certaines régions ont été directement favorisées à travers les situations de rente et les pratiques de copinage qui ont accordé des crédits importants ou des situations de monopole de marché aux familles proches du Régime. Tandis que d’autres régions ont été favorisées de façon indirecte à travers les règlementations et les régimes d’incitations ou de subventions de l’Etat Tunisien.
Selon les conclusions du rapport de la Banque Mondiale :
La politique industrielle, via le Code d’Incitations aux Investissements, favorise lourdement les exportations qui se concentrent, naturellement, le long des côtes. La politique de la concurrence a limité l’accès à la majeure partie de l’économie locale onshore laissant libre cours à un réseau de règlementations et de copinage d’entraver le développement de l’économie onshore. Les politiques relatives au marché du travail ont introduit une grande rigidité en imposant des salaires communs au niveau national ce qui décourage l’emploi dans les régions de l’intérieur du pays là où la productivité de la main-d’œuvre est plus faible. Même les politiques agricoles sont favorables aux cultures arables situées au nord et dans les zones côtières au détriment de l’arboriculture, de l’horticulture et de l’élevage des ovins et des caprins qui sont des activités à forte intensité de main-d’œuvre se trouvant essentiellement à l’intérieur. [21].
Ces facteurs constituent la principale contrainte au développement inclusif.
Pour une équité régionale et une convergence des niveaux de vie
Au vu de ces inégalités criantes en termes de développement régional, on ne peut que comprendre la colère et la révolte de nos concitoyens face à de telles discriminations. Au lieu d’ignorer leurs revendications légitimes et de recourir bêtement aux solutions sécuritaires pour étouffer le mouvement de contestation, notre gouvernement devrait rassurer les contestataires avec des mesures à la hauteur de leur désarroi, il s’agit là d’une responsabilité morale.
Combattre la corruption, démanteler le système de rente basé sur les pratiques de copinage et mettre fin à l’exclusion sociale, cela permettra de restaurer la confiance des citoyens en leur Etat et ses institutions. Reformer l’environnement des affaires et optimiser l’accès aux financements, cela constituera un excellent levier pour booster la concurrence dans les différents secteurs d’activité et d’améliorer la compétitivité, la croissance et l’autonomie des entreprises.
Le programme étatique des « zones de développement régional prioritaire »a montré ses limites. Les régions de l’intérieur souffrent d’un déficit de connectivité et sont insuffisamment dotées en services de base et en transports publics. Cela influence fortement l’entrepreneur lambda dans sa décision de s’implanter dans ces régions, car ces facteurs réduisent la viabilité économique de son projet.
La Banque Mondiale recommande plutôt « une politique qui se focalise sur l’amélioration des conditions de vie à travers le pays en assurant la qualité des services de base (tels que les services de santé, d’éducation et de transport), l’accès à une bonne infrastructure (telle que l’infrastructure de transport et de télécommunication) et plus généralement la qualité de la vie (y compris les manifestations culturelles et les installations récréatives) »[22].
Une autre solution serait de se diriger vers l’autonomie régionale. C’est une aberration de voir que les régions les plus pauvres, à savoir le Nord-Ouest, le Centre-Ouest, le Sud-Ouest et le Sud-Est, sont celles qui abritent les plus grandes exploitations agricoles, minières ou pétrolières du pays ; Le Nord-Ouest est la première région agricole du pays pour la production du blé, des viandes rouges et de lait[23]. Le Centre-Ouest abrite une des plus importantes réserves de marbre, de carbonate et de gypse du pays. Le Sud-Ouest, via le bassin minier de Gafsa, est l’un des plus grands producteurs de phosphate au monde. Et le Sud-Est abrite les plus importantes exploitations pétrolières et gazières du pays dans le gouvernorat de Tataouine.
Accorder l’autonomie à ces régions permettrait ainsi une redistribution plus équitable des richesses et une participation plus effective dans le processus décisionnel. Mais au préalable, il est primordial de reformer la justice et de restaurer l’Etat de droit, de combattre la corruption et d’instaurer les pratiques de bonne gouvernance au sein des institutions de l’Etat.
Notes
- Banque Mondiale, La Révolution Inachevée, mai 2014, p. 303
- FTDES et ASF, Demande Relative à l’Etablissement du Statut de « Région-Victime » de Kasserine, p.45
- MDRP, Indicateurs de Développement Régional, novembre2012, p. 4
- ITCEQ, Indicateurs de Développement Régional, juillet 2012, p. 14
- Banque Mondiale, La Révolution Inachevée, mai 2014, p. 305
- Banque Mondiale,Ibid,, p. 306
- Banque Mondiale, Diagnostic-pays Systémique, juin 2015, p. 15
- Banque Mondiale, La Révolution Inachevée, mai 2014, p. 306
- ITCEQ, Indicateurs de Développement Régional, juillet 2012, p. 12
- Banque Mondiale, Diagnostic-pays Systémique, juin 2015, p. 15
- GIZ, Plan Régional de Développement Durable, février 2015, p. 6
- Banque Mondiale, La Révolution Inachevée, mai 2014, p. 305
- Banque Mondiale, Diagnostic-pays Systémique, juin 2015, p. 15
- Banque Mondiale, La Révolution Inachevée, mai 2014, p. 305
- Banque Mondiale, Ibid, p. 306
- Banque Mondiale, Diagnostic-pays Systémique, juin 2015, p. 36
- Banque Mondiale, La Révolution Inachevée, mai 2014, p. 310
- Banque Mondiale, Ibid, p. 302
- Banque Mondiale, Ibid, p. 302
- Banque Mondiale, Ibid, p. 307
- Banque Mondiale, ,Ibid, p. 317
- Banque Mondiale, Ibid, p. 303
- Office de Développement du Nord-Ouest
Constats implacables, selon des indicateurs dont il convient de questionner les contenus pour bien identifier ce qu’ils tentent de mesurer. Mais, il faudrait, aussi, dire quelque chose des capacités de l’économie du pays, et des besoins en investissements que des promesses en nombre faites par les bailleurs de fonds et autres pays occidentaux sans les honorer à ce jour.
On pourrait se demander s’il n’y a pas convergence entre des forces locales et une doxa mondiale dominante consistant à privilégier les politiques néolibérales dont les effets se révèlent identiques à l’échelle de la planète. Ce qui a pour conséquence d’empècher touts choix alternatifs, comme on peut l’observer dans le cas de la Grèce, de la Tunisie, etc…
Les beaux discours en faveur de la démocratie peuvent apparaitre comme de l’habillage, lorsque leurs auteurs brillent par leur absence de volonté à concéder quelques milliards de dollars qui permettraient à notre pays de se sortir de la stagnation économique et de l’endettement alors qu’ils dilapident des sommes gigantesques à entretenir des guerres dont l’exemple syrien représente un symbole éclatant.