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En marge des revendications sociales liées au chômage, les médias dominants ont multiplié les récits sur “les jeunes diplômés qui ont réussi des projets”. La volonté et la détermination sont elles la clé des success-stories ? L’ascenseur social du système éducatif en panne fonctionne-t-il dans le milieu des affaires ? Sadok, Wafa, Taoufik et Omar ont cru aux promesses de l’Etat et ont tenté l’aventure de la création d’entreprises. Voyage dans le back-office d’un monde impitoyable.

Sadok Maïza : Devenir millionnaire est réservé aux millionnaires

« Ce que je regrette le plus c’est d’avoir cru aux promesses de l’État » soupire Sadok Maïza, 45 ans, propriétaire d’une entreprise en faillite. Sa maîtrise de droit en poche, Sadok entame un parcours brillant chez de grandes enseignes de l’agroalimentaire. Devenu père de famille en 2006, il décide de lancer sa propre entreprise.

J’avais 35 ans. J’ai fait mes recherches et j’ai trouvé que l’emballage de l’huile d’olive peut ramener des bénéfices arrivant jusqu’à 400 %. Le marché était presque vierge. En 2007, la Tunisie exportait 1 % de sa production d’huile d’olive. L’idée était d’investir dans l’emballage d’un produit haut de gamme. L’État faisait la promotion de sa nouvelle Banque de financement des petites et moyennes entreprises (BFPME) qui encourageait, soit disant, les jeunes à investir avec des crédits à intérêts raisonnables. J’étais le quatrième à déposer mon dossier. Mais la propagande était trop loin de la réalité. Pour avoir le crédit de la BFPME, il fallait donner des garanties et ramener d’autres crédits bancaires.

Sadok a cru bien choisir la Banque de l’Habitat, pour un crédit complémentaire. Tout de suite, les problèmes ont commencé. « J’étais contraint de remplir, légaliser et déposer des rames de formulaires. Pour chaque procédure, il fallait attendre des semaines, payer des taxes, rédiger des demandes et faire le suivi au siège de la banque où personne ne prenait au sérieux mon dossier » se souvient Sadok. Au lieu de prendre six mois, la construction de l’usine a pris plus de deux ans. Résultat : la période de grâce a expiré avant le début de la production.

En fait, ça prenait du temps parce que je ne suis pas un homme d’affaire riche. C’est la vérité ! Ils ne voulaient pas m’accorder des tranches suffisantes à l’avancement de mon projet. Ils ont pris toutes les garanties nécessaires. Ils ont validé l’étude de faisabilité. Ils m’ont obligé à implanté l’usine à Kondar [sur la route d’Ennfidha-Kairouan], une région défavorisée, pour que l’Etat puisse honorer ses engagements auprès de la Banque Mondiale. Et après tout ça, ils me versaient les tranches du crédit au compte goutte. Avec le temps, chaque tranche ne suffisait qu’à payer une partie des intérêts du crédit et les miettes qui restaient ne constituaient pas un fond de roulement pour l’usine.

Au bout de plusieurs années de va et de vient entre la banque, l’usine et d’autres administrations, Sadok a eu une révélation. « C’est moi qui pourrait tout débloquer. Comme je peux aussi te fermer ton usine, m’a dit un jour le directeur régional de la banque ». Le jeune entrepreneur avait fait semblant de ne pas comprendre. «  Durant mes dix ans de calvaire, je savais ce qu’il fallait faire et je refusais de m’incliner. Les pots de vin, ce n’est pas mon truc » confie Sadok avant de conclure « après la révolution, ils ont changé le PDG mais tout le staff est resté. Malgré les sommes d’argent astronomiques données sans garanties et une brigade économique qui a enquêté avec eux, ils sont encore là, plus forts, plus arrogants et plus déterminés à voler les jeunes prometteurs ».

Sadok aurait pu agrandir trois fois sa société. « J’avais deux offres d’implantation en France et en Italie et un troisième contrat en Chine. Mais l’État s’en foutait royalement de la réussite de mon projet. Ils ont tout bloqué par la bureaucratie, la triche et l’égoïsme ». Aujourd’hui, Sadok a tout perdu. Il souhaite vendre son usine qui employait une vingtaine d’ouvriers. Il cherche activement un travail de commercial. Quand il regarde à la télévision des reportages sur des jeunes entrepreneurs qui ont réussi à lancer leurs projets, Sadok n’y croit pas un mot. « Je me dis, les pauvres, ils vont être manipulés et ruinés comme moi. Ça me fait mal au cœur » conclue-t-il amèrement.

Wafa Loumi : « Si je fais faillite, ils prendront la retraite de mon père »

Sur une chaise roulante depuis l’âge de 22 ans, suite à un accident de la route, Wafa Loumi a du renoncer à ses études d’ingénieur en électromécanique. Installée à Sfax, elle devait reconstruire sa vie et s’adapter à un pays qui tolère mal les handicapés. À 34 ans, Wafa décide de créer une entreprise de broderie. La Banque tunisienne de solidarité (BTS) lui accorde un crédit de 18 mille dinars. Au bout de quelques mois, elle se rend compte que les structures de l’État ne permettent pas de réussir un micro-projet.

En 2008, j’ai suivi une formation en broderie électronique au Centre de réadaptation professionnelle des insuffisants moteurs et des accidentés de la vie. La formation me permet, normalement, d’avoir un subvention de 10 % de la part du ministère des Affaires sociales, un crédit de la Banque tunisienne de solidarité et une autre subvention d’entrepreneuriat de 200 dinars par mois durant un an. Je n’ai rien obtenu. Les subventions ne sont que des mensonges. La BTS a exigé un auto-financement à hauteur de 1093 dinars, plus 440 dinars de frais d’étude du dossier et 224 dinars de cotisation pour soutenir la banque ! 1757 dinars devaient être payés avant le démarrage de la production.

Wafa avait pour caution, la retraite de son père, instituteur, et l’hypothèque de ses machines (encore bloquées chez le fournisseur). Quelques mois avant le lancement de son projet, elle rencontre avec d’autres jeunes entrepreneurs à mobilité réduite, Ahmed Ammar Youmbai, ancien ministre des Affaires sociales, qui « nous a expliqué que les projets lancés par des handicapés sont financés à hauteur de 10 % par son ministère. Des mois après, nous découvrons que ce n’est pas le cas. En plus, j’étais obligée de payer des timbres fiscaux et des taxes supplémentaires à chaque étape de la création de mon atelier, sans parler de la CNSS, la patente et le loyer que je dois payer des mois avant de commencer à produire. Toutes ces charges s’accumulent durant ce qu’ils appellent la période de grâce qui n’a duré que deux mois au lieu de quatre prévus initialement ».

Comble de la discrimination, le bureau régional des affaires sociales a privé Wafa d’une subvention de 200 dinars par mois accordée aux jeunes investisseurs qui suivent une formation en entreprenariat. « Les fonctionnaires ont organisé la formation au 1er étage du centre de formation des entrepreneurs. Sachant que je ne peux pas y accéder vu mon handicape, ils ont rayé mon nom de la liste des bénéficiaires sans m’informer » s’indigne la jeune femme.

Wafa s’endette, depuis des mois, pour sauver son projet qui fait vivre deux autres personnes à mobilité réduite. «  C’est un couple venu spécialement de Bizerte pour bosser dans l’atelier. Maintenant, nous sommes confrontés à la triste réalité. Les pots de vin, les pistons et la bureaucratie stupide me font regretter ma décision. Mais, je suis aussi extrêmement révoltée contre ce système qui non seulement ne prend pas la peine de nous aider mais en plus il fait tout pour nous bloquer » s’indigne la jeune femme.

Taoufik Zaidi : Le physicien qui rêve de devenir berger

Taoufik Zaidi, 29 ans, de Hajeb Laayoun (Kairouan) est diplômé en sciences physiques de la Faculté des sciences de Gabès depuis 2010. Après cinq ans de chômage, il décide de lancer son propre projet. Issu d’une région agricole et d’une famille d’éleveurs d’ovins, il décide sans hésitation à se lancer dans ce domaine. « La fonction publique ne me permettra pas de nourrir une famille de onze personnes. Un projet, par contre, pourra améliorer notre situation et donnera une opportunité de travail à d’autres familles dans la région » pensait Taoufik.

Au départ, le bureau d’emploi a refusé de recevoir le dossier de Taoufik. « Il m’a fallu plusieurs mois avant de convaincre le directeur du bureau régional de l’emploi de transférer mon dossier à la BTS. Cette dernière m’a accordé 32 000 dinars sur les 75 000 estimés par l’étude du projet » précise Taoufik. L’accord de principe de la BTS était conditionné par une formation spécialisée qui a conduit le jeune entrepreneur de Médenine, à Sidi-Bouzid, à Kasserine, à Sbeitela, à Sidi-Bourouis (Seliana) et à Oueslatia (Kairouan).

À chaque fois, ma demande était refusée sous prétexte qu’il n’y pas assez de stagiaires. Au final, le gouverneur est intervenu et m’a orienté au centre de formation professionnelle agricole de Oueslatia.

Théoriquement, les formalités administratives pour créer une entreprise n’excèdent pas les trois semaines. En pratique, le parcours de Taoufik a duré une année entière. Il attend l’accord définitif de la BTS pour les jours qui viennent. Entre-temps, le jeune entrepreneur multiplie les petits boulots, pour subvenir aux besoins de ses huit frères et sœurs. Il a dû emprunter 4 000 dinars auprès d’un ami pour couvrir ses frais.

Heureusement que mon ami m’a soutenu. Je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde. J’ai vu plusieurs renoncer en cours du chemin. Si non, je plains l’administration tunisienne pour son incompétence. Même les hauts cadres n’en savent rien des procédures à suivre. À chaque étape, je perds beaucoup de temps à refaire certaines procédures parce qu’on m’a mal orienté au départ.

Omar Akremi : réussir sa vie n’est pas donné aux pauvres

Omar Akremi, 28 ans, est originaire de Gafsa. Après un diplôme en géologie et biologie de la faculté de Gabès en 2007, il entreprend des études en électromécanique à l’Institut supérieur des systèmes industriels de Gabès. En 2010, il change subitement d’orientation et étudie la mécatronique au Centre de formation professionnelle de Borj Cedria. Deux ans après avoir décroché un CAP en électromécanique, il entreprend un BTS en automatisme et informatique industrielle.

Après toutes ces formations, Omar s’est décidé à lancer son propre projet.

L’idée était de créer un espace de co-working accessible à tout le monde. Car, les espaces de co-working qui existent déjà sont destinés à une catégorie sociale aisée et ils sont loin du centre ville de Tunis. Donc j’ai pensé à lancer un espace moins cher et accessible à tous, surtout les étudiants.

Pour se faire, Omar a choisi l’Agence de promotion des investissements (API) où sa mésaventure a duré près de six mois. « Ils nous disent que les procédures prennent en tout trois jours. Personnellement, ça m’a pris six mois entiers pour créer mon entreprise et voir ses statuts publiés au JORT. Le guichet unique à l’API est une réelle arnaque. On ne vous donne jamais les bonnes informations au bon moment » se plaint Omar.

Pour financer son projet, Omar a frappé à plusieurs portes pour multiplier ses chances de décrocher un crédit. Début 2015, il a déposé son dossier à la BFPME, à la BTS, auprès des banques de micro-crédits telles que Enda et Microcred. Après un refus jugé « absurde » d’Enda, Omar s’oriente vers la BTS. « Ils ont perdu mon dossier car je l’ai envoyé par email. Je me suis rendu compte des mois après qu’ils n’ont même pas consulté mon dossier. Alors je l’ai déposé une nouvelle demande. Depuis six mois, j’attends une première réponse. Entre temps, je continue à payer les charges de la société entre loyer, CNSS et patente » explique Omar qui travaille provisoirement dans un programme d’appui à la société civile pour un salaire de 200 dinars.

Optimiste et persévérant, Omar ne s’est pas laissé décourager par les complications des procédures. Mais il a cédé aux pressions de quelques fonctionnaires. « J’étais sous la pression du temps. J’ai décidé de transférer mon projet de Tunis à Gafsa. Pour le faire, j’ai du payer près de 1600 dinars de Bakchich. La première fois, Il me manquait un document au dossier pour pouvoir légaliser le contrat. Le président de la commune de la Cité El Khadhra me reçoit dans son bureau et me demande 50 dinars pour régler le problème. Je n’avais que 40 dinars. Mécontent, il les prend et signe le contrat. J’avais les boules parce qu’il pensait m’accorder une faveur en acceptant mes 40 dinars. Quelques semaines après, un autre fonctionnaire à la recette des finances me demande 30 dinars pour continuer à traiter mon dossier. Je n’avais pas le choix, j’ai cédé » témoigne Omar, complice malgré lui.

Omar est le seul membre actif de sa famille. Diplômés chômeurs, son frère et sa sœur passent les concours nationaux en espérant décrocher un travail décent. Le combat perdu de Omar ne laisse personne indifférent dans la famille.

Un soir, il y avait Borhen Besaïes sur Nessma. Il parlait d’un jeune qui a réussi sa vie, qui a grimpé des échelons grâce à sa volonté. Nous étions tous dégoûtés car nous savions que ce n’est pas vrai. Y en a marre de cette propagande ! Ce soir là, mon père avait les larmes aux yeux. Les mensonges de la télé l’ont fait craquer. constate amèrement Omar.