You may shoot me with your words,
You may cut me with your eyes,
You may kill me with your hatefulness,
But still, like air, I’ll rise.
Maya Angelou, And Still I Rise
Sorti en salles à la veille du 5ème anniversaire de la fuite du général Ben Ali, le premier long métrage de Leyla Bouzid, À peine j’ouvre les yeux, vient d’achever une honorable carrière nationale de dix semaines, avant de continuer son chemin dans le monde, du Liban au Canada, en passant par les festivals de San Francisco et de Tribeca (New York). De quoi craindre que Hollywood ne nous vole notre artiste, donnant ainsi raison à certains porte-paroles autoproclamés du peuple, qui n’ont pas hésité à la qualifier d’ennemie de ce même peuple.
Pour son premier long métrage, la jeune réalisatrice de 31 ans a réussi un coup de maître, digne des récompenses décernées lors des dernières Journées cinématographiques de Carthage et dans d’autres festivals. Le titre du film, À peine j’ouvre les yeux [Ala halet aini], est celui de sa chanson phare, interprétée par la protagoniste Baya Medhaffar, Farah dans le film. A ceux qui se demandaient où est passé le peuple dans ce film, à ceux qui lui déniaient toute prétention transgressive ou subversive, le texte de la chanson suffit pour y répondre :
A peine j’ouvre les yeux, je vois les gens privés de travail, de bouffe, et d’une vie hors de leur quartier. Méprisés, dépités, dans la merde jusqu’au cou, ils respirent par leurs semelles…je vois des gens qui s’exilent, traversant l’immensité de la mer, en pèlerinage vers la mort… je vois des gens éteints.
C’était l’été 2010, Farah, 18 ans, attendait les résultats du Bac. Sa mère veut qu’elle étudie la médecine. Farah n’est pas sur la même planète : son truc à elle, c’est la musique qu’elle pratique au sein du groupe Joujma, dont le leader Borhène est son premier amour.
Le groupe se produit dans des bars de Tunis et de sa banlieue, où les buveurs de bière, petits bourgeois précaires – apprécient son rock mezzoued aux textes, désolée de le répéter, subversifs. Hayet, la maman, interprétée par la chanteuse Ghalia Ben Ali dans son premier grand rôle à l’écran, est saisie d’angoisse. La mère, mais aussi le père de Farah sont bien représentatifs de la génération d’ex-gauchistes qui se sont soumis à Ben Ali et se sont réveillés, poussés par leurs enfants en ébullition, en janvier 2011. Le camarade Lénine, ne disait-il pas « La révolution, c’est quand ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus ? » La révolution en Tunisie a été rendue possible à la fois par la révolte populaire et par celle des classes moyennes, les “bourgeois”. Le voyage de Farah à Gafsa sonne comme un rappel. Alors que le groupe social représenté par le père de Farah – ingénieur et non pas “colon”- ferme sa gueule, les prolos, eux, l’ouvrent, leur gueule.
histoire d’une transmission inversée
La suite des événements donnera raison à l’inquiétude de Hayet, mais elle finira par suivre la voie tracée par sa fille dans ce que la réalisatrice appelle une « transmission inversée ». Cinq ans après la fuite honteuse du dictateur, la société tunisienne est confrontée à l’entre-deux : « le vieux se meurt, le neuf n’arrive pas à naître » disait Antonio Gramsci. L’essentiel des raisons de la révolte est toujours là, mais maintenant on peut parler, créer, réfléchir, un peu plus facilement.
Leyla Bouzid a donc mis quatre ans pour réaliser son film, prenant le temps d’en fignoler tous les aspects. Et c’est une réussite, tant du point de vue du scénario, des dialogues, des cadrages, de l’éclairage que de la bande son, si importante dans un film centré sur un groupe musical.
Comme toute société post-totalitaire, la société tunisienne navigue entre deux écueils : l’amnésie et la nostalgie, toutes deux étroitement liées. C’est le rôle des artistes, notamment des cinéastes, de servir de poissons-pilotes dans cette navigation, pour renvoyer à leur société une image à distance/rapprochée qui déclenchera des émotions et une réflexion. Par une approche décidément féminine de la corporéité, le film de Leyla Bouzid est un des premiers dans le monde arabe d’après le “Printemps” à donner à voir d’une manière à la fois si directe et si subtile l’enjeu fondamental des révolutions en cours : le contrôle des corps, en premier lieu celui des femmes. Les régimes despotiques ne peuvent se contenter de contrôler les esprits, ils doivent aussi contrôler les corps dans toutes leurs dimensions et expressions. Farah n’est pas une « gamine qui chante et dont le seul horizon politique est de boire, de baiser et de danser dans les bars, qui est la victime de la dictature policière ». Elle est un atome de la multitude qui s’est soulevée pour libérer la société de la dictature. Et cette libération est aussi celle des besoins et des désirs, de la Marsa à Ben Guerdane.
Une révolution biopolitique
Dans la Tunisie de Ben Ali et d’après, les murs n’ont pas seulement des oreilles mais aussi des yeux. Et les murs sont dans les yeux mêmes des gens. Une scène d’anthologie du film est celle où Hayet, à la recherche de sa fille, entre dans un bar d’hommes. Les regards des clients la déshabillent dans un silence menaçant comme s’ils voyaient une femme pour la première fois de leur vie. Il ne s’agit pas de plébéiens matant une bourgeoise, mais de mâles zyeutant une femelle, une expérience quotidienne in-sup-por-ta-ble pour toute femme dans ce pays, indépendamment de sa condition sociale.
La révolution dans laquelle Farah entraîne sa mère et leur bonne noire délurée du sud –personnage quasi obligatoire de tout film arabe mais ici revisité d’une manière révolutionnaire- est une révolution biopolitique, au sens étymologique : elle veut vivre. Ni survivre ni sous-vivre. Elle refuse spontanément, sans même y réfléchir, les compromis acceptés par sa mère et son père pour surnager dans l’étouffoir du 7 novembre. Elle le paiera d’une nuit d’interrogatoires policiers constituant une autre scène très forte du film, au cadrage très serré, qui en dit beaucoup plus que bien des rapports d’Amnesty International sur ce régime en voie de disparition. Faire de son enlèvement à la station des louages un événement “invraisemblable” et bâtir là-dessus une théorie du “révisionnisme à la solde du pouvoir” (quel pouvoir, d’ailleurs ?) dont serait coupable Leyla Bouzid semble aussi excessif qu’injuste. Pour toute personne ayant vécu cette répression, cette scène est maîtrisée. On se faisait choper par les flics au vu et au su de tout le monde, sans que personne n’ose réagir.
Farah, Borhène, Inès et leurs amis sont emblématiques de toute une génération qui poursuit son chemin. Leurs esprits ont commencé à se libérer, il leur reste à libérer leurs corps et ceux de leurs parents. Vaste chantier, qui engage toute la société et pas telle ou telle classe sociale seulement, n’en déplaise aux porte-paroles du peuple.
Bravo pour la critique très fine. Cependant, pour ceux qui n’auraient pas vu le film avant de la lire, ce n’est pas sympa de dévoiler la fin.. Car il y a quand même un suspense dans le film que vous contribuez à supprimer
Par erreur le commentaire précédent était en fait destiné à votre critique du film “Hédi”