La gangrène de la corruption

Pour être efficace, pour avoir la possibilité de maîtriser les événements et d’agir sur eux, un groupe dirigeant doit disposer de relais. Il a d’abord besoin du soutien de la population ou au moins d’une majorité significative de celle-ci. Sans pareil soutien, il se condamne à ne pas être écouté, ses injonctions et ses appels restant sans suite, sans impact, sans traduction possible au niveau de la réalité.

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Un autre levier essentiel permettant à l’action gouvernementale d’être effective, c’est la disponibilité des fonctionnaires, leur propension à se plier aux ordres qui leur sont donnés. Intervenant principalement à travers l’administration, le groupe dirigeant doit être capable d’obtenir sa collaboration et son obéissance, notamment dans les secteurs qui déterminent la conduite et le contrôle des mesures économiques : la banque et la finance, les impôts, la douane, la justice, etc. Sans cette collaboration et cette obéissance, l’activité ministérielle resterait en suspens, sans moyens de s’exercer ni de se concrétiser.

Or c’est précisément dans une telle position d’incapacité que s’est retrouvé le cabinet Essid quand il a été constitué. Pourquoi ? Parce que l’administration tunisienne, infiltrée par les réseaux affairistes et mafieux, n’était plus ce corps discipliné voué à l’exécution des décisions prises par le pouvoir politique. Désormais, elle était soumise à l’influence d’une sorte d’oligarchie occulte, corrompue et corruptrice, dont les intérêts allaient à l’encontre de toute forme de remise en ordre de la machine de l’Etat.

Grandie sous Ben Ali, la nébuleuse affairiste n’avait pas été beaucoup perturbée par son renversement. Le désordre des années de transition lui avait au contraire permis de se renforcer et d’étendre ses tentacules. C’était elle qui disposait maintenant en grande partie de la réalité du pouvoir dans l’administration et à l’intérieur de secteurs entiers de la société. Elle avait pénétré la plupart des structures de commandement ; elle avait la faculté de «lier et délier» et poussait son emprise jusque dans les sphères où se façonnait l’opinion publique, par le biais d’une mainmise presque complète sur les médias.

Pour établir son autorité, le gouvernement devait obligatoirement restaurer un fonctionnement régulier de l’administration. Pour y parvenir, il lui fallait commencer par frapper cette excroissance parasitaire qui s’interposait entre lui et l’appareil d’Etat. Pouvait-il engager une telle bataille ? La réponse est non.

Il ne le pouvait pas, parce que les partis de la coalition auxquels il devait d’avoir été formé étaient eux-mêmes, à des degrés divers, passablement sous influence. C’était le cas pour Ennahdha : avant, pendant et après l’épisode de la Troïka, le mouvement islamiste n’avait jamais cessé de courtiser les hommes d’affaires véreux. C’était encore plus vrai s’agissant de Nidaa Tounes, cette formation s’étant largement tournée vers eux pour financer son essor et remporter les élections. (Dans cette optique, d’ailleurs, le projet de loi dit de réconciliation nationale déposé par la présidence de la République en juillet 2015 ne peut être lu que comme un renvoi d’ascenseur. Court-circuitant les mécanismes de la justice transitionnelle, il vise explicitement à amnistier «tous les prévenus poursuivis pour crimes et délits économiques».) Et c’était encore plus évident pour les deux autres partis de la coalition, spécialement l’UPL de Slim Riahi, dont le rapport à l’argent sale était de notoriété publique.

Partant de là, il aurait été naïf d’imaginer que le cabinet Essid eût pu nourrir l’idée de modifier quoi que ce soit de fondamental au système existant. Mais en évitant de s’attaquer aux intérêts affairistes et mafieux, il se mettait lui-même en situation de ne pas être suivi et obéi par l’administration, et donc de ne pas pouvoir disposer de cet instrument pour agir.