La Banque Franco-Tunisienne n’en finit pas de dévoiler ses secrets. Nawaat s’est procuré des documents inédits dévoilant les rouages de la corruption telle qu’elle se pratique dans les hautes sphères de la finance. La collusion entre les milieux d’affaires, les hauts fonctionnaires et des représentants de partis politiques au pouvoir a commencé avant janvier 2011 et se poursuit encore. Les plus grands organismes de la finance mondiale ont également leur part de responsabilité. Plein feux sur la mafia économique, ses acteurs et son mode de fonctionnement.

Mardi 29 mars, un dossier judiciaire brulant qui hiberne depuis deux ans s’ouvre à nouveau. La 4ème chambre du tribunal pénal de Tunis est bien vide. Ni l’accusé, ni les plaignants ne sont présents. Pourtant il s’agit d’une affaire de malversation qui se joue dans les plus hautes sphères de la finance étatique. Le passif de la BFT, plus de sept cent millions de dinars de dettes prétendument irrécouvrables, est en jeu. L’équivalent du capital de la STB dont la BFT est la filiale. Ni la STB, ni la Banque Centrale de Tunisie, ni le ministère des Finances, encore moins le ministère des Domaines de l’État n’ont jugé important d’être représentés ou de rejoindre l’accusation.

L’avocat de l’accusé prétend que son client n’a pas reçu la convocation au tribunal. Étonnant puisque la comparution de ce mastermind de la criminalité en col blanc avait été rendue publique par certains médias spécialisés. Mounir Klibi, directeur général des affaires juridiques de la Banque Centrale de Tunisie, est en effet l’un des principaux responsables de la faillite de la BFT. D’après Maghreb Confidentiel (N°1192 du 03/03/2016), Chedly Ayari doit d’ailleurs être auditionné prochainement au sujet de la BFT par la Commission de la réforme administrative, de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption de l’Assemblée des représentants du peuple.

Arrivé en poste à la BFT en 1989, sous la direction de Taoufik Belhaj (frère de Ridha Belhaj, dirigeant de Nidaa Tounes), Mounir Klibi (frère de Aida Klibi, conseillère en communication à la présidence de la République) a mis en place un système d’octroi de crédit sans garantie. Les bénéficiaires pouvaient donc jouir de crédits sans avoir à jamais s’inquiéter de rembourser. Tout cela sous le regard de la direction de supervision des banques, des instances de contrôle du ministère des Finances, des gouverneurs successifs de la BCT, des ministres des Finances et des ministres des Domaines de l’État. Un grand nombre d’entre-eux sont encore à des postes de hautes responsabilités de conseil et de contrôle, voire, pour certains, députés.

Il est d’ailleurs à noter que le projet de loi sur le statut de la BCT discuté en plénière à l’ARP depuis vendredi dernier, a été dirigé par Mounir Klibi. Ceci explique probablement la présence en deux endroits de ce projet de loi d’articles (art. 78 et art. 96) accordant la non-responsabilité civile aux fonctionnaires de la BCT.

Dans le courant de l’année, le CIRDI, tribunal d’arbitrage de la Banque Mondiale, va trancher l’affaire qui oppose ABCI Investment à l’État tunisien. Un litige vieux de trente ans et qui a déjà coûté à l’État plus de 35 millions d’euros de frais d’avocats. Les sommes en jeu sont colossales, pourtant, le personnel politique et financier, soutenu par le milieu des affaires tunisien, a suivi et couvert la folie d’un homme, Mounir Klibi.

L’argent ne coûte rien

Toutes ces manigances servent à couvrir la mécanique de la corruption bancaire et financière. Nous vous proposons aujourd’hui de comprendre ces mécaniques. Preuves à l’appui.

Le principe est simple. La BFT est considérée comme un véhicule de transaction. La banque appartenant à une banque publique, donc à l’État, les pertes qu’elle pourrait enregistrer ne touchent aucun actionnaire. La victime est le bien public. Du moment que l’on a un pied dans la Banque Centrale et un pied dans l’autre banque, tout est possible. Deux mécanismes d’ingénierie financière ont été mis en place. Les crédits passés par perte (inquantifiable) et les crédits carbonisés.

Les crédits passés par perte

Le concept est simple. Une banque accorde un crédit à un client. On attend les dates limites d’expiration du crédit. La banque attaque le client en justice mais ne fournit pas les preuves de non-payement au tribunal. La banque perd. Le client n’a rien à payer et le crédit passe dans les pertes de la banque. Fin du concept. Simple et efficace. Aucun contrôle, aucune trace, une possibilité d’enrichissement quasi-infinie. Tant que les instances de contrôle sont sous le contrôle de la banque, tout fonctionne bien.

Les crédits carbonisés

Il s’agit ici de lignes de crédit accordées à des clients sans qu’il ne leur soit exigé de caution. Ainsi il suffit à un client de déposer un dossier de demande de crédit, de le remplir selon la norme. Et puis au bout de quelque temps, un rendez-vous avec la direction complice de la banque et la caution est annulée. Ainsi le crédit est toujours comptabilisé, mais il n’y a plus aucune garantie pour le récupérer. Il peut être rééchelonné avant de finir par passer par perte.

Nous nous sommes procurés, pour illustrer le concept, le dossier d’un crédit qui a été carbonisé par Mounir Klibi au profit des entreprises Letaief. Dans le dossier de consolidation du crédit, la caution solidaire datée du 27 octobre 2008, contient une note manuscrite du 10 décembre 2008, signée par Mounir Klibi supprimant la caution solidaire. Et c’est ainsi que l’on offre une consolidation de crédit équivalant à près de deux millions de dinars de l’argent public à un entrepreneur fortuné. Et c’est ainsi que près de deux millions de dinars disparaissent des comptes de l’État.

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Les sept cent millions de crédits dits-irrécouvrables de la BFT ne sont rien d’autre que la répétition de ce processus.

Pour avoir une idée de qui sont les personnes qui doivent de l’argent public qu’ils ne comptent pas rendre, nous vous proposons la liste des encours de crédits aux entreprises de la BFT. Ce document montre l’état des crédits des entreprises qui en ont à la BFT (et l’état de ceux-ci).

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Enfin, nous vous proposons un extrait de la Centrale des Crédits concernant les entreprises Letaief et les entreprises dont le gérant est Chafik Jaraya. L’extrait s’arrête à 2013, mais nous pouvons constater que ces deux groupes doivent à eux-seuls dans les deux cents millions de dinars aux banques tunisiennes.

Tout cela jettera un éclairage nouveau sur la réalité de la collusion entre le milieu des affaires, des partis politiques et des hautes sphères de la finance. On comprend pourquoi rien n’est fait pour détricoter la corruption et assainir le système financier.

Le silence est d’or

Depuis le début de la bataille juridique menée par ABCI Investment afin de récupérer sa propriété et d’être dédommagée de l’ensemble des préjudices subis, la gestion stratégique de ce dossier a été prise en charge par Mounir Klibi. Le second de Taoufik Belhaj dès ses premiers jours à la BCT en 1980 et puis, ensuite, à la BFT.

La stratégie de Klibi est simple : dissimuler l’ensemble des responsables et complices derrière l’État. La logique est infaillible : puisque ABCI attaque l’État tunisien, que l’État assume donc la responsabilité totale et que les vrais coupables dorment tranquille. L’idée est donc qu’aucun responsable ne puisse être nommé ni déterminé, qu’il soit une personne physique ou une personne morale. Ainsi les banques impliquées, les complices et les bénéficiaires n’auront pas à payer. Et l’enjeu majeur qui est la clé de répartition des dédommagements (savoir qui paye quoi en fonction de la responsabilité bien entendue des uns et des autres) ne sera jamais abordée. L’addition dans son entier sera ainsi payée par l’État.

Une seule solution, la liquidation

Dans le PV du conseil des ministres datant du 13 décembre 2012, Nadia Gamha, directrice générale à la BCT (seule représentante de la Banque Centrale dans ce conseil avec Mounir Klibi) présente plusieurs scénarios. La solution préconisée par la BCT est la liquidation de la BFT. La liquidation est présentée comme le meilleur moyen de minimiser les dégâts pour l’État tunisien. Le but réel de la liquidation est principalement de faire disparaitre les traces et les preuves des implications des responsables de ce fiasco financier.

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Au détour d’une phrase, l’état d’esprit de nos gouvernants et des hauts fonctionnaires de l’État est dévoilé. Asma Shiri (Laabidi), directrice générale de la législation et conseillère juridique du gouvernement (épouse de Khalil Laabidi, DG de la FIPA) explique en page 17 qu’il n’aurait jamais fallu accorder l’amnistie à Abdelmajid Bouden représentant légal de l’ABCI. Elle incrimine le chargé de contentieux de l’État. Car pour elle, cette amnistie aurait dû être la « carte maîtresse » dans la négociation contre l’ABCI. Lamia Benmim, chargée de mission à la présidence du gouvernement, soutient la même proposition, de même que Ridha Saidi, alors ministre chargé des Affaires économiques et sociales auprès du chef du gouvernement.

Pourtant, l’arrêt de la cour de cassation auquel Shiri fait référence stipule que « (cela) permet d’inclure la situation de M. Bouden dans la liste des bénéficiaires de l’amnistie et ce suite à la qualification politiques des infractions qui lui ont été imputées à travers les instructions politiques qui étaient la cause directe des condamnations et l’insistance à la criminalisation (…) ».

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Dès lors que cette stratégie est validée, un double mouvement se met en place. D’une part, une omerta s’installe, destinée à couvrir les responsables. D’autre part, il va s’agir de tendre à nouveau un piège juridique à ceux qui risqueraient d’obtenir une réparation qui pourrait mettre en péril le système de la corruption pourtant si bien huilé.

La complicité des politiques

Le piège va consister à revenir sur le protocole d’accord qui a été mis en place par Hamed Nagaoui et Mondher Sfar, respectivement fonctionnaire et conseiller au ministère des Domaines de l’État, avec l’ABCI le 31 août 2012. Il s’agira pour l’exécutif de prétendre que ce protocole ne résultait pas d’une volonté de l’État et qu’il a été mis en place de manière illégale. Pour ce faire, Slim Ben Hmidane, alors ministre des Domaines de l’État, n’hésite pas à effacer des emails de son ministère. Et cela dans le but d’inculper Hamed Nagaoui et de faire croire qu’il n’était pas mandaté par son ministère et qu’il a agi seul. Nous produisons ici les mails effacés et un courrier daté du 3 octobre 2012 de Affifa Bouzeidi à Slim Ben Hmidane qui récapitule le conflit avec l’ABCI et parle explicitement du protocole d’accord du 31 aout 2012.

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En juillet 2013, Rached Ben Romdhane, alors inspecteur général des Domaines de l’État sous Ben Hmidane, devenu depuis, directeur du cabinet de Yassine Brahim, est chargé d’un rapport sur la BFT. L’objectif déclaré dudit rapport est l’inspection des honoraires d’avocat. Son objectif réel est de faire semblant de découvrir le protocole d’accord.

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Une fois l’histoire montée et documentée, il est possible aux ministres de se couvrir en faisant semblant de découvrir ce protocole. Dans une lettre au chef du gouvernement, Ali Laarayedh, Slim Ben Hmidane énonce dans le même temps qu’il vient de découvrir l’existence de ce protocole et néanmoins qu’il lui demande son avis sur ledit protocole, envoyé le 20 octobre 2012. Le procédé sert bien entendu à garantir à Ben Hmidane que cela ne se retournera pas contre lui, puisqu’il implique maintenant le chef du gouvernement lui-même.

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L’affaire ne s’arrête pas là puisqu’une procédure judiciaire est entamée à l’encontre des représentants de l’ABCI, par le ministre de la Justice, Nadhir Ben Ammou. L’objectif est de se préserver un recours dans le cas où ABCI gagne son procès contre l’État et de se trouver en position de force pour négocier plus tard. Cette stratégie est défendue dans un conseil des ministres daté du 30 juillet 2013, où est présent Mounir Klibi et où Ben Ammou cite la défense préconisée par leur conseiller Farhat Horchani (actuel ministre de la Défense) : activer une poursuite publique contre Bouden et arrêter les procédures au CIRDI. En somme, les pratiques de la dictature.

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Le prix du silence

Par ailleurs, il serait intéressant d’interroger les crédits accordés au personnel de la BFT. Une banque avec un passif de sept cent million de dinars qui a des encours d’à-peu-près dix millions de dinars de crédits pour ses employés. Avec un nom qui revient régulièrement, Mounir Ajroud, président des Ligues de protection de la révolution (LPR) et responsable de la sécurité de la BFT.

Des sources proches du dossier affirment que l’ouverture récente d’un concours d’entrée à la STB est une solution dissimulée pour continuer à acheter la paix sociale avec les employés de la BFT. Les dits-employés seraient actuellement invités à se présenter au concours et auraient la certitude d’être embauchés à la STB.

Un audit impossible et le silence complice des institutions internationales

L’État demande un milliard cent soixante dix millions de dollars afin de renflouer ses banques publiques aux institutions financières internationales. Celles-ci ont logiquement réclamé un audit total du système financier public tunisien. Démarré en 2013, l’audit de la STB, dont la BFT est une filiale, risquait de révéler au grand jour la responsabilité des uns et des autres dans la faillite et les mécanismes de corruption.

La solution a été très simple. Soutenu par Mohamed Rekik (vice gouverneur de la BCT), Mounir Klibi demande à la BFT de mettre à la disposition de la BCT tous les documents concernant le litige entre l’ABCI et la BFT. La formule employée dans le courrier est très vague « tamkine », toutefois une source proche du dossier affirme que cela revenait à mettre les documents à l’abri d’un audit.

Le cabinet PricewaterhouseCoopers, l’un des quatre plus grand cabinets d’audit à l’échelle internationale, a tout de même accepté d’auditer la STB en ignorant sa filiale, la BFT. Le représentant de PwC en Tunisie n’est autre que Abderrahmen Fendri, président de l’ancien Conseil d’Administration de la BFT. Par ailleurs, le cabinet d’expertise comptable de PwC en Tunisie est MTBF, dont Adberrahmen Fendri, est l’un des associés.

A l’occasion de cet audit une structure ad hoc a été créée : PwC Advisory. Peu après la publication de notre précédent article, cette structure a été liquidée. La BFT a donc été considérée comme un avoir de la STB, valorisé à 0 dinar, alors qu’il s’agit d’une filiale dont le passif est de sept cent millions de dinars (équivalent du Capital de la STB). Tout cela a été validé par le FMI et la Banque Mondiale. Quoi que conscients des manquements, les deux institutions financières internationales semblent avoir pour consignes de ne pas faire de vagues.

Quelle lutte contre quelle corruption ?

Le 12 février 2011, Faysal Belhaj Yahya un employé de la BFT envoie une lettre de dénonciation à la Commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation. Le courrier est joint d’une liste d’entreprises que l’employé pointe comme ayant bénéficié de manière irrégulière et frauduleuse de crédits. La Commission lui répondra le 26 février qu’ils ont transmis son courrier au procureur de la République auprès du Tribunal de première instance de Tunis. Il faudra attendre le 6 septembre 2011 pour que la commission réclame par un courrier au directeur de la BFT les informations concernant les crédits octroyés aux entreprises de Ben Ali, de sa famille et de ses proches.

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Il faudra attendre 2014 pour que Mounir Klibi finisse par être inculpé. Le juge Ahmed Yahyaoui qui s’était saisi de l’affaire, s’est retrouvé promu procureur à Ben Arous. Son poste au Tribunal de première instance de Tunis est resté vacant jusqu’en février 2016, date de la publication de la première partie de notre présente enquête.

Le cas du cabinet d’avocat Herbert Smith qui représente l’État contre l’ABCI est aussi troublant. Il a été choisi sans appel d’offres. Ses honoraires représentent à ce jour plus de trente cinq millions d’euros. Son seul vis-à-vis ? Mounir Klibi.

Responsables et coupables

Nous arrivons à la fin de notre enquête. Nous avons décrit les rouages de la corruption mis en place par le tandem Belhaj/Klibi. Pour que ce système ait pu fonctionner, il a fallu la complicité d’un nombre incalculable de personnes et d’instances de contrôle. Il est temps d’énumérer la liste de tous ceux qui ont eu affaire de près ou de loin à ce système et qui l’ont laissé continuer à fonctionner.

Tout d’abord, il y a les directeurs généraux de la supervision des banques. Leur rôle était d’éviter que de tels dysfonctionnements existent. Hedi Bechir Fitoussi, Souhir TakTak, Sonia Zoghlami, Mohamed Chouikha. Ensuite, il y a la direction de la supervision de la BCT Mohamed Rekik, Vice gouverneur, Nadia Gamha, qui était à la direction de la supervision et Faiza Fekih, directrice générale des opérations de change. Il y a bien évidemment la Centrale des risques qui a fermé les yeux sur les dépassements. L’ensemble des Gouverneurs de la BCT auraient dû voir ces dysfonctionnements.

Et puis il y a les complicités au gouvernement, la directrice générale des affaires économiques et financières, Nejoua Khraief, ainsi qu’Asma Shili Laabidi, que nous avons déjà évoqué.

Aujourd’hui le système BFT touche à sa fin et tout le monde tente de se sauver par tous les moyens. Les caisses de l’Etat sont vides ? Oui, certainement pas à cause des chômeurs de longue durée qui crient famine, mais à cause des khaznadar des temps modernes.