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L’équipe du Laboratoire de l’Economie Sociale et Solidaire (Lab’ESS)

Dans son atelier à Mahdia, croquis, tissus, fils de soie jonchent la table. Nejib Belhadj, 28 ans, a lancé en 2012 Talli Tanit une entreprise sociale spécialisée dans la conception et la réalisation de broderie. « Dès le départ je voulais que mon entreprise permette l’autonomie des brodeuses de ma région, valorise les jeunes designers, responsabilise les consommateurs et enfin, assure la transmission de savoir-faire en voie de disparition, tout en étant économiquement viable », raconte le jeune créateur. Il fait partie de ces jeunes entrepreneurs pour qui business ne rime pas avec profit. Pourtant, il y a quelques années encore, il ne connaissait pas le concept d’entrepreneuriat social :

C’est lorsque j’ai commencé à me professionnaliser et à développer mon réseau que j’ai compris que ma démarche s’inscrivait dans l’économie sociale et solidaire, confie-t-il.

Mehdi Baccouche, directeur des programmes au sein du Laboratoire de l’Economie Sociale et Solidaire (Lab’ESS), confirme cette tendance : « Souvent, les entrepreneurs sociaux découvrent par la suite que ce qu’ils font porte un nom et que dans de nombreux pays ils ont même un statut juridique ». Depuis 2013, Lab’ESS héberge et accompagne des entreprises sociales. Ainsi, plus de 30 entrepreneurs sont passés par là. Qu’il s’agisse du domaine de la santé, de l’agriculture, de la mode, du transport : l’entrepreneuriat social touche tous les domaines d’activités. « Cette année, nous avons une promo de six entrepreneurs avec des projets plus ou moins aboutis », précise-t-il.

Vers une économie plus inclusive et responsable

Selon lui, le modèle économique défendu par l’entrepreneuriat social repose sur quatre piliers. Premièrement, le projet doit être économiquement viable. Deuxièmement, il doit avoir un impact social et/ou environnemental positif. Troisièmement, si l’entreprise sociale doit être rentable pour exister, elle doit placer cette rentabilité au service de sa finalité sociale en réinvestissant une large partie des excédents vers son projet social. Et enfin, dans une entreprise sociale, le processus de décision n’est pas fondé sur la propriété du capital, mais sur l’idée d’une gouvernance participative.

Pour Leila Charfi, directrice de Yunus Social Business Tunisie, l’entrepreneuriat social ou « social business » aide à résoudre des problématiques sociales ou environnementales de manière pérenne :

D’une part nous avons des entreprises classiques dont l’objectif est la maximisation du profit, et d’autres part, nous avons une société civile dont l’objectif est social, mais qui souvent fini par s’essouffler et dont la pérennité est incertaine. Ce que nous voulons, c’est concilier la viabilité économique et l’utilité sociale, et donc d’orienter les activités économiques pour qu’ils puissent répondre à des problèmes sociaux ou environnementaux.

Yunus Social Business est à la fois un fond d’investissement qui finance des projets à fort impact social, et un programme d’accompagnement (à travers l’accélérateur d’entreprises iBDA), propose des formations aux entrepreneurs sociaux. Fondée par Muhammad Yunus, pionnier du microcrédit et Prix de Nobel de la Paix (2006), cette organisation entend promouvoir le « social business », entendu comme un modèle qui associe la finalité de la philanthropie et la méthodologie du business, avec pour principe « No loss, no dividends » (ni perte, ni profit). Ainsi, YSB Tunisie a accompagné 22 projets d’entreprises sociales dans des domaines d’activités aussi variés que l’éducation, la santé, le transport, l’agro-alimentaire, l’artisanat, l’environnement, le recyclage, etc.

Des défis à la pelle

Mais de nombreux défis attendent ceux qui se lancent dans l’aventure de entrepreneuriat social. On relève en particulier quatre difficultés : le manque de support technique, l’inexistence d’un cadre juridique, le problème de financement, et enfin, l’absence de culture entrepreneuriale. Si la question de la reconnaissance juridique est soulevée par les acteurs de l’économie sociale, ils reconnaissent qu’il ne s’agit pas d’une priorité.

L’entrepreneuriat social doit pouvoir s’adapter à n’importe quel contexte. Dans le cas du Lab’ESS, nous préférons dans un premier temps travailler sur des expériences concrètes et durables, puis dans un deuxième temps militer pour un cadre juridique, et non l’inverse, développe Mehdi Baccouche.

Pourtant, les choses bougent au niveau juridique et institutionnel. En effet, dans le cadre de la préparation des Assises de l’économie sociale et solidaire, qui aura lieu à l’automne prochain, le ministre des Relations avec les Institutions Constitutionnelles et la Société Civile, Kamel Jendoubi, a rencontré différents acteurs pour préparer la loi-cadre sur l’économie sociale et solidaire.

Par ailleurs, le ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale a prévu dans le cadre du plan national de développement pour la période 2016-2020 toute une partie sur cette question. Wissem Romdhane, chargé du dossier de l’emploi et de l’économie sociale et solidaire au sein du ministère en question et membre de la commission constituée pour l’élaboration d’une stratégie de développement de l’économie sociale et solidaire, confirme :

Le plan quinquennal prévoit l’instauration d’un cadre juridique et institutionnel unifié et cohérent, la mise en place d’un système de gouvernance nationale et régionale, la création d’un système de financement qui répond aux spécificités de l’économie sociale et solidaire, le développement des compétences et de l’expertise dans ce secteur, et enfin, la mise en place d’une stratégie d’information et de sensibilisation.

Mais pour Wissem Romdhane, le véritable enjeu sera la mise en œuvre de ces réformes et la coordination entre les différentes parties prenantes de ce secteur. Et d’ajouter : « Nous devons définir une vision de l’économie sociale et solidaire qui soit ancrée localement. En effet, au delà de l’aspect conceptuel, le contenu de l’économie sociale et solidaire gagnerait à être contextualité et adapté à la réalité tunisienne ».

Pour Leila Charfi, l’enjeu n’est pas qu’il y est un statut particulier pour les entreprises sociales, mais que les entreprises classiques intègrent une dimension sociale et participent au développement du pays. Elle reconnait pourtant que si un statut existait, cela faciliterait un certain nombre de procédures administratives, comme l’obtention de dons, ou la réduction des taxes, etc.

Encadrer les initiatives existantes

L’urgence est aussi de structurer les initiatives déjà existantes, et de montrer, qu’au-delà du concept – qui émerge depuis peu ­–, les entreprises sociales sur le terrain « répondent concrètement à des problématiques sociales et environnementales », explique le jeune directeur des programmes du Lab’ESS. Pour l’entrepreneur social Nejib Belhadj, le plus difficile a été de convaincre sa famille et d’intégrer un univers qu’il ne connaissait pas : « Je n’avais aucune culture entrepreneuriale, et moi et la gestion ça fait deux », reconnait-il en souriant. « J’ai été sélectionné par Lab’ESS pour être accompagné dans le développement de mon entreprise, et grâce à eux, j’ai significativement renforcé mes capacités managériales et opérationnelles ». Nous pouvons d’ailleurs noter que plusieurs écoles de commerces se sont alignées à cette nouvelle tendance et proposent des enseignements sur cette nouvelle économie. De même, le programme de YSB Tunisie, iBDA, qui se définit comme le premier accélérateur de « social business » en Tunisie, entend combler l’absence d’accompagnement et encourager les jeunes à se lancer dans une économie à fort impact social.

Il n’en reste pas moins que l’entrepreneuriat social en Tunisie, et plus généralement dans les pays en voie de développement, doit relever un défi majeur : celui de son indépendance. Le « social business » ne devrait-il pas s’inscrire dans une logique d’émancipation économique et d’enracinement culturel ? Or, il apparaît que par la provenance des financements et par les structures d’accompagnement, ce secteur demeure inféodé à des organismes internationaux puissants.