Carte-Kerkenah-680

Dès l’arrivée au Port de Sidi Youssef, seul point d’accès du transport public à l’archipel, la forte présence policière se fait remarquer. Plus de 10 véhicules de la police, de différents types, y sont stationnés. L’image est surréaliste pour les habitués de Kerkennah où la police est plus discrète, généralement confinée dans ses locaux à jouer un rôle administratif. Berceau du syndicalisme en Tunisie, connu pour avoir vu naitre Farhat Hached, Habib Achour et autres, Kerkennah se retrouve, aujourd’hui, dans une situation inédite.

« Par où passer ? Quel chemin annexe prendre à l’arrivée à Mellita ? Des taxis, il y en a ? », des questions redondantes dans les conversations des voyageurs dans le bac pendant leur traversée de 20 km de mer, d’une durée d’une heure, entre Sfax et Kerkennah, archipel de plus de 160 km². La circulation est entravée dans l’archipel sur la route principale, au niveau du village de Mellita, le premier sur le chemin vers Remla, chef-lieu de Kerkennah. Les protestataires, en sit-in devant le champ de production gazier de Petrofac depuis le 19 janvier, se sont déplacés, dimanche 03 avril, à Mellita. Ils y ont installé des barrages sur la route pour bloquer l’accès aux fourgons de la police. Ces derniers transportaient environ 500 policiers venus mettre fin au sit-in auquel participent quelques dizaines de protestataires, dans cet archipel comptant 15.500 habitants. D’habitude, moins d’une trentaine de membres de la police et de la garde nationale y officient.

Mellita, stratégique ligne de défense

Barrages érigés par les protestataires à Mellita pour bloquer l’accès aux fourgons de la police

Après 6 km de plaines truffées de palmiers et de quelques vignes et figuiers, les visiteurs de Kerkennah sont contraints de quitter la route asphaltée, peu avant Mellita, pour emprunter une piste. Troncs de palmiers, rochers, plateformes métalliques et filets de pêches barrent la route. Il a fallu enjamber deux barrages pour rencontrer les protestataires sur la route traversant le village. « Nous avons appris dimanche 03 avril vers 18h30 que des centaines de policiers montaient à bord d’un bac à Sfax à destination de Kerkennah. Ils ont contacté l’hôpital en lui demandant de rester en état d’alerte », nous confie Ahmed Souissi, coordinateur local de l’Union des Diplômés Chômeurs, à la tête du mouvement contestataire. « Nous avons décidé de barrer la route au niveau de Mellita pour empêcher les dégâts qui seraient occasionnés par une répression préméditée », ajoute-t-il.

En discutant avec Ahmed, également militant au Front Populaire, quelques protestataires se pointent. Majoritairement trentenaires, ils veillent à ce que leur cause soit « bien représentée » et à ce que les barrages soient maintenus. Ils comptent parmi leurs rangs beaucoup de jeunes sans affiliation politique. Ceux qui en ont, gardent leurs bannières loin de la contestation. Et ça va des proches d’Ennahdha et de Nida Tounes jusqu’aux sympathisants de Marzouki et du Front Populaire. Les tentatives de récupération de Hizb Ettahrir, qui compte parmi ses rangs un groupuscule particulièrement actif à El Ataya à l’extrémité est de l’archipel, sont restées vaines malgré la mobilisation, observée sur les réseaux sociaux mais impalpable sur le terrain.

« Il y a des militants de différents partis. Mais nous avons convenus que notre cause passe avant tout. Nos revendications sont claires et elles n’ont rien de partisan », nous confie Rim Ayadi, une des protestataires. Elle était active dans les campagnes électorales de Nidaa Tounes, fin 2014. D’ailleurs, les figures de la contestation ne se définissent pas à travers leurs partis mais comme « Kerkenniens » avant tout. La seule distinction constatée est en fonction des villages dont ils sont originaires. Une question d’organisation pour maintenir la flamme de la contestation sur l’ensemble du territoire de Kerkennah mais aussi une question de logistique puisque la circulation est entravée sur l’archipel.

Le gouvernement trahit son engagement

Un autre barrage à Mellita

Suite à un mouvement de contestation qui a commencé en mars 2011, un mécanisme d’emploi précaire a été créé et fut baptisé « programme de travail environnemental ». Rentrant dans le cadre de la responsabilité sociale de Petrofac, ce programme l’engage à verser mensuellement, dès avril 2011, entre 880 mille et 1 million de dinars au Conseil Régional relevant du Gouvernorat de Sfax. Ce montant a été dédié à la rémunération de 248 bénéficiaires en 2011, devenus 266 en 2012, dont 215 diplômés de l’enseignement supérieur au chômage et 51 titulaires de certificats de formation professionnelle ou de baccalauréats. Les diplômés du supérieur perçoivent une paye mensuelle de 450 dinars. Les titulaires de certificats de formation ou de baccalauréat encaissent 300 dinars. Chacun d’eux a été affecté à un établissement public de Kerkennah comme la municipalité, la délégation, la poste, l’hôpital et autres. « Un provisoire qui dure », s’indigne Ahmed Souissi. Et il poursuit : « Ce programme de travail environnemental est un mécanisme hybride. Nous n’avons ni contrat, ni couverture sociale, ni une quelconque assurance. Le gouvernement s’est officiellement engagé à régulariser notre situation et il a trahi son engagement ».

Entamé le 19 janvier 2016 devant Petrofac, transféré à Mellita le 03 avril sous la menace de la répression policière, le sit-in revendique toujours l’application de l’accord du 16 avril 2015. Il a été signé par le ministère de l’Industrie, de l’énergie et des mines, le ministère des Affaires Sociales, l’Union des Diplômés Chômeurs (UDC) et l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT). Principale revendication approuvée : la régularisation de la situation des 266 bénéficiaires du programme de travail environnemental. Mais qu’entendent-t-il par « régularisation » ? « Créer une entreprise environnementale comme celle du bassin minier et autres régions à l’instar de certaines délégations du gouvernorat de Sfax et nous y affecter afin que nous puissions bénéficier d’une couverture sociale », répond notre interlocuteur. Mais pourquoi donc observer un sit-in devant la Petrofac si c’est l’accord avec le gouvernement qui est abandonné ? « C’est le seul moyen de pression qui nous reste surtout que l’Etat représenté par l’Entreprise Tunisienne des Activités Pétrolières (ETAP) détient 55% de la filiale tunisienne de Petrofac », relève Ahmed.

Ahmed affirme avoir participé, au nom de l’UDC, aux côtés de responsables locaux et régionaux de l’UGTT à des négociations depuis le début du sit-in, dont une séance tenue le 22 mars avec les ministères des Affaires Sociales et de l’Energie et des Mines. « On a exigé la présence d’un représentant de la présidence du gouvernement puisque notre problème nécessite une intervention interministérielle. Personne ne s’est présenté. Pourtant, nous étions prêts à faire des concessions, à trouver des alternatives. Mais nous étions face à des ministres qui se contentaient d’écouter sans faire preuve d’une volonté d’agir », affirme Souissi. Le sit-in s’est donc poursuivi jusqu’au 03 avril. Les heurts du 04 avril entre protestataires et forces de l’ordre ont laissé planer une forte tension à Kerkennah. Ils ont également transformé la crise sociale en crise sécuritaire.

Réponse sécuritaire à une crise sociale

Douilles de bombes lacrymogènes tombées dans la cour de la maison de Mohsen Khanfir

« Occupation », « invasion », « militarisation », des termes redondants dans les déclarations des habitants de Kerkennah au sujet des renforts policiers qui ont débarqué sur l’archipel. « Ils nous ont attaqué à 2h du matin en lançant des bombes lacrymogènes dans les maisons et en criant « Vive la Tunisie ! ». Sommes-nous étrangers à ce pays ? Sommes-nous des terroristes ? », se demande Aicha, une mère quadragénaire, encore sous le choc. Mohsen Khanfir, retraité de l’enseignement secondaire, a inhalé du gaz lacrymogène, « pour la première fois de ma vie », dit-il. « Je dormais. Il y avait ma femme, mon beau-frère et ma belle-mère atteinte d’Alzheimer. Nous étions asphyxiés. Une nuit d’horreur », déplore Mohsen en montrant les douilles de deux bombes lacrymogènes tombées dans la cour de sa maison. « Moi, j’en ai sept à la maison », nous interrompt un adolescent, avant de partir en courant pour les ramener. Une foule ne tarde pas à se rassembler. Une femme surgit en tenant un enfant de 12 ans par la main et commence à montrer des bleus sur son dos. « A son âge, il ne représente aucun danger. Pourtant, les coups de matraque ne l’ont pas épargné », clame-t-elle. Alors que le communiqué du ministère de l’intérieur du 04 avril recense un blessé, deux bus et deux voitures de la police vandalisés. Toutefois il reste difficile de déterminer le nombre de blessés parmi les protestataires et autres habitants de Mellita. « Les victimes de la violence policière avaient peur de se déplacer à l’hôpital régional. Ils craignaient se faire arrêter à leur arrivée. Il y a même un manifestant dont l’écorchure au niveau de la tête a été cousue là-bas sur le trottoir », raconte Rim avec amertume, en pointant du doigt un coin prêt d’une épicerie de l’autre côté de la rue.

« Ils nous tabassent et vont dormir dans des hôtels. C’est du jamais vu. Ils nous répriment et se nourrissent de poulpes et de poissons, le fruit de notre labeur », s’exclame Jomaa, un diplômé universitaire converti en marin-pêcheur, le temps de trouver un travail en rapport avec sa spécialité. Versant de l’huile sur le feu, l’hébergement des renforts policiers dans 5 hôtels à Kerkennah et non pas dans des institutions publiques comme le Centre d’hébergement et de stages situé à Remla. Une rumeur court parmi les habitants que c’est Petrofac qui a pris en charge les frais. « Nous ne prenons en charge que la nourriture. On le fait conformément à nos accords avec l’Etat », clarifie Imed Derouiche, directeur général de Petrofac en Tunisie.

A Remla, la Place du martyr Slim El Hadhri s’est transformée en agora

Intox centralisée et mutisme des autorités locales

Après avoir emprunté la piste, retour à la route asphaltée après Mellita, peu avant notre arrivée à Remla, escale au district de police situé au village de Ouled Bouali. Le chef du district refuse de nous accorder une déclaration malgré notre insistance. Idem pour les autres responsables sécuritaires présents. Ils nous renvoient au porte-parole du ministère de l’Intérieur, Yasser Mosbah, l’homme dont les déclarations ont alimenté la tension. « Les participants aux sit-in ont barré la route et n’ont pas accepté de négocier avec les forces de sécurité pendant 5 heures », a-t-il, par exemple, déclaré à Hakaek Online, le 04 avril. Or, les deux représentants locaux des organisations qui tentent d’encadrer la contestation, l’UGTT et l’UDC, affirment n’avoir pas été sollicités pour négocier, malgré leur prédisposition. « Nous divergeons avec les protestataires sur le choix de leurs actions mais nous soutenons leurs revendications tout à fait légitimes. Nous sommes toujours ouverts au dialogue. Nous en avons besoin au moment où notre centaine d’adhérents parmi les salariés de Petrofac sont affectés. Les 55 employés de KGS, la boite de sous-traitance chargée de la sécurité de Petrofac, aussi. Mais nous n’avons pas été contacté », dément Mohamed Ali Arous, secrétaire générale du bureau local de l’UGTT.

A Remla, la Place du martyr Slim El Hadhri s’est transformée en agora. Dans les cercles de discussions improvisées, la colère gronde contre les déclarations de Yasser Mosbah. « Il nous décrit comme des sauvages. Il ment », dénonce Saber Sassi, un diplômé chômeur qui a suivi des études de tourisme. Les groupes éparpillés n’ont pas tardé à se regrouper dans une marche vers le siège de la délégation, à quelques centaines de mètres. Cinq représentants parmi les manifestants ont réussi à accéder au bureau du délégué. Le plus haut responsable de l’Etat sur l’archipel se montre à l’écoute mais incapable de répondre aux nouvelles revendications de la population : La libération des quatre détenus, le retrait des renforts policiers et le retour à la table des négociations. « Je ne peux rien faire. Je vais transmettre vos revendications », se contente-t-il de leur répéter, tout en refusant de nous accorder une interview. Les autorités locales s’avèrent aussi impuissantes dans la communication que dans la prise de décision. Que des exécutants.

Imed Derouiche devenu ennemi public

Imed Derouiche, le directeur général de Petrofac
Imed Derouiche, le directeur général de Petrofac

« Jusqu’à présent la police n’a fait qu’appliquer la loi. D’ailleurs, je salue les forces présentes à Kerkennah pour leur sang-froid. Aucun des protestataires et des citoyens n’a été blessé », lance le directeur général de Petrofac, le 04 avril, sur Mosaïque Fm. Et d’ajouter : « La police n’est pas uniquement présente pour mettre fin au sit-in de Petrofac. Il y a d’autres problèmes comme la drogue et des jeunes recherchés pour des délits de droit commun ». Malgré le fait que cette radio n’est pas captée à Kerkennah, ces déclarations, qui ont trouvé leur chemin vers l’archipel via le net, ont provoqué l’indignation des Kerkenniens. « La plupart signent et rentrent. Ils se font un complément de salaire. Pour certains, c’est un travail fictif », martèle Derouiche sur la même radio. L’homme est désormais perçu par les habitants de Kerkennah comme l’archétype du riche chef d’entreprise diabolisant les laissés-pour-compte, tout en étant soutenu par les médias et la police. Un regard renforcé par le fait que les initiales du directeur général figurent dans le rapport de la Commission Nationale d’Investigation Sur les Affaires de Corruption et de Malversation (CICM), faisant la lumière sur un réseau de transferts financiers illicites lié à l’entreprise (p. 297).

Loin des tensions de Kerkennah, dans son bureau perché au 4ème étage d’une bâtisse de la capitale avec vue imprenable sur le Lac de Tunis, Imed Derouiche nous explique : « Nous avons mis un terme aux virements en décembre 2015. Cette affaire est symptomatique d’un sérieux problème de gouvernance. J’ai été informé de détournements depuis fin 2014. J’ai demandé des éclaircissements au gouvernorat de Sfax qui gérait ce fond. Je n’en ai eu aucun ». Confronté à ces propos, Ahmed Souissi affirme que ce n’est qu’ « une minorité ». « Les absences sont liées à des soucis de santé et des cas de grossesses difficiles », justifie-t-il. Quant à Rim, elle rappelle que « certains établissements comme la STEG et Tunisie Telecom ont, au départ, refusé d’embaucher certains bénéficiaires parce qu’ils n’étaient pas assurés pour exercer ». « Ils ont été ensuite rattaché à d’autres administrations publiques », affirme-t-elle.

Le champ de production gazier de Petrofac

Absence d’une stratégie de développement

L’esprit vif et les regards alertes, les Kerkenniens semblent être largement solidaires. Ce qu’ils ont perçu comme une « occupation » policière, a généralisé la contestation sur l’archipel. Les déclarations médiatiques des responsables sécuritaires et gouvernementaux ainsi que celles du directeur général de Petrofac ont conduit à un pourrissement du climat social. Entre les autorités locales et régionales qui jouent l’autruche et le pouvoir central qui abuse de réponses sécuritaires à des crises sociales, Kerkennah se retrouve otage de l’absence totale de vision stratégique pour développer l’île. Ici, le taux de chômage est de 5,5%. Certains projets touristiques annoncés depuis près d’une décennie tardent à se mettre en place, dont celui de Sidi Founkhal. L’Etat a déjà annoncé en 2008 la création d’une société d’études, de développement et d’aménagement touristiques des îles Kerkennah ayant pour mission de concrétiser ce projet qui n’a toujours pas vu le jour. Cette zone de tourisme écologique a été aussi évoquée par le ministère de tutelle en août 2014, durant le mandat d’Amel Karboul. Rien n’a concrètement été fait. « Ils tuent le tourisme ici. Ils veulent nous pousser à migrer. C’est pour en faire une zone d’exploitation gazière et pétrolière », regrette Saber Sassi.

A l’approche du crépuscule, le soleil plonge dans la mer derrière les palmiers. Un pourpre éclatant embrase l’archipel. Aujourd’hui, Kerkennah est à la recherche d’une sérénité égarée entre forages pétroliers, jeunesse désabusée et Etat désengagé.