Le Festival Doc à Tunis a offert, pour sa dixième édition, du 20 au 24 avril, un riche éventail de 16 films, 8 étrangers et 8 tunisiens, tous de nature à élargir l’horizon des spectateurs, dans un pays ou le langage de la révolution n’est pas que des idées ou des discours mais aussi et surtout des images.

En ouverture, Fuoccoamarre de Gianfranco Rosi qui a obtenu l’Ours d’or à la Berlinale 2016, salué par une critique unanime. Fuoccoamarre, le feu à la mer, est le titre d’une chanson de Lampedusa racontant l’incendie d’un bateau bombardé dans le port de l’île en 1943. Aujourd’hui la Méditerranée est de nouveau en feu, elle est devenue le cimetière de dizaines de milliers d’hommes de femmes et d’enfants. L’Europe est atteinte du syndrome de l’œil paresseux, comme le jeune Samuele, petit fils de l’auteur de la chanson emblématique du film. « Un homme qui est un homme ne peut rester à regarder », dit le médecin Pietro Bartolo, confronté, chaque jour, à la tragédie des harragas morts, mourants et rescapés et qui depuis hantent ses nuits.

De jeunes Nigérians enfermés dans le Centre d’identification et d’expulsion (CIE) de Lampedusa, racontent leur odyssée dans une prière chantée, à la fois gospel et rap. A capella, ils se relayent pour réciter leur fuite de la guerre, les mois d’errance dans le désert, endurant soif et faim, l’arrivée en Libye où ils subissent torture et prison avant de prendre la mer, nouvel épisode d’une souffrance qui semble sans fin. Ce chant funèbre résonne à travers tout le continent, livré à la prédation.

Les souffrances du Sud font la richesse du Nord

Le Congo n’en finit pas de payer le prix des richesses de son sous-sol. « Un médecin ne doit pas s’habituer à ses horreurs », affirme le Dr Denis Mukwege, le gynécologue-obstétricien congolais auquel est consacré le film de Thierry Michel et Colette Braeckmann, L’homme qui répare les femmes.  L’hôpital de Panzi, qu’il dirige, a soigné durant une vingtaine d’année, près de quarante milles femmes et filles victimes de viols de guerre, atrocement mutilées.

La guerre au Sud-Kivu, conséquence directe du génocide rwandais de 1994, a vu le viol massif se développer comme arme de guerre. Comme le film le montre bien, toutes ces horreurs ont une origine : la chasse au coltan, ce minerai qui entre dans la composition des puces de nos portables. Nous avons tous dans la poche une tache de sang congolais, semblent nous dire les auteurs du film.

Témoin de l’horreur du génocide rwandais – « sur 150 kilomètres de route, que des cadavres »  -, Sebastião Salgado raconte : « Je jetais mon appareil photo pour pleurer ». Ce grand photographe brésilien est le héros du film Le sel de la terre, réalisé par Wim Wenders et son fils Juliano Ribeiro Salgado. Un grand film qui devrait entrer dans tous les programmes d’éducation à l’image. Toute l’épopée de Salgado est reconstituée, illustrée par ses extraordinaires archives de photos noir et blanc, depuis sa naissance dans une ferme d’élevage de l’État du Minas Girais jusqu’à son retour pour y replanter deux millions d’arbres. Fatigué des guerres, des famines et autres catastrophes provoquées par les hommes. Pendant dix ans, il n’a capté que des images de la nature, pour un projet appelé Genesis.

Sur les fronts de guerre et de conflit, les nouvelles générations ont pris la relève, pour témoigner et filmer la mort en face. War reporters, de Mohamed Amine Boukhris, est un film trépidant sur cinq reporters photographes de guerre dont deux sont morts, entrant ainsi eux-mêmes dans l’histoire : Lucas Mebrouk Dolega, tué par la police sur l’avenue Bourguiba le 14 janvier 2011 et Rémi Ochlik, tué par l’armée syrienne à Homs le 22 février 2012. Rémi avait auparavant couvert les révolutions tunisienne et libyenne. Après des études de cinéma, Mohamed Amine, 29 ans, est entré dans cette aventure à l’agence Associated Press en janvier 2011, puis a décidé de suivre ses collègues à travers le monde arabe en ébullition. Son film est utile, car il tend un miroir à ces producteurs d’images, alimentant ainsi leur réflexion et la nôtre.

À une époque où la photo était à ses débuts, les événements historiques étaient illustrés par la peinture et la gravure. Les images de la conquête coloniale de la Tunisie illustrent le film de Tarek Ibrahim, Protectorat 1881. Un film pédagogique reconstituant cette conquête au jour le jour, dans un récit ponctué par des performances chorégraphiques et textuelles de la danseuse et actrice Sondes Belhassen, dont les petites phrases apportent une distance ironique par rapport aux événements.  La citation en exergue du film aurait pu servir de fil rouge à tout le festival :

Le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est “propagée”; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontré sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire. Aimé Césaire, Discours sur le Colonialisme, 1950.

Doc à Tunis a une fois de plus apporté la preuve éclatante que le documentaire n’est pas un genre mineur ou un parent pauvre du cinéma. Les premiers films de l’histoire, ceux des frères Lumière comme ceux de Samama Chikli en Tunisie ont été des documentaires. Les documentaristes du XXIème siècle nous font revenir aux sources et nous reposent la question : qu’est ce que le cinéma ?