L’agenda de la décentralisation s’accélère. Depuis hier mercredi, l’Assemblée examine en plénière le projet de loi visant à arrimer la loi électorale de 2014 aux exigences des élections municipales. Le 25 mai, Youssef Chahed, ministre des Affaires locales, annonce la généralisation du système communal sur l’ensemble du territoire national. Les 3 et 4 juin, le ministère des Affaires locales et le Centre de formation et d’appui à la décentralisation s’allieront au think tank, l’Arab Institute for Democracy, pour organiser une conférence nationale autour du projet du code des collectivités locales. Ce texte de plus de 350 articles,  est encore aux mains de l’Exécutif. Selon Youssef Chahed,  «  l’ébauche a été revue plus de 15 fois, suite à des concertations et propositions de la société civile, ce qui explique d’ailleurs  le retard de son dépôt à l’Assemblée ».

Un découpage technique ?

Multipliant les apparitions médiatiques, le ministre des Affaires locales qui tient à rappeler à chaque fois l’impératif constitutionnel du chapitre 7, relatif au pouvoir local, semble pressé. La feuille de route établie par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE)  échelonne son agenda par des délais butoirs. Avec des élections municipales prévues pour le 26 mars 2017, la généralisation du système communal à 350 municipalités a dû prendre effet avant la fin de mai 2016 – ce qui a été fait-, pour permettre par la suite la finalisation de la loi électorale vers juillet 2016 et le début des enregistrements des électeurs à partir de la fin du mois d’aout 2016.

Loin de l’enthousiasme du ministre et de son département, des associations de la société civile sont sceptiques et critiques.  Dans un communiqué publié le 31 mai, l’association Albawsala dénonce l’exclusion de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de l’opération du découpage territorial. «  La communalisation de l’ensemble du territoire avant l’adoption du code des collectivités locales n’a pas permis à l’ARP de délibérer sur la méthode de cette communalisation, ni de discuter d’une manière transparente et objective des critères de ce découpage ». Albawsala a d’ailleurs déposé une demande d’accès à l’information auprès du ministère des Affaires locales, lui demandant les études techniques et les critères relatifs  au découpage des nouvelles communes.

Sur ces critères de découpage, Mokhtar Hammami, directeur général des collectivités locales, avance des arguments techniques pas toujours intelligibles. «  Il s’agit d’un découpage technique, basé sur des indices scientifiques et objectifs » assure-t-il en les énumérant : l’indice géographique, l’indice démographique,  l’indice de l’inclusion, ou encore celui du développement régional. Selon Mokhtar Hammami, durant deux années,  8 équipes pluridisciplinaires, incluant entre autres des topographes, des géographes et des statisticiens ont sillonné le territoire pour procéder à ce découpage qui  s’est basé sur le système administratif actuel ; celui des gouvernorats, délégations et Imadas.

L’enjeu politique

La communalisation de tout le territoire est une condition constitutionnelle aux élections municipales. L’ISIE se basera sur le découpage communal pour la coupe des circonscriptions électorales afin de procéder par la suite à l’enregistrement des électeurs. Des craintes et des soupçons de calculs qui favoriseraient les intérêts de certains partis politiques lors du découpage communal se font entendre dans les coulisses politiques et les médias. Confronté à ces soupçons d’ingérences politiques, Youssef Chahed, membre du parti vainqueur des dernières élections, balaie d’un revers de la main tout calcul politique ou électoral.  « Techniquement, il est impossible de connaitre les orientations politiques des citoyens que nous visons, et qui vivent dans des régions reculées » riposte-t-il, en avançant un idéal de développement où prime le service du citoyen.

La Tunisie dispose pourtant d’une connaissance du comportement électoral de sa population ; une connaissance cumulée à la suite des élections de l’Assemblée constituante de 2011 remportées par Ennahdha, des législatives de 2014 que Nidaa Tounes a gagnées et des deux tours du scrutin présidentiel. Les résultats de ces élections successives ont permis à l’ISIE aux acteurs politiques et des sondeurs de l’opinion publique d’observer de près les affinités politiques et l’évolution des choix des électeurs dans 10.567 bureaux de vote couvrant l’ensemble du territoire de la République ; des grandes villes, jusqu’aux contrées les moins peuplées.

Mais si le ministre de Nidaa Tounes insiste sur la technicité de son projet, en expliquant les retards accusés par la complexité et l’ampleur de la mutation territoriale, plusieurs observateurs du débat public n’ont cessé de mettre sur le devant de la scène l’enjeu politique et électoral de la réforme que ce soit au niveau de la communalisation ou durant les étapes qui s’en suivront : l’adoption du code des collectivités locales, la mise en place effective des municipalités, l’organisation des élections municipales…

Pour Alia Gana, directrice adjointe de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), « les hésitations des pouvoirs publics révèlent les dimensions politiques et les enjeux électoraux liés à la réformes de l’organisation territoriale ».  Responsable d’un projet de recherche action ; « l’observatoire territorial de développement de Siliana », la chercheuse part du terrain pour exposer les défis d’une réforme où interfèrent le spatial, le culturel, l’historique, le social, l’économique et le politique. Lors d’un récent colloque organisé par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), elle a rendu compte des résultats des travaux exploratoires menés auprès des acteurs publics, privés et associatifs à Siliana.  Son équipe de recherche a pu en effet constater la méfiance et le scepticisme da la majorité de ces acteurs quant à l’autonomie des communes et la communalisation des zones rurales.  « Les priorités sont ailleurs, elles sont les dettes des agriculteurs, l’accès au foncier, le développement l’infrastructure et la création d’un environnement favorable à l’investissement».

Des entretiens avec les syndicalistes ont montré que l’UGTT se soucie du modèle du développement lequel devrait dépasser l’approche sectorielle et l’implantation de projet industriels qui s’appuient essentiellement sur la mobilisation d’une main d’œuvre non qualifiée, payée au rabais. Les représentants patronaux se préoccupent plutôt « des risques qui seraient liés à la maturité politique insuffisante de la population, qui seraient susceptibles de favoriser des intérêts politiques et de se traduire par le renforcement de groupe de pouvoir locaux »

En somme, Alia Gana insiste que décentralisation ne conduit pas nécessairement à la démocratie locale et participative, « la décentralisation peut également renforcer des nouveaux pouvoirs à l’échelle locale, des nouvelles hiérarchies sociales et des nouveaux phénomènes d’accaparement des richesses par des acteurs économiques et politiques influents », souligne-t-elle.