Il y a quelques semaines, le ministère de l’Intérieur publiait un communiqué où il nous promettait de traquer certains comportements particulièrement inconvenants durant le mois de Ramadan : jeux de hasard, vente d’alcool au marché noir, trafic de drogue et sans doute un tas d’autres choses abominables que le communiqué officiel ne mentionne pas. Je ne vous cache pas ma déception. Depuis ce communiqué, en effet, c’est le silence total. Chaque jour que Dieu fait, le ministère de l’Intérieur nous signale une flopée d’interpellations de présumés terroristes, la découverte de caches d’armes, des projets d’attentats déjoués, des bombes désamorcées, des régions pacifiées. Par contre, on ne nous donne aucune information concernant la campagne annoncée contre les tristes individus qui ne respectent pas les bonnes mœurs. Pas le moindre petit trafiquant sous les verrous ? Allons donc ! Et les consommateurs d’alcool ? J’ai du mal à croire qu’aucun d’entre eux n’ait été repéré par nos services de police. Il suffirait pourtant de suivre à la trace un type qui a acheté des sachets de glaçons. On se doute que ce n’est pas pour calmer une migraine tenace !

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Pas un seul adolescent en train d’engloutir un mille-feuille XXL dans un lieu public ? Pas une seule jeune fille au déhanchement trop suggestif à sermonner ? Pas le moindre fonctionnaire surpris en train d’écraser subrepticement une cigarette sur le pas de sa porte avant d’aller dormir au bureau ? Tout au long de l’année, dans nos jardins publics, surtout quand il fait beau, il suffit de secouer un arbre pour qu’en dégringolent trois ou quatre jeunes couples qui n’échangeaient pas que des propos sur la situation politique mondiale. J’admets volontiers qu’au mois de Ramadan ils se font plus discrets. Mais quand même, il doit sûrement y en avoir quelques uns qui outrepassent les règles de la prudence. On devrait bien pouvoir interpeller ne serait-ce qu’un présumé couple composé d’une présumée jeune femme et d’un présumé jeune homme se contant « présumément » fleurette à l’ombre d’un présumé buisson ! Loin de moi toute intention malveillante à l’encontre de nos braves agents de l’ordre chargés d’assurer le respect des bonnes mœurs, mais peut-être qu’ils ne disposent pas des moyens adéquats pour mener leur tâche à bien. En attendant l’installation des caméras de surveillances promises, le législateur ne pourrait-il pas étendre à la lutte contre la corruption des mœurs le principe citoyen de la délation qui figure dans le projet de loi contre la corruption ? On pourrait même prévoir que tout citoyen délateur se voit attribué une petite prime en remerciement des services rendus à la nation.

Mais on peut mieux faire encore. Partant du louable principe philosophique au fondement de la loi antiterroriste selon lequel « qui vole un œuf, vole un bœuf », ne conviendrait-il pas d’intégrer la brigade des mœurs au sein des services chargés de la lutte antiterroriste ? Un attentat à la pudeur n’est-il pas d’abord un attentat ? Un petit attentat, certes, mais un attentat.

Du temps de Bourguiba, je me souviens, au courant des années 1970 si ma mémoire n’est pas trop mauvaise, il est arrivé deux ou trois fois, au Combattant suprême – que les Français trouvent « super » parce qu’il a bu du jus d’orange pendant le mois de Ramadan – de lâcher publiquement des propos comminatoires contre les jeunes gens aux cheveux trop longs et les jeunes filles aux jupes trop courtes. Aussitôt, au ministère de l’Intérieur, c’était la mobilisation générale. Des jeunes chevelus étaient arrêtés en masse. On leur pratiquait des tonsures ridicules sur le crâne, trois bandes parallèles, avant de les relâcher. Quant aux jeunes filles qui se baladaient les genoux découverts, il paraît – mais je ne peux pas en attester – que leurs petites jupes étaient d’abord cisaillées par des agents spécialistes puis leurs jambes enduites de goudron. Ce n’était en vérité que modérément dissuasif. Mais l’objectif était sans doute ailleurs. Comme l’est probablement l’intention qui a motivé la campagne pour la préservation des bonnes mœurs au cours de ce mois de Ramadan.

Quoi qu’il en soit, puisque cette opération a été lancée, nous, les simples citoyens, nous apprécierions d’être tenus au courant. Et si le ministère de l’Intérieur a publié un nouveau communiqué sur la question, il serait bon que les médias en fassent la publicité. J’espère, pour conclure, qu’un militant de gauche, fatigué de tirer le diable par la queue, soucieux de moderniser l’Etat et de développer l’esprit de la citoyenneté dans la tête des Tunisiens, aura l’idée de constituer une belle ONG, financée par l’Union européenne, une ou deux institutions américaines et des tas de fondations internationales, pour revendiquer plus de transparence dans la lutte contre le terrorisme des mœurs délétères.