Google street view vient compléter Google maps, un service de géolocalisation augmenté par des images prises depuis l’espace. Le nouveau service descend sur terre. Aux clichés aériens, s’ajoutent des images plus précises, voire plus intimes. C’est une phase d’expansion qui dépasse la configuration web vers le catalogage de chaque pâté de maison de plus près. La Tunisie a récemment adhéré à ce projet. Décryptage.

Le ministère s’est gardé de répandre la nouvelle, mais Google street view a bien atterri en Tunisie. Il est question de capturer des clichés des rues de nos villes pour compléter Google maps. Nos équipes ont collaboré avec la firme Google sur plusieurs projets notamment Special collect.Noomane Fehri, ministre des Technologies de la communication et de l’ économie numérique

En annonçant la nouvelle au micro d’Express Fm, le 15 juillet 2016, Noomane Fehri, ministre des Technologies de la communication et de l’ économie numérique, a tenu à remercier le ministère de la Défense et le ministère de l’Intérieur pour leur « aide précieuse ».

Google street view sous la loi de 2004

« Dans ce cadre, Google s’est conformé aux dispositions de la loi de 2004 et a entrepris de demander une autorisation auprès de l’Instance nationale de protection des données personnelles [INPDP] » précise Chawki Gaddes, président de l’instance.

Dans la conférence de presse du 30 mai 2016, sous l’œil de Nawaat, monsieur Gaddes atteste ne pas avoir l’appui du gouvernement ni celui de la société civile, nécessaire à une protection substantielle de la vie privée. Cette autorité de contrôle dont il est lui-même le président est d’autant plus pauvre en ressources humaines et matérielles. Cette réalité compromet la crédibilité de l’instance à garantir une expertise effective en matière de protection des données à caractère personnel face à l’habilitation de la technologie street view.

La loi organique n° 2004-63 du 27 juillet 2004 portant sur la protection des données à caractère personnel pose également problème : monsieur Gaddes estime que la législation « n’est pas conforme aux normes internationales relatives à la protection des données ». L’article 51 de la loi comporte des conditions sur le transfert de données sur le plan international mais il « ne traite pas du problème de la diffusion des données publiques, absente du texte de 2004 », indique le président de l’INPDP.

Concrètement, dans son projet de réforme de la loi 2004-63, Chawki Gaddes précise dans son rapport final que la « Tunisie est de niveau non adéquat de protection des données (pays disposant toutefois d’une autorité de contrôle) ».

Protection de la vie privée : entre les lois et la réalité

Farida Labidi, ancienne présidente de la commission des droits et libertés à l’Assemblée constituante et actuellement membre de l’INPDP explique que la loi 2004-63 n’est pas en totale cohésion avec l’article 24 de la constitution tunisienne qui stipule que « L’État protège la vie privée, l’inviolabilité du domicile et le secret des correspondances, des communications et des données personnelles ». « Il est difficile de garantir une protection effective de la vie privée sans les prédispositions adéquates en matière de ressources humaines et de cadre juridique, l’INPDP n’en dispose pas » révèle-t-elle.

Ces écarts posent un réel problème quant à la fiabilité de l’Etat à garantir une protection crédible face à l’intrusion de Google street view dans nos vies quotidiennes. Pourtant, la première phase de Google street view consistant à créer une base de données préliminaire a été bouclée le jeudi 4 août 2016, selon la page Facebook du Ministère.

Violation de la vie privée pour le développement des services Google

La navigation en temps réel sur les services proposés par Google street view est des plus sophistiquées. Et pour cause, en plus des caméras, les véhicules qui photographient les rues sont équipés d’un autre dispositif. Cet appareil récupère en même temps des informations personnelles via wifi, en vue d’optimiser le système de géolocalisation et de fournir des données de navigation plus précises. Le programme a été élaboré par « engineer doe », Marius Milner de son vrai nom, un hacker employé chez Google. Mais épier le trafic numérique des réseaux Wifi domestiques, collecter des mots de passe, sauvegarder des URL et autres données strictement personnelles ne sont, pour le vice-président de Google Alan Eustace, qu’ « une erreur, une inadvertance ».

Le géant multinational a néanmoins admis avoir collecté des données privées suite au scandale « Wi-Spy ». En effet, aux chefs d’accusation, la compagnie a répondu que des fragments de données ont été collectés. C’est avec ces nouvelles informations que l’affaire a éclaté, conduisant à l’ouverture d’enquêtes par des experts des commissions fédérales américaines et une longue série de poursuites judiciaires. Tout au long de ces investigations, Google reconnait peu à peu avoir récupéré plus que des bribes : mots de passe d’utilisateurs, contenus de messagerie électronique, vidéos privés, communications téléphoniques strictement personnelles. La firme explique que cette « erreur » aide justement à consolider les services basés sur la géolocalisation, notamment Google earth, maps et street view.

Depuis 2008, plus de 12 pays ont enquêté sur les pratiques de Google. Au moins 9 d’entre eux ont constaté que la compagnie violait leurs lois relatives au renseignement. Après une longue série de poursuites judiciaires, la compagnie a dû payer : $25.000 pour la commission fédérale des communications [FCC] aux Etats-Unis, €100.000 pour le gouvernement français, €145,000 pour le gouvernement allemand et 1 million d’€ de dommages et intérêts pour le gouvernement italien.

De la poudre aux yeux à 360°

En Tunisie, les médias locaux applaudissent la technologie. Il s’agit pourtant d’un service de visibilité à double tranchant. Pour eux, Google a favorisé le pays de tout le monde arabe puisque la Tunisie, contrairement au Liban, l’Egypte et la Jordanie, a reçu des véhicules équipés d’une caméra de visualisation 360° permettant une vue d’ensemble.

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La Tunisie n’a toujours pas adhéré à la Convention 108 du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, confirme à Nawaat Isabelle Koenig, du bureau des traités du Conseil de l’Europe, le 18 août 2016. Néanmoins, Google a pu bénéficier des autorisations nécessaires, les 6 et 13 mai. Les véhicules de Google ont d’ores et déjà commencé à sillonner les rues du pays. Entre temps, les irrégularités des textes juridiques, notamment la loi 2004-63 et les insuffisances dont patît l’INPDP persistent. L’Etat n’est donc pas en mesure de garantir une protection effective et globale de la vie privée.