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« C’est mon ami et j’en suis fier », a affirmé le propagandiste Borhen Bsaies au sujet du lobbyiste Chafik Jarraya depuis son siège de chroniqueur dans l’émission  Attessia Massa’an  du lundi 31 octobre. Depuis son passage dans  Liman Yajroo Faqat  du dimanche 23 octobre, Jarraya est au cœur d’une polémique où il est accusé de diffamation à l’encontre des journalistes et suspecté de corruption après avoir déclaré qu’il a « acheté tous les journalistes ». Dans un communiqué publié lundi 24 octobre, le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) a appelé « les appareils de l’Etat à appliquer la loi » tout en exprimant « son étonnement de l’impunité dont il bénéficie ». Le lendemain, le parquet a ouvert une instruction sur la question. Le jour même, plus d’une centaine de journalistes s’est mobilisée pour porter plainte contre Jarraya. Pour sa part, ce lobbyiste a publié, lundi 25 octobre un communiqué où il qualifie ses propos de « plaisanterie sortie de son contexte ».  Or, Jarraya n’est pas à sa première attaque contre les journalistes, ni sa première sortie médiatique sur un terrain acquis à sa cause.

Calomniateur multirécidiviste et impuni

Fin novembre 2013, Chafik Jarraya a traité le journaliste de l’Agence France-Presse (AFP), Mounir Souissi, d’ « espion » et d’ « agent des renseignements français » lors d’une conférence de presse du parti libyen Al-Watan, dirigé par son ami Abdelhakim Belhaj. En mars 2015, il a traité le chroniqueur Sofiane Ben Hmida d’«agent de Kamel Letaief » dans  Al Yawm Al-Thamen  quand le journaliste a évoqué des affaires de corruption impliquant Jarraya. Invité de Labes  sur El Hiwar Ettounsi, le 10 mai 2015, il a fustigé des « hommes de média mercenaires ». D’ailleurs, dans la même émission, il a réagi à Naoufel Ouertani qui lui a dit « vous financez des journalistes sous la table » en rétorquant « comme les Emirats donne de l’argent à beaucoup de journalistes ici ».

Toujours dans le même numéro de Labes, Jarraya a affirmé qu’il entretient des rapports avec certains professionnels des médias qui lui permettent d’être pistonné. « Fin 2012, j’ai rencontré un journaliste ami, technicien à la télé (sic), et je lui a dit que j’ai une situation de déclassement de terrain en suspens. Il a appelé Selim Ben Hmidane  [à l’époque ministre des Domaines de l’Etat ] et m’a arrangé une rencontre avec lui », raconte-t-il. En juin 2015, une vidéo fuitée de la rencontre de Jarraya avec des personnalités libyennes proches du gouvernement illégitime de Tripoli a révélé son incitation et ses calomnies contre des acteurs médiatiques tunisiens. De quoi susciter l’indignation du SNJT qui a appelé le ministère public à ouvrir une instruction, puis, porté plainte, sans suite jusqu’à l’heure qu’il est comme le précise un communiqué daté du 27 octobre.

Solidarité décomplexée des amis de Jarraya

Une certaine solidarité entre figures médiatiques « amies » de Jarraya, selon leurs propres dires, est exprimée sans complexes. Ainsi, Bsaies a critiqué, lundi, dans  Attessia Massa’an  l’évocation de Samir El Wefi par le communiqué du SNJT. « Il ne manque plus que vous lui prépariez son conducteur », a-t-il lancé à Youssef Oueslati, membre du bureau exécutif du SNJT. Prévisible, puisque Samir El Wefi est également une vieille connaissance de Jarraya. « J’ai connu Samir El Wefi en 2000 […]. Nos rapports se sont poursuivis jusqu’aujourd’hui. Je le considère comme mon fils, mon frère cadet, mon ami », se confie le lobbyiste dans Labes en mai 2015. A l’époque, Chafik Jarraya a été invité à réagir car son nom a été évoqué dans l’affaire qui a opposé l’homme d’affaire Hamadi Touil à Samir El Wefi, alors en détention. L’animateur a finalement été condamné à 3 mois de prison ferme pour escroquerie. Le parti pris de Jarraya a été clair, assez pour afficher son hostilité à Hamadi Touil qu’il qualifie de « gros poisson » tout en se présentant comme « un petit poisson ». Dans la même émission, il évoque Ramzi Bettibi, activiste et éphémère collaborateur viré de Nawaat, comme son « ami ».

“Copain”, annonceur et bailleur

Dans un milieu journalistique sous influence, Amine Mtiraoui, chroniqueur de vidéo-gags sur Nessma, s’affiche sur les réseaux sociaux avec son « ami » Jarraya. Lors d’un passage diffusée lundi 24 octobre, Mtiraoui, ancien membre de la campagne de Caïd Essebsi aux présidentielles et de Mahmoud Baroudi aux législatives, prend clairement le parti de Samir El Wefi et Chafik Jarraya contre le SNJT. Mais cette manière d’assumer le copinage ne date pas d’aujourd’hui. Jarraya a déjà reconnu être le bailleur du journal « Ourabia » et s’est félicité de son amitié avec Safi Said, dès sa première grande sortie médiatique chez Samir El Wefi dans « Essaraha raha » du 23 février 2013 sur Hannibal Tv. Niant tout rapport avec le journal  Al-Massaa , il affirmait sans gêne : « Chaque fois que j’ai attaqué quelqu’un, je l’ai insulté dans le journal Al Waqaea » (hebdomadaire fondé et dirigé par Mohamed El May). D’ailleurs, Safi Said a précédemment déclaré dans Labes en 2013 : « Chafik Jarraya est mon fils. Je l’ai aidé à faire fortune ». A part ces « amitiés », le lobbyiste à la mauvaise réputation entretient d’autres rapports avec certains journaux, comme Al-Massaa. « J’aime bien Al-Massaa. Quand je l’ouvre, ça me fait plaisir. J’apprécie bien Althawra News et Al Masaaa. J’aime la presse des égouts. (…) J’y suis annonceur », a déclaré Jarraya sur Mosaïque Fm le 09 octobre 2015.

Nabil Karoui, un allié qui « épaule son ami »

« L’amitié et la virilité », sont les rapports qui lient Nabil Karoui à Chafik Jarraya, selon les dires de Nabil Karoui dans une interview donnée sur sa propre chaîne le 19 mai 2015, en pleine crise de Nida Tounes. « Concernant Chafik Jarraya, les intérêts qui me lient à lui ont fait notre amitié. (…) Un ami doit soutenir son ami », précise le fondateur de Nessma qui occupait, à l’époque, la responsabilité de président directeur général de la chaîne privée.  Justement, les deux amis « se sont soutenus » durant la crise de Nida Tounes, notamment en faisant de Nessma l’organe de propagande de leur clan. Un soutien qui a suscité la colère de 100 membres du comité exécutif et du conseil national de Nida Tounes qui ont condamné l’immixtion de Karoui et Jarraya dans les affaires du parti en mars 2015.

Les deux hommes se sont attirés les foudres du clan adverse qui a fini par rendre public des notes d’écoute adressée à la direction générale des services techniques du ministère de l’Intérieur. Dans une communication entre Jarraya et un dirigeant du parti Al-Watan, le lobbyiste assure contrôler plusieurs médias tunisiens dont Nessma, comme le relaye le député de Nida Tounes Walid Jalled, membre de la commission de la sécurité et de la défense à l’Assemblée des Représentants du Peuple. La connexion avec Abdelhakim Belhaj, dirigeant du même parti et ancien combattant au sein d’Al Qaeda, est d’ailleurs pleinement assumée par Jarraya. Lui aussi est son « ami ».

D’ailleurs, ces amitiés ont poussé une équipe de Nessma à accompagner Chafik Jarraya en Libye, en juin 2015. Ce qui a valu au journaliste et au caméraman de la chaîne une convocation à comparaitre devant le bureau exécutif du SNJT pour s’expliquer sur les raisons de ce déplacement. Bien avant, exactement en octobre 2014, les deux hommes ont fait face à un autre ennemi commun, Slim Riahi, autre homme d’affaires dont la fortune soulève beaucoup de questions. Le président de l’Union Patriotique Libre (UPL) et du Club Africain a d’ailleurs porté plainte pour « chantage » contre Nabil Karoui, Ghazi Karoui, Chafik Jarraya et Borhen Bsaies, à l’époque animateur de Ness Nessma News.

Qu’est ce qui peut lier d’amitié un journaliste et un homme d’affaires suspecté de corruption (p.216-219), connecté à des groupes armés libyens et dont le cursus éducatif s’est limité aux études primaires ? Ont-ils des rapports entre « intellectuels » comme Jarraya définit son rapport avec Abdelhakim Belhaj lors de son passage chez El Wefi en 2013 ? « Le journaliste, le présentateur, doivent s’assurer de ce que des intérêts croisés ne mettent pas en cause leur indépendance et leur crédibilité », relève la Charte des antennes de France Télévisions dans sa partie consacrée à la responsabilité individuelle et aux conflits d’intérêt. Mais en Tunisie, nous en sommes bien loin vu l’inexistence de structures rédactionnelles et des chartes dans les chaînes tv tunisiennes. De quoi banaliser le copinage entre détenteurs de capitaux et de simples salariés. Dans un tel contexte, parler d’« achat des journalistes », est-il une approximation maladroite ou un lapsus révélateur ?